La rupture de l’American Dream

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Parmi les comptes divers qui sont en train de se faire autour de la crise économique qu’a engendrée la crise financière, il y a ceux des chiffres considérables du chômage aux USA. Le pourcentage actuel officiel est de 9,8%, ce qui correspond en réalité, avec les corrections nécessaires des comptages faussaires du système, à autour de 20% de chômage (un travailleur US sur 5). De toutes les façons, ce chômage officiel devrait rapidement dépasser les 10%. Le débat qui se développe se fait autour du constat de plus en plus général que ce chômage ne serait pas conjoncturel, mais s’installerait comme structurel. La chose a déjà été évoquée par certains économistes et elle semble devenir de plus en plus la norme du jugement.

C’est ce que débat un texte d’Associated Press, repris par MSNBC le 19 octobre 2009. Les constats généraux vont largement dans le sens d’une prévision selon laquelle le chômage à ce taux très élevé va demeurer pendant longtemps, sinon s’installer d’une façon définitive dans le système actuel. Diverses causes sont avancées, mais la tendance est de plus en plus aux jugements radicaux dans ce sens. L’importance de ce constat est qu’il implique une mise en cause du système de l’américanisme tel qu’il fonctionnait d’une façon structurée depuis la Grande Dépression, et tel qu’il fut toujours présenté en théorie, avant cette grande crise de 1929, lorsque les USA attirait les immigrants parce qu’elle avait besoin de toujours plus de producteurs.

«Even with an economic revival, many U.S. jobs lost during the recession may be gone forever and a weak employment market could linger for years. That could add up to a “new normal” of higher joblessness and lower standards of living for many Americans, some economists are suggesting. The words “it's different this time” are always suspect. But economists and policy makers say the job-creating dynamics of previous recoveries can't be counted on now. […]

»“This Great Recession is an inflection point for the economy in many respects. I think the unemployment rate will be permanently higher, or at least higher for the foreseeable future,” said Mark Zandi, chief economist and co-founder of Moody's Economy.com. “The collective psyche has changed as a result of what we've been through. And we're going to be different as a result,” said Zandi, who formerly advised Sen. John McCain, R-Ariz., and now is consulted by Democrats in the administration and in Congress… […]

»“It's a new normal that U.S. growth is going to be anemic on average for years. Right now, the prospect is bleak for anything other than a particularly high unemployment rate and a weak jobs-creating machine,” said Allen Sinai, president of Decision Economics Inc. He says he doubts that unemployment will dip below 7 percent anytime soon.

»Many economists consider a jobless rate of 4 to 5 percent as reflecting a "full employment" economy, one in which nearly everyone who wants a job has one. After the 2001 recession the rate climbed to 5.8 percent in 2002 and peaked at 6.3 percent in 2003 before easing back to 4.6 percent for 2006 and 2007.

»Will unemployment ever get back to such levels? “I wouldn't say never. But I do think it's going to be a long time,” said Bruce Bartlett, a former Treasury Department economist and the author of the book ‘The New American Economy: The Failure of Reaganomics and a New Way Forward.’ “The linkage between growth in the economy and growth in jobs is not what it was. I don't know if it's permanently broken or temporarily broken. But clearly we are not seeing the sort of increase in employment that one would normally expect,” said Bartlett.»

@PAYANT C’est en 1931 que fut défini, d’une façon sociologique qui se voulait scientifique, l’American Dream. (En 1931, en pleine Grande Dépression, ce qui en dit long sur l’importance de cette définition qui donnait aussi bien les paramètres de la réussite US jusqu’alors, que ceux qu’il fallait retrouver pour sortir de la Grande Dépression.) Dans cette définition, on trouvait évidemment le plein emploi, ou son équivalent compte tenu des déchets, qui impliquait un chômage d’autour de 4% équivalent effectivement à une sorte de plein emploi. Cette définition impliquait la création d’une puissante “classe moyenne” (middle class), avec un emploi stable, rémunéré d’une façon décente, permettant de constituer un certain capital familial (habitation, notamment). Cette classe moyenne commença à être mise en place après la Deuxième Guerre mondiale qui acheva de dissiper les derniers signes les plus criants de la Grande Dépression et prit son essor dans les années 1950. Elle fut dès lors considérée comme le facteur social fondamental de la stabilité du régime et la vitrine par excellence de la réussite économique du système, le signe indubitable de la réussite de l’American Dream.

La nouvelle situation, de 2009, implique une attaque directe, voire une possible désintégration de cette classe moyenne. C’est pourquoi certains commentateurs commencent à s’interroger sur la question fondamentale de savoir si le système n’est pas brisé. Le rapport entre la richesse et la prospérité, lui, est brisé, notamment avec les ahurissantes disparités entre l’infime pourcentage des “très riches” qui monopolisent une part grotesque par son importance de cette richesse et le reste. Les énormes bonus de Wall Street dispensés en pleine crise économique, sinon en pleine crise du système, sont un signe évident de cette rupture du système.

En 1945, le professeur américain d’origine français Albert Guérard écrivait: «Je doute [que] beaucoup d'Européens [aient] pleinement “réalisé” l'étendue du désastre, et à quel point le pays était proche de sa ruine absolue, au moment où Roosevelt prit le pouvoir.» Guérard ajoutait que la Grande Dépression était le seul événement de l’histoire des USA qui avait changé la psychologie américaniste, avec la perte de croyance dans le système. Dans ce jugement ne s’inscrivait pas la vision à plus long terme de l’installation de la classe moyenne, que Guérard ne pouvait encore appréhender; cette installation fut le résultat social et économique qui prendrait en compte ce changement de psychologie, qui trouverait ainsi le remède (temporaire ou artificiel, c’est à voir et à débattre) au bouleversement de la Grande Dépression et à la rupture psychologique qu’il avait engendrée. Dans les commentaire signalés plus haut, une idée similaire du même bouleversement psychologique (qui est, en fait, une rupture de la croyance collective dans le système) est avancée, de la part de Mark Zandi: «This Great Recession is an inflection point for the economy in many respects. I think the unemployment rate will be permanently higher, or at least higher for the foreseeable future. The collective psyche has changed as a result of what we've been through.» Cela signifie que, comme avec la Grande Dépression, la Grande Récession a introduit un changement majeur, une rupture dans la psychologie collective américaniste, qui se résume dans la perte de la croyance dans ce système. Pourtant, cette fois, les conditions sont pires qu’avec la Grande Dépression car on ne voit pas quel remède pourrait être apporté puisque c’est précisément ce remède qui a été brisé par la Grande Récession. Le système a perdu son assise sociale. Il est sur la corde raide.


Mis en ligne le 21 octobre 2009 à 07H01