La Russie et les armements après la Syrie

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La Russie et les armements après la Syrie

Nous avons pris l’événement de l’engagement russe auprès du Brésil pour le cas de l’exportation des armements (voir le 19 octobre 2013) du point de vue brésilien. Il s’agissait alors de l'arrière-plan du rôle fondamental qu’ont joué la NSA et les révélations de ses frasques diverses dans la quasi-dislocation du marché brésilien pour 36 avions de combat, et notamment l’effondrement de l’offre US pour 36 F-18 pour ce marché. On comprend qu’il s’agit là d’une dimension politique avérée, qui milite puissamment contre la possibilité d’accords, surtout de sécurité, avec les USA, – et l’achat de 36 F-18 aurait été évidemment l’un de ces accords ; et ce prolongement constituant à son tour, à la fois un signe et un accélérateur du malaise politique que la crise Snowden/NSA a installé entre le Brésil et les USA. Dans cette affaire du marché des avions de combat brésiliens, il y a un autre aspect à considérer, qui va dans le même sens certes, mais qui est plus large dans la mesure où il implique une préoccupation générale à la suite de l’épisode paroxystique de la crise syrienne du 21 août-10 septembre. Si cette crise a porté sur l’armement chimique syrien et sur la crise syrienne elle-même, l’un de ses principaux enseignement a porté sur la démonstration particulièrement impressionnante de l’attitude et du comportement des USA vis-à-vis de la sécurité et de la souveraineté de pays tiers.

Le ministre russe de la défense Choigu a expliqué ce dernier cas à la fin de son périple sud-américain, d’une manière assez inattendue. Ainsi a-t-il observé, probablement avec une certaine ironie, que ce cas qu’il présente comme universel, donc concernant le Brésil également, n’avait certainement pas joué un rôle spécifique direct dans les négociations qu’il avait eues avec les pays d’Amérique du Sud, notamment le Brésil. L’on se permettra de bien comprendre cela dans le contexte des habitudes sémantiques inspirées de la pratique des échecs chez les Russes. Oui, sans aucun doute, cet “argument syrien” n’était absolument pas présent, officiellement parlant, dans la philosophie de la démarche russe ; mais il était évidemment présent dans l’esprit des interlocuteurs sud-américains, particulièrement brésiliens, et les Russes ne l’ignoraient pas sans qu’ils soit nécessaire qu’ils en fassent un argument pour leur cause. Il figurait comme une donnée stratégique objective de la rencontre et des négociations, et particulièrement, justement, chez les Brésiliens.

(Une appréciation officieuse est que les Brésiliens ont été particulièrement impressionnés par la façon spectaculaire dont les USA n’ont tenu aucun compte des lois internationales vis-à-vis de la Syrie dans l’épisode crisique. Cette attitude US a été concrètement extrapolée, y compris d’un point de vue militaire opérationnel, par les Brésiliens pour leur propre cas. L’accord signé lors de la rencontre pour la fourniture d’armes antiaériennes russes de courte portée, notamment du type Pantsir-S1, a suscité des réflexions, entre les deux délégations et à l’initiative brésilienne, pour la possibilité d’un marché d’armements du même type mais pour la longue portée [type S-300], utilisables contre des attaques aériennes de type stratégique, semblables à la frappe dont les USA ont menacé la Syrie.)

On trouve la description de la démarche sémantique et intellectuelle des Russes, et ironique certes, à laquelle on se réfère plus haut, dans ce court extrait d’un entretien du ministre Choigu avec des journalistes, venu de The Voice of Russia et relayé par Strategic-Culture.org, ce 19 octobre 2013. On appréciera la description colorée de Choigu du comportement de la partie américaniste durant l’épisode syrien, qui met bien en évidence, sans prendre trop de gants mais en respectant finalement ce qu’il y a d’exceptionnel dans le comportement américaniste, la charmante légèreté avec laquelle l’énorme usine à gaz américaniste traite les membres de la communauté internationale selon les diabolisations opportunes du jour et selon les opportunités du marché, “à la carte” en un sens... (“Ils brandissent un marteau au-dessus de la tête de n’importe qui, annonçant ‘Nous allons vous punir demain’, puis annonçant ‘Non, nous vous punirons plutôt après-demain’, puis annonçant “Non, après tout nous allons attendre un petit peu, le temps que quelques types votent pour décider si nous vous punirons ou pas’...”)

