La Russie, le droit international et la terreur en Ukraine

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La Russie, le droit international et la terreur en Ukraine

... Pendant ce temps (pendant que la crise irakienne réactivée en phase 2.0 ou 3.0 développe son propre lot de désordre et de terreur), la campagne humanitaire et “anti-terroriste” de Kiev poursuit son activité dans l’Ukraine russophone. Comme toujours dans ces agressions-Système, l’intitulé de l’acte signifie le contraire de ce que produit l’acte, selon l’inversion coutumière, et la campagne “anti-terroriste” se développe comme une “campagne de terreur” essentiellement contre les populations civiles. La situation humanitaire est tragique en Ukraine russophone, tandis que les actes commis par Kiev relèvent des crimes de guerre, voire pire. C’est l’avis de Karine Bechet-Golovko, Française spécialisée en droit russe, professeur invité à la faculté de droit l’Université d’Etat de Moscou (Lomonossov), dont il est question dans ce Bloc-Notes : «Ce sont des crimes de guerres, au minimum. Certains commencent à parler de génocide. Et tout cela se passe dans le plus grand silence de l’Occident. Nous sommes coupables aussi en nous taisant. Il faut en parler, il faut diffuser l’information. Car on tue plus facilement dans le silence et quand la lumière est éteinte.»

Bechet-Golovko, qui édite le blog RussiePolitics, est interviewée par La Voix de la Russie sur la question de la position juridique de l’Ukraine par rapport aux événements en Ukraine russophone, et à la campagne de terreur conduite par l’armée ukrainienne et ses divers appendices. Il se trouve qu’il existe d’ores et déjà un cas intéressant avec le dépôt d’une plainte de l’Ukraine devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH)... On reproduit ici la partie de l’interview qui concerne cette question spécifique.

La Voix de la Russie : «Mais pourquoi la Russie n’intente[t-elle] pas une action en justice ?»

Karine Bechet-Golovko : «... Ironie du sort, c’est l’Ukraine qui a porté plainte contre la Russie devant la CEDH sur le fondement de l’article 33 de la Convention européenne, c’est-à-dire un recours inter-étatique. Ce type de recours permet aux Etats membres de la Convention de faire trancher un différent par la Cour. Il fut très peu utilisé, 16 recours en tout depuis sa création il y a une soixantaine d’année. Les Etats eux-mêmes n’aiment pas trop y recourir, car cela met sur la place publique un différend, ce qui n’est pas très bon pour leur image. La Cour elle-même n’en raffole pas, car les questions sont très souvent politisées et aucune juridiction n’a intérêt à trop entrer sur le terrain politique, voire géopolitique.»

La Voix de la Russie : «Et que voulait l’Ukraine ?»

Karine Bechet-Golovko : «Juste avant le referendum en Crimée, elle voulait utiliser la CEDH pour se faire reconnaître comme victime des actions de la Russie sur son territoire. Elle a donc porté plainte contre la Russie et demandé à la Cour de prendre des mesures provisoires pour protéger sa population contre une menace armée russe pouvant porter atteinte aux droits à la vie et à la santé des citoyens ukrainiens. De cette manière, Kiev s’attendait à ce que le référendum se passant mal, la Russie soit obligée de recourir à la force et ainsi de violer la décision de la CEDH. Or, le référendum s’est très bien passé, dans le calme et la liesse populaire, la Crimée est entrée dans la Fédération de Russie et l’Ukraine se retrouve avec cette décision sur les bras.»

La Voix de la Russie : «Et que dit cette décision ?»

Karine Bechet-Golovko : «Le 13 mars 2014, le jour même de l’introduction de la requête, la CEDH, sur demande de l’Ukraine, j’insiste, prend une décision qui ne satisfait que très partiellement les demandes techniques de l’Ukraine et politiquement la met dans une situation très délicate. Imaginez un peu la situation. C’est l’Ukraine qui dépose le recours contre la Russie et la Cour exige des DEUX parties qu’elles ne prennent aucune mesure, notamment militaire, pouvant porter atteinte aux droits à la vie et à la santé de la population ukrainienne. Aucun mot sur la Crimée. L’Ukraine n’est pas reconnue victime, mais partie potentielle au conflit sur son propre territoire. Comme la Crimée part en douceur, la Russie n’est plus concernée par les suites de cette décision. Mais l’Ukraine l’est aujourd’hui à plus d’un titre. En mettant en œuvre ce qu’elle appelle pudiquement une opération anti-terroriste, en tuant des civils, en utilisant l’aviation, les chars, les bombes, les lance-roquettes contre son propre peuple, l’Ukraine, au minimum viole l’application de la décision de la CEDH qu’elle a elle-même appelée de ses vœux. Il serait intéressant pour la Russie d’utiliser cette voie de recours qui est déjà ouverte pour faire reconnaître par une Cour l’existence de ces violations.»

La Voix de la Russie : «La CEDH le ferait-elle ?»

Karine Bechet-Golovko : «C’est difficile à dire. Juridiquement, il y a le précédent de l’Irlande contre le Royaume Uni qui a été reconnu coupable par la CEDH de violation de l’article 3 et convaincu de traitement inhumain et dégradant contre les irlandais pour les faits commis en 1971 sur le territoire irlandais. En ce qui concerne l’Ukraine, soit la CEDH reconnaît qu’un Etat a le droit de massacrer son peuple, soit elle peut reconnaître la responsabilité de l’Ukraine. Sans pour autant prendre des mesures contraignantes, ce qu’elle n’avait pas fait contre la Grande Bretagne, elle peut conduire, par une pression politique, à un apaisement. Par ailleurs, cela donnerait plus de poids à la Russie lors des réunions du Conseil de sécurité de l’ONU. En ce qui concerne la position américaine, j’ai peur que rien ne puisse faire dévier J. Psaki [NdlR: la porte-parole du département d’État]... Et la “machine à propagande russe” n’y est ici pour rien. La position des Etats Unis est indéfendable, elle ne peut donc pas la défendre de manière convaincante.»

