La Russie et son animosité anti-iranienne

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Il est manifeste qu’il y a aujourd’hui entre la Russie et l’Iran bien plus qu’un malentendu ou un “incident de parcours”. Il y a une réelle animosité. La présentation du voyage d’Ahmadinejad en Liban, de Dmitri Babitch, de Novosti, le 14 octobre 2010, en rend compte, indirectement mais clairement. La référence à la querelle à propos de la livraison des missiles russes sol-air S-300, finalement interdite par la Russie, est constante.

Aujourd'hui débute la visite du président iranien Mahmoud Ahmadinejad au Liban. Cet évènement n'aurait aucun intérêt sans les dangers qui l'accompagnent… […]

»L'intention d'Ahmadinejad est claire : il veut montrer que la Russie n'était pas son centre de l'univers. Il existe d'autres alliés avec qui il lutte contre “l'entité sioniste” (c'est ainsi qu'on qualifie Israël en Iran, à l'instar de la propagande soviétique). Parmi ces alliés, les principaux sont la Syrie et le Liban. Ces derniers sont entrés en guerre avec Israël à plusieurs reprises et ont bénéficié dans ces guerres (toujours perdues) du soutien iranien.

»Il existe certainement des gens en Russie qui parleront de la perte, en la personne de M. Ahmadinejad, “d’un allié important au Proche-Orient” et “d’un marché considérable d'armement”. Soi-disant, l'allié nous quitte pour des “prés plus verts”. Ne vous inquiétez pas, camarades! Le président Ahmadinejad, à l'instar du fabuleux Karlsson sur-le-toit (NdT : personnage des contes d'Astrid Lindgren), reviendra forcément, au moins pour la simple et bonne raison qu'il n’est pas particulièrement attendu au Liban. Du moins, peu de monde l'y attend. […]

»La visite d'Ahmadinejad ne sera donc pas spectaculaire. Ahmadinejad a peu de chance de la “vendre” aux compatriotes éclairés comme un grand changement de l'axe de politique étrangère en basculant de la Russie insidieuse aux frères-musulmans du Liban… […]

«Rappelons que la décision de ne pas approvisionner l'Iran en armement a été prise par la Russie en respectant ses obligations de membre du Conseil de sécurité de l'ONU. Le 9 juillet 2010, le CS avait déjà voté des sanctions contre l'Iran en raison de la coopération insuffisante avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) qui contrôle la non-fabrication et la non-détention d'armes nucléaires sur le territoire iranien. L'Iran avait accepté cette responsabilité en adhérant au Traité de la non-prolifération d'armes nucléaires (TNP), et Ahmadinejad n'a donc pas à chercher un bouc émissaire. Néanmoins, Téhéran avait proféré des insultes à l'égard de Moscou avant la signature du décret par Medvedev, et plus particulièrement après. Comment peut-on interpréter des propos d'Ahmadinejad déclarant que son homologue russe Dmitri Medvedev “était devenu le messager des plans des ennemis de l'Iran”, en participant, soi-disant, à la campagne visant à “intimider” l'État perse dans l'intérêt de l’Etat juif? Or cette déclaration, faite en juin, précède largement l'interruption du contrat avec la Russie pour l'approvisionnement en S-300. Qui doit être accusé de la rupture des relations après cela?

»Cette histoire donne une leçon positive aux États-Unis. En lançant le redémarrage des relations avec la Russie, en abandonnant la confrontation préconisée par George W. Bush, Obama et son administration ont approché de l'objectif qui paraissait impossible pendant la guerre en Irak : l'isolation concrète du régime iranien. Rappelons que jusqu'à aujourd'hui les présidents iraniens considéraient la visite des “clients ” en Syrie et au Liban comme un acte indigne. Généralement, les ambassadeurs iraniens ou autres représentants du chef de l'État étaient chargés de cette mission. La course d'Ahmadinejad à travers la région signifie qu'il sent qu'il perd pied. Rappelons que la politique de confrontation menée par Bush de l'époque avait seulement renforcé l'Iran, en le délivrant (temporairement) de son ancien concurrent arabe, le fort voisin irakien.