«The fact that Russia is intensifying direct military-technological cooperation with its South American partners has no relation to the events in Syria, Russian Defense Minister Sergei Shoigu says.

»“I would not link this directly to the events in Syria,” Shoigu said in taking questions from journalists. The events in Syria have caused serious concerns not only in some South American countries but in the world in general, Shoigu said. “Naturally, some apprehension appeared, especially when they were brandishing a hammer over everyone's head, saying, ‘We'll punish them tomorrow’, then saying, ‘We'll punish them the day after tomorrow’, then saying, ‘No, we'll wait a bit longer, as some guys should vote whether to punish them or not’,” Shoigu said, apparently referring to the US' initial plans to attack Syria, which were then revised.

»The latest events surrounding Syria have prompted the international community to think about the UN's role in this process, Shoigu said. “Now, after our president's actions and Russia's diplomatic steps, the understanding has appeared that, after all, it is still the UN that should play the leading role,” he said.»

Avant, in illo tempore non suspecto (du tout), l’argument pour une “politique de l’armement” comme alternative à la domination de ce marché par les USA, était celui de la souveraineté nationale défendue contre les continuelles pressions américanistes. (On y ajouterait, pour des cas marginaux, la dénonciation, au côté de l’activisme américaniste, de la lourde machinerie soviétique exerçant sa pression au nom de l’idéologie utilitaire, – c’était aussi le même in illo tempore, ceux de la Guerre froide, où la pesante URSS n’était pas encore redevenue la Russie habile et également dans sa tendance gaulliste-principielle qu’on connaît aujourd’hui.) C’était la grande époque gaulliste d'une non moins grande “politique de l'exportation des armements”, que les moralistes du jour écrasaient de leur mépris au nom du mercantilisme du marchand de canons. (Les mêmes, dont on comprend de quel parti ils étaient, n’employaient pas une telle dialectique pour décrire le comportement US dans le domaine. La vertu veillait déjà.) Aujourd’hui, la France étant ce qu’elle est devenue et non plus “ce qu’elle est”, hors du chemin suivi par le Général du “la France étant ce qu’elle est”, la Russie a repris la logique principielle à son compte. L’argument, on le comprend, est d’une puissance et d’une efficacité irrésistibles, simplement parce qu’“il est ce qu’il est”, c’est-à-dire avec la force du principe (souveraineté, légitimité, etc.).

Ainsi Choigu a-t-il raison et tort à la fois ; raison lorsqu’il dit que l’offensive russe pour implanter son armement en Amérique du Sud (en plus d’autres zones) n’a rien à voir avec la Syrie, puisque c’est la politique de l’“efficacité principielle” qui joue à fond ; tort “lorsqu’il dit que l’offensive russe [...] n’a rien à voir avec la Syrie”, parce que l’exemple syrien, et notamment le comportement américaniste, représente l’exemple le plus grotesque et le plus convainquant des ravages suscités par la violation systématiques des principes que représente la politique de brute force de l’américanisme. Il est évident, selon ce que Choigu décrit d’une façon colorée, que les Russes n’ont même pas besoin de mettre en avant l’argument principiel du respect des principes, de la souveraineté, etc., tant l’exemple syrien semble effectivement être dans tous les esprits. L’effet de la politique US entre le 21 août et le 10 septembre, avec le comportement erratique d’une menace illégale d’attaque variant dans son calendrier et ses modalités selon les péripéties internes de la crise washingtonienne, cet effet a été terriblement puissant dans nombre de pays. Cela est particulièrement vrai dans les pays d’Amérique Latine, engagés désormais dans une lutte à mort avec l’américanisme, surtout depuis que le Brésil, NSA oblige, a basculé dans le camp activiste.