La question qui vient très vite dans l’entretien est de savoir pourquoi la Russie, qui est continuellement mise en cause comme agresseur et fautif essentiel dans les troubles en Ukraine, n’intente pas une action contre l’Ukraine devant la justice internationale, pour l’activité de ce pays contre ses propres populations russophones de la partier Sud-Est. Le début de la réponse de Bechet-Golovko à cette question («Mais pourquoi la Russie n’intente pas une action en justice ?») dit ceci : «Il est vrai que la Russie ne semble pas avoir l’habitude d’attaquer dans ces affaires, elle est plus généralement sur la défensive. On la met toujours dans le rôle du coupable qui doit se défendre, il semblerait que ce soit devenu un réflexe...» Puis Bechet-Golovko enchaîne, orientant ainsi le sens de son discours vers le comportement international à l’encontre de la Russie : «...Et la crise ukrainienne ne fait pas exception à la règle, la Russie est montrée comme le responsable de la crise.»

Il s’agit pourtant d’un débat très intéressant que celui de voir la Russie en position d’accusée et de défenderesse dans nombre de cas où elle ne devrait pas l’être, et de savoir pourquoi elle se laisse enfermer dans cette position, pourquoi, dans certains cas, elle laisse faire sans réagir comme elle pourrait et devrait le faire. On a la très forte sensation, dans le cas ukrainien comme dans d’autres cas, que la Russie, si habile dans certains domaine, y compris désormais dans le domaine de la communication, est effectivement étrangement paralysée dans le domaine du droit international, avec tous les effets de communication que cela suppose et qu’elle doit par conséquent subir. Bien entendu, c’est une lapalissade de dire que l’action de communication du bloc BAO, qui fait tout ce qui est possible pour mettre Russie en position d’accusée, y est pour beaucoup ; mais le rôle évident de la Russie est justement de contrer par tous les moyens possibles cette pression, de refuser de se laisser mettre “dans une position défensive” qui revient souvent à une absence de réaction.

Il semble justement que la Russie n’ait pas compris que, dans le jeu des forces et des influences à l’âge postmoderniste où la politique tend de plus en plus à ne plus être ce qu’elle était, l’action au niveau du droit international a d’abord un effet de communication qui peut être très puissant ; dans bien des cas, on dira même que l’effet de communication est le seul effet important à attendre d’un cas de droit international, – mais c’est déjà beaucoup sinon l’essentiel par rapport à l’importance prise par la communication. Du point de vue russe, tout ce qui peut être fait pour contrer cela, et même retourner l’effet contre ses adversaires, doit être fait. C’est-à-dire que, du point de vue des institutions juridiques internationales (comme du reste, bien entendu), la Russie doit d’abord considérer ses propres actes selon leurs effets dans le champ de la communication. Manifestement, elle n’y parvient pas d’une façon satisfaisante dans le champ du droit international, comme le montre justement le cas exposé par Bechet-Golovko où elle se trouve justement en très bonne position, paradoxalement du fait même de l'action juridique de l'Ukraine.

Nous ferions volontiers une hypothèse à cet égard, pour expliquer ce que nous considérons comme une faiblesse russe. Cette faiblesse ne tient pas tant à une hypothétique incapacité russe à s’adapter aux us et coutumes du bloc BAO qui tient tout le système international, alors que les Russes ont au contraire su parfaitement s’adapter aux techniques, au rythme, au style de la communication typiquement d’origine occidentaliste-américaniste comme le montre un média comme Russia Today. Notre hypothèse tient à ce qui fait justement la vertu fondamentale de la politique russe, qui est la puissance principielle de cette politique.

La politique de la Russie, surtout avec l’arrivée de Poutine et le redressement suivant les catastrophiques années 1990, est complètement baignée par le principe de souveraineté, qui définit l’identité et l’autonomie de la nation, à la fois d’un point de vue politique et surtout psychologique pour ce qui est de son opérationnalité. (Nous soulignons le qualificatif “psychologique” car il s’agit sans aucun doute, d’abord, d’une question de perception.) Il s’ensuit que les Russes ont énormément de difficultés à considérer les institutions internationales, spécialement juridiques, autrement que ce qu’elles paraissent être, et d’un usage autre que celui qu’elles paraissent devoir développer, parce qu'ils sont d'une sensibilité extrême à tout ce qui pourrait mettre en cause les principes de souveraineté et d'identité. (L’ONU échappe à cette perception telle que nous en faisons l’hypothèse, essentiellement parce que, dans cette enceinte, grâce à son droit de veto qui la distingue en tant que nation tout en protégeant ses principes, la Russie se trouve à la fois protégée en tant qu’entité souveraine et paradoxalement confirmée dans ses conceptions principielles.)

Ainsi les Russes n’arriveraient-ils pas à considérer ces institutions, d’abord comme des outils de communication d’une politique qui use énormément de la communication pour exprimer sa puissance. Pour eux, elles seraient d’abord ce qu’elles semblent être, des institutions qui, par nature, sont hostiles, ou dans tous les cas dangereuses pour les principes de souveraineté et d’identité nationales. On peut et l’on doit bien entendu déplorer cette faiblesse du point de vue de la Russie, si c’est le cas, dans la mesure où ce pays se prive d’un instrument tactique important pour contrebattre la pression formidable de la communication qui s’exerce contre lui.


Mis en ligne le 17 juin 2014 à 12H34