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166622 janvier 2010 — Quelles que soient les inquiétudes ou les satisfactions des uns et des autres, selon qu’ils sont dans tel ou tel camp par exemple, l’élection partielle du Massachusetts résonne comme un coup de tonnerre à Washington, comme la levée d’une tempête. La force du symbole (le siège de Ted Kennedy pris par les républicains), l’interprétation unanime aussitôt donnée (la colère de l’électeur après le sauvetage de Wall Street et dans la situation économique présente), la puissance de la réaction du système de communication dans sa couverture de l’événement, tout concourt à grandir l’événement et son interprétation. La rapidité et la force des événements sont une constante surprise pour nous et nous conduisent chaque jours, à esprit forcé, à réviser notre analyse et notre prévision.
Mentionnons quelques faits généraux qui vont dans ce sens. Ils renforcent l’impression d’entrer dans une phase nouvelle de la crise US à cause d’un facteur fondamental: le fractionnement du système, apparu très rapidement et en train de se radicaliser tout aussi rapidement. Face à sa propre crise, le système se fractionne sur la façon dont il faut affronter cette crise, et cette division, ce fractionnement, deviennent eux-mêmes le moteur de cette nouvelle phase de la crise.
• Le président Obama, “le président qui s’excusait” comme nous le désignions le 21 janvier 2010, s’est transformé sous la poussée des événements et la pression de son parti en “président qui accuse”. Il a pris une décision portant sur le secteur financier (Wall Street) qui ne peut être qualifiée que de politique, allant dans le sens d’un durcissement législatif radical contre les banques. Le Times de Londres qualifie cette décision de “déclaration de guerre” («Barack Obama declares war on Wall Street »), le 22 janvier 2010.
«Barack Obama declared war on Wall Street last night as he unveiled a sweeping series of measures aimed at checking the behaviour of banks and clamping down on risky deals. The proposals, regarded as the biggest regulatory crackdown on banks since the 1930s, would limit the size of institutions and bar them from the most cavalier trading practices. Mr Obama hopes that the move will reset his flagging presidency.
»“We should no longer allow banks to stray too far from their central mission of serving their customers,” he said. “My resolve to reform the system is only strengthened when I see record profits at some of the very firms claiming that they cannot lend more to small business, cannot keep credit card rates low and cannot refund taxpayers for the bailout. If these folks want a fight, it’s a fight I’m ready to have. Never again will the American taxpayer be held hostage by a bank that is too big to fail.”
»Flanked by his economic advisers, he said that Wall Street banks must: halt “proprietary trading”, where banks risk huge sums predicting the outcome of future moves in the price of commodities such as oil; operate more cautiously and have more available funds; not become too large by limiting the amount of ordinary banking business they can undertake.»
• Ryan Grim, de Huffington.post, a effectué une enquête auprès de divers sénateurs, dont il publie les résultats ce 21 janvier 2010. Le sujet était leur attitude concernant la confirmation de Ben Bernanke pour un deuxième mandat à la tête de la Réserve Fédérale, la Fed, qui semblait il y a une semaine encore une simple formalité. Cette démarche de Ryan Grim se faisait explicitement à la lumière de l’élection partielle du Massachusetts, et elle montre que cette confirmation est brutalement devenue beaucoup moins assurée qu’elle n’était. Ryan Grim: «HuffPost's Jeff Muskus and I polled as many senators as we could find Thursday after posting this story.The question: Would they commit to reconfirming Federal Reserve Chairman Ben Bernanke. We found 26 senators in all. Half were undecided; one wouldn't say; three were outright nays; only nine were firmly in the aye column.» Voici quelques extraits des réactions des sénateurs.
«Sen. Barbara Mikulski (D-Md.) summed it for many of her colleagues: The decision, she said, “gives me heartburn.” […] The undecideds cited Bernanke's role in the financial collapse. “Usually at this stage of a vote like that, you have a better sense about it. I'm clearly and definitively undecided,” said [Bob Casey, D-Pa.] “Part of it is just how we analyze his stewardship at the time when our economy began to go in the wrong direction.”
»Sen. Byron Dorgan (D-N.D.) said he's voting no unless Bernanke tells Congress “who got direct loans from the Fed,” he said. “He's essentially said to us he doesn't intend to tell the congress or the American people which investment banks got direct loans from the Fed for the first time in history.” Sen. David Vitter (R-La.), who opposes Bernanke, said he thinks Democrats might sacrifice him him to distance themselves from the White House. “I do think more people – Democrats, in particular – are looking for separation from the administration on votes, so that could be a factor,” Vitter said.»