»Cela donne également une leçon à la Russie. En signant des contrats il ne faut pas être séduit seulement par les chiffres à plusieurs zéro, parfois il est utile de bien examiner son partenaire, son régime interne et sa réputation internationale. Dans le cas contraire, il existe un risque de multiplier des partenaires insolvables, à l'instar de ceux de l'Union soviétique à qui cette politique avait coûté plusieurs centaines de milliards de dollars. De ces bons vieux dollars d’antan, tellement plus chers que ceux d’aujourd’hui…»

Pensons à une autre référence… Tom Balmforth fait partie de la publication Russian Profile.org, qui est éditée par Novosti et à laquelle Babitch coillabore. Il publiait le 30 septembre 2010 un article sur le même sujet des ventes d’armes à l’Iran (ou non-vente dans ce cas). L’article (pourtant d’un collaborateur britannique de Russian Profile.org) était beaucoup plus mesuré, beaucoup moins agressif contre les Iraniens, contre Ahmanidejad, que celui de Babitch. Il rétablissait certaines vérités, notamment le fait affirmé par Babitch que l’interdiction russe de livraison des S-300 à l’Iran est une obligation de l’ONU, ce qui n’est simplement pas conforme à la vérité et, dans ce cas, du côté de Babitch, rappelle les pratiques soviétiques (ou bien américanistes, tant qu’on y est) que lui-même reproche à Ahmedinejad lorsque ce dernier emploie l’expression “entité sioniste” d'origine soviétique…

«Medvedev’s move is a boost for President Barack Obama’s administration, which has been scrambling to show tangible returns from the much-touted U.S.-Russian rapprochement. Veto-wielding Russia’s blessing of UN sanctions in July went some way toward this, but last week’s step breaks new ground still and shows that Moscow is willing to concede business interests in the Islamic republic to stay onside with America and the West. “The Russian decree that was signed by the président goes beyond the UN Security Council resolution,” said Anton Khlopkov, director of the Center for Energy and Security Studies. “This is a new step in Russia’s approach to Iran.”»

D’autre part, quelques précisions données par Balmforth concernant la pénétration chinoise dans la région, au moment où la Russie cède du terrain, notamment à cause de sa brouille avec l’Iran, sont aussi bien révélatrices car on peut y voir une relation de cause à effet. Malgré les dénégations d’un expert consulté, on n’écartera pas l’idée qu’il s’agit d’une autre cause de l’extrême mauvaise humeur russe dans ce domaine.

«In a note to investors ahead of Medvedev’s visit to China last weekend, Chris Weafer, chief strategist for the UralSib brokerage, said that Russia continues to fend off Chinese business competition in Iran: “China has a very clear agenda to fill any voids left by Russia and others in Iran, while Russia clearly wants to stay engaged in Iran but doesn't want to say that too openly.”

»China certainly has a key role to play in the resolution of the Iranian question. In a comment for RIA Novosti, military commentator Ilya Kramnik pointed out that Beijing could well become the “loophole” in the weapons sanctions on Iran, as China has consistently supplied weapons to the Islamic republic even if only so that Iran can copy the arms and produce them locally.

»Nonetheless, Khlopkin played down the idea that business competition with China is the driver in Russia’s decision to toughen up on Iranian arms trade. “We should recognize that there are not too many areas in Russian-Iranian relations where we cooperate closely. For example, bilateral trade is about $3 billion per year – this is nothing for the current Russian economy. It is far less than trade with the EU, which means that economic and business relations with Iran are not the first priority on the bilateral agenda – I would say security cooperation is much more important. The question therefore is: how will this impact our security relations,” said Khlopkin. The answer to this question, said Khlopkin, is too early to evaluate.

»But Russian policy will never be entirely in-step with the Western mainstream, whether business interests play a role or not. “It is certain that this recent Russian decree does not mean that Russia will have the same position as Western countries and the United States, because we are neighbors,” said Khlopkin.»

Notre commentaire

@PAYANT Certes, il ne faut pas prendre toutes ces considérations comme des positions assurées de la Russie, mais on se permettra d’y voir tout de même certains reflets de la politique officielle. Les auteurs cités ne sont pas des francs tireurs ou des dissidents, notamment du fait de leur appartenance à Novosti, ou à une succursale de Novosti. On peut donc raisonner sur leurs affirmations, en considérant qu’elles traduisent un sentiment répandu dans les milieux proches du pouvoir russe.

…On le peut d’autant plus que le texte de Babitch apparaît, par le sarcasme, l’insinuation, le mépris, voire l’attaque directe, d’une violence extrême contre Ahmadinejad, – alors qu’il constitue en même temps une plaidoirie pour la politique russe dans la crise iranienne telle qu’elle est suivie depuis le printemps dernier. Un tel texte ne déparerait pas, pour sa critique du président iranien, quelques colonnes du Times de Londres ou du Weekly Standard de Washington, y compris dans les approximations et dans les appréciations manifestement d’un jugement fortement entaché de parti pris, voire de mauvaise foi. (Qualifier de “sans intérêt” et sans caractère “spectaculaire” la visite d’Ahmadinejad au Liban relève du jugement faussé par l’humeur à un point tel qu’il en est déplacé ; juger que le voyage du président au Liban montre «l'isolation concrète du régime iranien» est du même tonneau. Passons.) Ce qui nous conduit à l’hypothèse que la brouille entre la Russie et l’Iran relève d’abord d’une réaction passionnelle, d’humeur justement, de la Russie ; une réaction de type américaniste, non pour le sens politique mais pour la psychologie, ce qui est assez ironique… Elle relève simplement du fait que la Russie, qui se tient à juste titre pour une grande puissance, n’a pas accepté d’être traitée comme elle l’a été par le président iranien, et qu’elle réagit avec une certaine violence, – ce qui est une réaction de type hubris ou approchant, qui est moins “à juste titre”.

