La révolution dans l’ère psychopolitique

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La révolution dans l’ère psychopolitique

13 décembre 2006 — Nous revenons sur le commentaire rapide que nous donnions hier dans notre “Bloc-Notes”, sur le sénateur américain (démocrate) Obama. Nous avouons, piteusement sans doute, que nous n’avions prêté aucune attention à la victoire remarquable de ce quasi-nouveau-venu. Ce n’est donc qu’alertés par cet article du Guardian désigné dans cette note que nous nous sommes intéressés au sénateur Obama; essentiellement à cause du passage cité dans notre note, sur l’inexpérience de Obama, que nous mettions en parallèle avec une remarque récurrente chez Eric Zemmour concernant Ségolène Royal, répétée et répétée d’émission en émission par le même Zemmour. (Le passage en question : «Crucially, though, lack of experience is an advantage when those with experience are perceived to have got the US into such a mess.»)

L’idée générale est bien celle-ci : le public en a tellement assez des gens de pouvoir, toujours expérimentés et compétents (type “premier de la classe”, à-la-Alain-Juppé), que l’inexpérience et l’incompétence, marques paraît-il respectivement de Obama et de Royal, deviennent des avantages. Mais, dira-t-on aussitôt, Ségolène est une femme et Obama un black (non, un demi-black ou disons “métis” dans un langage précis, — quoique ces nuances pourraient provoquer une alerte raciste). Nous aurions tendance à répondre : et alors? La réponse viendrait du bon peuple, dans le genre lapalissade cynique : on a assez vu ce que donnent les hommes en général et les WASP (White, Anglo-Saxon, Protestant) en particulier pour ne plus s’effaroucher de telles babioles. Nous irions même jusqu’à penser que, comme dans le cas de l’inexpérimentation et de l’incompétence, la singularité, le sexe dit “faible”, l’appartenance à une minorité, la couleur de la peau (même diluée) au lieu de la peau blanche pourraient devenir un incontestable argument.

D’autre part, il y a des revers à tout cela. Comme disait l’autre, pondérons, pondérons…

• La première réserve est que cette tendance est relativement nouvelle. Il n’y a pas eu, jusqu’ici, dans aucun pays d’importance, et surtout pour cette fonction fondamentale de la présidence, déterminée directement (adoubée) par le peuple et régalienne (faussement, dans le cas US), de candidature répondant à cette étrange tendance de choix paradoxaux ou provocateurs.

• La seconde se déduit de la précédente, sans aucun doute. Elle implique que cette tendance extraordinaire que nous décrivons n’est pour l’instant que “virtuelle” si l’on veut. Elle n’a jamais été confrontée avec la réalité électorale. Elle existe au niveau des sondages, au mieux des intentions. Mais au-delà ?

• Toute cette fragilité se retrouve également, mais d’une façon souvent paradoxale, dans la perception du phénomène. Pour le parti démocrate US, on sait depuis 3-4 ans que Hillary Clinton pourrait avoir, qu’elle a même de fortes chances d’être candidate et qu’elle aurait des chances d’être élue. La puissance de sa position et la très récente apparition de Obama ont fait de sa candidature potentielle quelque chose de complètement convenu, entré dans les prévisions et les mœurs du parti, presque une sorte de “candidature officielle” de l’appareil. Alors : où est l’aspect révolutionnaire de cette candidature ? Qui se souvient aujourd’hui, dans le sens de l’ébahissement par rapport à sa candidature potentielle, que Hillary Clinton est une femme? Pourtant, nous pouvons vous l’affirmer : oui, Hillary est une femme, et si elle était élue ce serait tout de même un événement extraordinaire. Mais non, car plus personne n’en parle puisqu’on fait de la candidature potentielle d’Obama la vraie révolution du moment.

• De même en France… Lorsque Michèle Alliot-Marie remonte les bretelles à l’un ou l’autre en expliquant qu’elle serait une excellente candidate de la droite gaulliste contre Ségolène parce que seule une femme sait riposter à une femme, qui s’exclame vraiment à propos de la question du sexe? Le deuxième tour des présidentielles avec deux femmes? Eh bien non, personne ne s’exclame plus. L’hypothèse est encore improbable mais elle n’est certainement pas impensable. Il y a deux ans, l’hypothèse de deux femmes au second tour eut fait hurler de rire la France entière.

• Ainsi vont les choses, vite, vraiment très vite…

Alors… Apparence, tout cela, virtualisme, promis à disparaître à mesure que de nouvelles têtes apparaissent ? Bientôt un candidat “mal-voyant” et “mal-entendant”, ou un attardé mental, ou un mongolien, pour remplacer la révolution de la candidate ou du candidat-demi-black? Tout cela est bien insultant pour madame Royal ou pour le sénateur Obama.

Pondérons, pondérons…

On voit combien ces hypothèses et énoncés divers ont à la fois un côté révolutionnaire appuyé sur la réalité de la situation courante, et un côté artificiel trempé dans l’appréciation de la perspective. On ne peut pourtant traiter cela comme un non-événement.