• La décision extrêmement controversée de la Cour Suprême de supprimer toute restriction à l’intervention de l’argent du monde des affaires (“corporate money”) dans le processus électoral ajoute à la tension en mettant brutalement en opposition la Cour, se plaçant aux côtés des forces d’argent du système, et l’interprétation du résultat de l’élection du Massachusetts qui conduit les élus du système à s’élever contre le rôle et l’importance de ces forces d’argent. La décision de la Cour, face à la manifestation de la colère populaire exprimée dans le Massachusetts, semble soudain illustrer quelque chose qui ressemble à une impasse de la superbe construction juridique et législative que semblait être le système de l’américanisme. (Voir notre Bloc Notes, ce 22 janvier 2010, pour la présentation de cette décision contre laquelle s’élèvent le président et une partie du Congrès.)
@PAYANT Ces différents facteurs montrent un élément nouveau, brutalement intervenu depuis l’élection du Massachusetts: le système s’est brutalement fractionné en divisions antagonistes. Certes, le système est en crise affirmée et, depuis quelques années, des divisions sur la façon d’affronter cette crise sont apparues à plus d'une reprise. Cette fois, ces divisions apparaissent au grand jour, forcées et exacerbées par les événements, et elles fractionnent le système, elles tendent à le déstructurer d’une certaine façon.
Le cas du président Obama est révélateur. Nous le qualifiions de parfait “homme du système”, par choix volontaire, alors qu’il aurait pu tenir un rôle complètement différent dès l’origine. Mais, soudain, le parfait “homme du système” devient un accusateur d’une partie du système qu’il a lui-même sauvée en le favorisant outrageusement. Ce changement brutal d’attitude est une surprise par rapport à ce que savions et disions et cela n’est nullement une surprise par rapport à l’évolution extrêmement rapide des événements. Puisque le système se divise sous la poussée de l’interprétation paniquée des résultats du Massachusetts, Obama, tout en restant “homme du système”, se trouve brusquement emporté dans la faction qui est la sienne. Il devient un “président de combat” parce que le parti démocrate est placé soudain devant une échéance électorale qui pourrait devenir un désastre pour lui. Obama est placé lui-même, s’il ne réagit pas, devant la perspective d’être un président paralysé par un Congrès bouleversé par les élections de novembre (peut-être avec la possibilité d’une majorité républicaine à la Chambre); voire, devant la perspective plus immédiate et avec des conséquences graves pour lui, s’il ne réagit pas, d’être placé devant un parti démocrate qui se détournerait de lui.
C’est un phénomène remarquable, essentiellement par sa rapidité (trois jours) et par sa cause (une élection partielle), mais compréhensible dans sa composition et dans son fondement une fois qu’il est affirmé. En trois jours, le système est entré dans une nouvelle phase de sa crise, cette fois en montrant les divisions profondes qui caractérisent les différents composants d’un système en crise. La crise du système déchire le système en fractionnant et en opposant ses composants sur la façon de l’affronter. Par conséquent, le président Obama, parfait “homme du système” par choix, devient un “président de crise” à l’image du système; à l’image du fractionnement du système en crise, il s’engage lui-même dans une position radicalisée qui lui est naturelle, qui est celle de son parti.
Si l’on veut, nous assistons à une phase en apparence et au départ purement tactique puisqu’il s’agit de comptabilité et de perspective électorale, de défense d’intérêts particuliers et partisans. Mais la rapidité et la force de la séquence font bien sentir que cette phase tactique peut soudain déboucher sur une crise stratégique, touchant le fondement des choses. Ce n’est pas une affaire de conviction mais une situation d’urgence, et ces termes militaires pour décrire la situation et sa potentialité conviennent parfaitement.