C’est l’idée d’un projet commun de type T-50 avec le Brésil qui pourrait ouvrir des perspectives aussi bien dans le domaine de l’équipement militaire que dans celui de la politique. Les Russes se présentent avec un programme d’avion qui peut revendiquer l’étiquette d’“avion de combat de la cinquième génération” (artifice de communication, qu’il importe pourtant de mettre à l’avantage de la proposition russe), avec un pays qui n’a jamais fait partie de sa zone d’influence, ou de la zone d’action de ses exportations d’armement (au contraire de l’Inde, qui figure dans le programme T-50). Dans les circonstances actuelles, un tel programme inaugurerait une situation nouvelle s'il était poursuivi dans la voie d'une coopération brésilienne : il acquerrait naturellement le statut de concurrent-adversaire du JSF. L’avion de combat US qui ne marchera jamais bénéficie jusqu’ici d’une position de communication exclusive et d’une obligation terroriste et quasiment pavlovienne d’acquisition pesant sur les pays du bloc BAO ; par contre, les pays périphérique et hors-BAO sont pour l’instant laissés dans une situation d’expectative et se trouvent beaucoup plus ouverts aux sollicitations d’exportation de la Russie. Même s’il connaît des difficultés techniques, comme tous les avions de combat développé selon cette philosophie américaniste de la soi-disant “cinquième génération”, le T-50 apparaît beaucoup mieux placé que le JSF pour déboucher sur un modèle opérationnel, disons un “véritable” avion de combat. (Cela n’est d’ailleurs pas excessivement difficile, le JSF étant promis à des taux de disponibilité opérationnelle entre 10% et 0% [voir le 3 octobre 2013], marquant ainsi les progrès sur le F-22, qui a dix ans d’avance et qui est soumis au taux de disponibilité opérationnelle déjà sans précédent dans l’histoire de l’aviation de combat pour un avion de sa catégorie de 32%.) Une telle opération, autant de communication que stratégique, et même plus encore de communication, a selon les circonstances un potentiel considérable pour la Russie. Cela constituerait une “opérationnalisation” de l’avantage que la Russie a pris sur les USA à l’occasion de la phase paroxystique du 21 août-10 septembre de la crise syrienne. Dans la séquence actuelle, c’est dans cette sorte de domaines, en apparence secondaires ou collatéraux, que peuvent être opérationnalisés les avantages diplomatiques, dans la mesure où ces avantages ne peuvent l’être directement dans le champ diplomatique des relations internationales. Ce champ diplomatique est verrouillé par les impératifs du système de la communication à la lumière du nécessaire équilibre d’apparence qui doit être maintenu dans le chef des USA, dans tous les cas du point de vue de la Russie qui ne cherche en aucun cas à déstabiliser ces mêmes USA et leur direction politique par crainte des conséquences sur l'équilibre général de ces relations internationales, et donc s'interdit de concrétiser ses victoires diplomatiques (celle de la crise syrienne) en une supériorité diplomatique structurelle.

On observera bien entendu que ce rôle aurait dû être tenu et poursuivi depuis longtemps avec le Rafale, qui pouvait, qui devait effectivement, avec l’habillage politique nécessaire, apparaître comme le concurrent stratégique et principiel du JSF. (La question des “générations” est un montage de communication qui aurait pu être aisément retourné à l’avantage de l’avion français selon des aménagements techniques à développer, – dont les aménagements réclamés par les EAU lorsque une vente à cet Émirat était à l’ordre du jour montraient la voie, – selon l’expérience opérationnelle de l’avion, enfin selon l’habillage politique principiel dont il aurait été gratifié.) C’était l’orientation que le Rafale aurait pu prendre en septembre 2009, lorsque la vente au Brésil était presque faite, avec les 36 exemplaires initiaux qui auraient pu être suivis d’une autre commande plus importante couvrant celle que les Russes visent avec leur offre T-50, et le projet que le Brésil commercialiserait l’avion français sur le continent sud-américain. Tout cela fut irrémédiablement cochonné par la politique estampillée depuis sous le label Sarkhollande (voir le 24 mai 2011). Mais la France “étant ce qu’elle est devenue”, avec la formule Sarkhollande appuyée sur la philosophie de la poire, nous en sommes venu dans les salons de la capitale au cœur du sujet, à l’essence même de la crise du monde : faut-il ou non garder expulsée Léonarda ? La France a laissé les principes aux moujiks rétrogrades, emprisonneurs de Pussy Riots et barbares défenseurs du principe de la souveraineté nationale dans la crise syrienne.


Mis en ligne le 21 octobre 2013 à 05H36