Il y a également, certes, la conséquence d’un choix russe plus mesuré et plus calculé ; il implique à notre sens aussi bien Medvedev que Poutine, et il consiste plus ou moins à suivre une “ligne internationale”, en s’inscrivant dans la ligne de la “communauté internationale”. Cela représente pour les Russes, sans doute après des délibérations diverses (pour ou contre) depuis les premiers contacts avec l’administration Obama, l’enthousiasme initial, la déception qui a suivi, avec enfin une certaine acceptation pragmatique des réalités, un choix général d’une sorte de semi-intégration dans ce courant de la “communauté internationale”. (On trouve la même démarche dans la pression russe pour entrer dans l’OMC.)

Pour autant, on ne peut parler de véritable intégration, et d’alignement russe sur les USA, et, sans doute, le jugement d’Ahmadinejad décrivant Medvedev comme “le messager des plans des ennemis de l'Iran” a dû être ressenti véritablement comme une insulte inacceptable. Il y a là-dedans, effectivement, de la fierté un peu ombrageuse de la part des Russes, – en même temps qu’une absence certaine d’habileté du président iranien dans ses propos (même lorsqu’on avance l’hypothèse que de tels propos sont “à consommation intérieure”). Il y a aussi, d’une façon plus concrète, une description par trop sommaire du comportement russe. Par exemple, les rapports de la Russie et du Venezuela ne sont pas de la sorte qui enchante les USA et la haute conscience de la “communauté interenatioinale”, notamment à la lumière de la dernière visite de Chavez à Moscou, à la fin de la semaine dernière, et des précisions données sur les ventes d’armes russes au Venezuela, – un volume considérable, des armes de très grande qualité, y compris, comble d’ironie, la proposition de vente des missiles sol-air S-300MPU-1 destinés à l’Iran et déjà fabriqués, qui pourraient ainsi être finalement déployés au Venezuela…

Il s’agit donc d’une situation qu’on devrait juger comme complémentaire de celle décrite dans le Bloc-Notes précédent, dans le sens où nous ne saurions donner comme conclusion de cette attitude russe vis-à-vis de l’Iran le jugement d’un changement d’orientation d’une grande géostratégie, encore moins d’une grande politique, – par exemple, selon la narrative occidentaliste d’une complète grossièreté virtualiste, de l’intégration effective et verrouillée de certains dans le grand courant de la “communauté internationale” avec, à l’extérieur d’elle et rejetés par elle, les “exclus”, – et la Russie ayant finalement choisi le premier terme en abandonnant le second, et l’Iran par-dessus le marché. Tout cela est d’un schématisme insupportable, une recette d’abrutissement ad nauseam où se complaisent les commentateurs habituels de notre presse-Pravda et les faiseurs de discours officiels des dirigeants conformes au système de la communication. La Russie garde d’excellents rapports avec la Turquie et entend garder ces rapports aussi excellents que possible, et éventuellement de bons rapports avec la Chine, alors que ces deux pays sont impliqués dans le schéma décrit qui se fait largement en coordination avec l’Iran. La Russie garde une solide inimitié et une très forte méfiance à l’encontre du système anti-missiles en train d’être élaboré par l’OTAN, et cela pourrait être d’une aide précieuse pour la Turquie qui, à l’intérieur de l’OTAN, est loin d’en être un chaud partisan, notamment parce que le réseau est explicitement présenté comme anti)-iranien.

D’une façon générale, voire universelle, “les amis de mes ennemis” ne sont plus du tout automatiquement des ennemis, non plus que “les ennemis de mes ennemis” ne sont automatiquement des amis. Et les amis devenus ennemis ne sont pas condamnés à l'être ad vitam eternam. Les étiquettes, – “amis”, “ennemis”, – tournent, valsent et virevoltent, et l’ami d’hier, devenu ennemi aujourd’hui, pourrait redevenir ami demain.


Mis en ligne le 18 octobre 2010 à 16H28