Il faut évidemment apprécier justement la complexité de la chose en écartant les schémas fondamentaux, qui nous disent certes des réalités de long terme mais qui, dans une situation tactique à potentialité stratégique en évolution si rapide et si fondamentale à la fois, nous conduisent à des jugements stéréotypés si l’on s’y accroche. Oui, certes, ils font tous partie du système et, en ce sens bien entendu, ils dépendent tous de la corruption inhérente du système. Mais nous nous trouvons sur le Titanic et l’on vient de réaliser que la voie d’eau (la colère de l’électeur, du peuple) est énorme. Alors, qu’ils soient tous corrompus et tous dépendants du système n’empêche nullement qu’ils mesurent l’ampleur de la crise (de la voie d’eau) et qu’ils s’engagent avec violence et détermination dans la voie qu’ils jugent adéquate pour aveugler la voie d’eau, et qu’ils mettent à peu près autant d’alacrité, qu’ils en mettent plus même, à défendre leurs propres intérêts, leurs propres conceptions, leur propre camp dans cette nouvelle phase. Les contradictions ne doivent donc plus nous arrêter dans notre jugement car elles forment le corpus même de la crise.
C’est “la discorde chez l’ennemi”, bien entendu, mais cette fois dans une atmosphère pressante, furieuse, dans une atmosphère de crise ouverte qui touche le système de plein fouet. Les événements décident, et l’élection du Massachusetts, avec sa puissance symbolique (perte du siège de Kennedy par les démocrates) et son illustration frappante des conditions de la crise (la réaction des électeurs), est un de ces événements décisifs. Il ne clôt rien, certes, ne décide rien, mais il ouvre une nouvelle phase de la crise en précipitant l’establishment dans une guerre civile d’autant plus vive et forte qu’elle s’appuie sur des rancœurs, des oppositions, des contestations jusqu’alors bridées et contenues de force. Tout cela éclate au grand jour.
Le calendrier est pour nous – c’est-à-dire, pour l’interprétation qu’on entre dans une nouvelle phase de la crise, la phase de “la discorde chez l’ennemi” transformée en guerre civile à l’intérieur du système. L’élection partielle du Massachusetts n’est pas un événement isolé malgré qu’elle soit un événement imprévu du à la mort d’un homme. Elle ouvre par un coup de tonnerre une campagne électorale qui devient instantanément, à cause d'elle, une bataille interne terrible et sans merci qui ressemble tant à une guerre civile.
Notre brave président, chez qui on avait cru distinguer des velléités de révolte et qui s’était rangé bien sagement, est brutalement réintégré dans sa position initiale de réformiste et d’activiste. Contre son gré, ou bien sans qu’il y ait songé puisqu’on nous dit qu’il s’agit d’un homme “qui ne sait pas ce qu’il croit”, Obama est précipité dans un nouveau rôle d’activiste parce que les événements en décident ainsi. La tension nouvelle qui l’a propulsé dans cette position n’est pas une tension de courte durée puisqu’elle va au moins durer jusqu’en novembre. Comme les autres, le président est le jouet des événements.
Ajoutez à cela l’étrange occurrence de la Cour Suprême, le fondement de la Loi et la poutre maîtresse du système, prenant et annonçant à cet instant précis une décision qui semble être comme si elle mettait tout le poids de cette Loi du côté de ceux que dénonce l’électeur, que dénonce le peuple par conséquent, que dénoncent les représentants du peuple inquiets pour leur réélection par conséquent – ses représentants, “We the people” selon les termes de la Constitution. La Loi s’élève contre la volonté du peuple, paraissant soudain, comme la Cour elle-même, une usurpation même de cette Loi… “La discorde chez l’ennemi” s’aggrave de “la confusion chez l’ennemi”, du “désordre chez l’ennemi”. Le système est montré dans une lumière crue et puissante, pour ce qu’il est, et sa crise à mesure.
Il reste à mesurer à leur juste valeur l’énorme potentiel de tensions, l’exacerbation des psychologies jusqu’alors contenues, qui affleurent dans cette phase nouvelle. Les USA, et essentiellement l’establishment, vivent dans un état de tension permanente depuis au moins le 11 septembre 2001; c’est une tension contenue, qui affleure à une occasion ou l’autre, mais qui ne cesse de se renforcer, de s’accumuler. A chaque occasion, la manifestation de cette tension est plus impressionnante, avant qu’on ne parvienne à la contenir de nouveau. Cette fois, elle est encore plus impressionnante que les précédentes, dans la logique des événements qui mènent le jeu et de l’exacerbation psychologique qui va avec. Cette fois, également, elle dispose d’un champ devant elle pour s’exprimer, puisque nous allons vers ces élections (novembre 2010) qui prennent une dimension de plus en plus décisive. La phase qui s’ouvre est une phase à potentialité explosive pour le système. L’année 2010 est, pour le système, une de ces années qu’on caractérise comme “une année de tous les dangers”.
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