(De même, on ne doit pas en faire une “situation révolutionnaire” pour demain matin [2007-2008], par rapport à nos clichés convenus — une présidente française et un président américaniste métis, — puisqu’entre temps, comme dans le cas d’Hillary, la perspective serait déjà entrée dans les mœurs. La succession aux USA, depuis 1996, avec Albright, Powell et Rice, de deux secrétaires d’Etat femmes [dont une noire] et de deux secrétaires d’Etat noirs [dont une femme], n’a rien apporté de révolutionnaire. Ce sont les perspectives qui comptent, et les perspectives imposées par des forces hors du système, au contraire des nominations d’Albright, de Powell et de Rice qui sont apparues comme des manœuvres du système pour paraître bien dans son temps et selon son catéchisme. Albright, Powell et Rice se conduisent en serviteurs absolument fiables du système. Rien, absolument rien ne dit que Ségolène ou Obama se conduirait d'une façon révolutionnaire parce que leur candidature aurait été, à l'origine, un acte révolutionnaire; mais rien ne dit non plus qu'un révolutionnaire ne pourrait pas se glisser parmi tous ces individus qui s'identifient avec une situation qui est révolutionnaire un instant et qui tendra ensuite à s'institutionnaliser. De ce côté, la perspective est complètement insaisissable.)

Ce qu’expriment ces possibilités et ces hypothèses, d’abord, c’est cette chose bien réelle : la colère populaire, qui est extraordinaire ; qui ne rechigne plus à s’exprimer dans tous les domaines de la vie politique, des seules façons de s’exprimer que lui laisse encore le système, — un référendum, des sondages dont on ne sait encore s’ils déboucheront sur une réalité, etc.

Force est pourtant de constater que cette colère, qui ne date pas d’hier, ne cesse de se rapprocher de la réalité. Le référendum français du 29 mai, bien entendu symbole de cette colère populaire, fut bien voté et a des effets politiques incontestables (paralysie de l’Europe conformiste des élites). Quant à l’élection d’une femme présidente, et d’une femme chargée de la vertu d’“incompétence”, elle est aujourd’hui une possibilité de moins en moins virtualiste. (Il n’est pas loin d’être acquis que nous aurons un deuxième tour avec au moins une femme. Rien que cela est d’ores et déjà un événement extraordinaire, et le signe que la colère populaire fait son intrusion dans la réalité.)

Que conclure de cette situation extra-ordinaire ? Proposons quelques points.

• Contrairement au schéma orwellien et à tous les schémas type-“meilleur des mondes” (populations soumises à des attaques de désinformation), si notre système s’établit officiellement selon les normes orwelliennes il ne soumet absolument pas les esprits. Même si les révoltes ne sont pas conceptualisées, ou mal conceptualisées, elles se poursuivent et s’amplifient.

• Ces “révoltes” prennent des voies de plus en plus inattendues et des moyens d’expression à mesure. C’est normal, puisque les voies et les moyens d’expression classiques sont contrôlés par le système. Le rôle du commentateur autonome et anti-système est de savoir interpréter les événements et déceler l’expression de la “révolte”. Il s’agit d’un gigantesque jeu de pistes tenant aussi bien de la devinette que du jeu d’échec, intuition et connaissance du comportement mêlés.

• Les effets sont absolument, complètement, totalement imprévisibles. Imaginons qu’un Obama devienne candidat démocrate (quels que soient son statut et ses intentions, nous parlons d’un Obama devenu porte-drapeau de l’affirmation anti-système même s’il est lui-même à l’intérieur du système et n’entend pas se révolter contre lui). Imaginons quelles pourraient être les réactions de l’électorat de droite, intégriste, bushiste, en général plus ou moins raciste, etc. On assisterait à une polarisation radicale d’une situation qui l’est déjà beaucoup, peut-être à des violences. Ce fait nouveau deviendrait alors bien plus important que la candidature Obama.

• …En évoquant l’hypothèse ci-dessus d’une réaction de l’électorat de droite, nous avons bien conscience de n’évoquer qu’une hypothèse très conforme, dépendante de schémas déjà connus et peut-être dépassés. Il n’est pas en notre pouvoir, nous qui ne sommes pas devins, de rapporter des situations complètement en-dehors des normes connues.

• Tout cela nous décrit l’enseignement essentiel, qui est une complète contradiction de tous les schémas d’opposition violente, de volonté de rupture radicale, révolutionnaire, etc., notamment des XIXème et XXème siècles. Aujourd’hui, l’opposition révolutionnaire et violente au système ne se fait pas en-dehors du système ; elle se fait par des groupes d’en-dehors du système, ou des opinions furieuses contre le système, mais employant d’une façon inattendue et inédite des moyens de pénétrer au cœur du système et d’imposer à celui-ci, en toute légalité (nous parlons de la légalité du système, qui est une légalité faussaire), des situations potentiellement explosives. Et le but implicite (non réalisé) n'est pas tant d'abattre le système (quasiment impossible, cela) ou de le chasser du pouvoir que de l'affoler, de le détraquer, jusqu'à ce qu'il sécrète lui-même le venin de sa propre déstabilisation.

• En un mot : la révolution est toujours possible mais dans des conditions radicalement différentes, jusqu’à l’opposition complète, de celles qui sont traditionnellement retenues pour cet événement. Ce constat est en accord avec l’observation que nous faisons par ailleurs d’être passés de l’ère géopolitique à l’ère psychopolitique.