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108623 août 2008 — “Traître!” a clamé Patrick J. Buchanan de sa plume de stentor. L’infamie concerne Randy Scheunemann, conseiller de John McCain (pourtant candidat du même parti de Buchanan), vétéran neocon et lobbyist pour la Géorgie de Saakachvili jusqu’au printemps dernier. Ce dernier point déplaît à Buchanan, – allez savoir pourquoi.
C’est dans sa chronique du 22 août sur Antiwar.com que Buchanan met en cause Randy Scheunemann. Les faits qu’il rapporte à son encontre sont effectivement intéressants, quoique du domaine public et déjà dit (déjà imprimé).
«He is the principal foreign policy adviser to John McCain and potential successor to Henry Kissinger and Zbigniew Brzezinski as national security adviser to the president of the United States.
»But Randy Scheunemann has another identity, another role. He is a dual loyalist, a foreign agent whose assignment is to get America committed to spilling the blood of her sons for client regimes who have made this moral mercenary a rich man.
»From January 2007 to March 2008, the McCain campaign paid Scheunemann $70,000 – pocket change compared to the $290,000 his Orion Strategies banked in those same 15 months from the Georgian regime of Mikheil Saakashvili.
»What were Mikheil's marching orders to Tbilisi's man in Washington? Get Georgia a NATO war guarantee. Get America committed to fight Russia, if necessary, on behalf of Georgia.
»Scheunemann came close to succeeding.»
Comme on l’a dit, les faits concernant Scheunemann sont connus. On sait que cet homme, très influents chez ses amis neocons, fut un des stratèges du lobbying en faveur de l’attaque de l’Irak, depuis la fin des années 1990, avec les connexions classiques dont celle d’Ahmed Chalabi, surnommé “le Washington irakien” et actuellement l’objet d’une enquête des autorités fédérales. Scheunemann et sa firme Orion sont sous contrat avec Saakachvili et la Géorgie de Saakachvili depuis 2002-2004. Le 21 août, Robert Dreyfuss, dans The Nation, avait exposé le cas en détails, avec les références nécessaires.
«It's no laughing matter that McCain's top adviser is multiply connected to Georgia, whose ill-advised assault on Russian positions in South Ossetia fully qualifies it as the first, overtly American-allied “rogue nation.” Most important, Scheunemann's former lobbying firm, Orion Strategies, received at lest $800,000 from the government of Georgia between 2004 and May 15, 2008, when Scheunemann finally severed his ties – officially, at least – to the firm. Before that, between January 1, 2007, and May 15, 2008, Scheunemann was officially on the payroll as both Georgia's lobbyist and McCain's top adviser, during which time Georgia paid Orion and $290,000 and McCain paid him $70,000.
»Indeed, there's a nice Iraq-Georgia connection through Scheunemann: the offices of Orion Strategies shared the same address as the neocon-inspired Iraqi National Congress, founded by charlatan Ahmed Chalabi, who was personally close to both McCain and Scheunemann, and the Committee for the Liberation of Iraq. They were all located on one, big, war-starting location.
»Scheunemann tied it all up in one big bundle when his Orion Strategies helped organize ten members of the former Soviet bloc to support the invasion of Iraq. As Ken Silverstein reported in the Los Angeles Times, Orion “scored its biggest success last year when 10 Eastern European countries endorsed the U.S. invasion. Known as the ‘Vilnius 10,’ they showed that ‘Europe is united by a commitment to end Saddam's bloody regime,’ Scheunemann said at the time.” According to US News and World Report, Orion also represented Latvia, Macedonia, and Romania.
»Last April 17, Scheunemann's business partner, Michael Mitchell, signed another $200,000 contract to represent Georgia, on the very same day that McCain says that he had a telephone conversation with Georgia's President Mikheil Saakashvili. Did McCain urge Saakashvili to sign the contract? Did Scheunemann and Mitchell urge Saakashvili to lobby McCain to support Georgia? The Post reported that Scheunemann “prepped” McCain for the call to Saakashvili. It's a blindingly obvious conflict of interest, and frighteningly it's one that conceivably could drag the United States into yet another war in that unstable part of the world.»
“Conflit d’intérêts”? Buchanan conclut dans ce sens, effectivement, lorsqu’il termine son article dont le titre est: «And None Dare Call It Treason», par ces exhortations et lamentation, c’est selon, toutes marquées sans aucun doute par la fureur:
«Why would McCain seek foreign policy counsel from the same discredited crowd that has all but destroyed the presidency of George Bush?
»“Against the insidious wiles of foreign influence ... a free people ought to be constantly awake,” Washington warned in his Farewell Address. Our Founding Father was warning against the Randy Scheunemanns among us, agents hired by foreign powers to deceive Americans into fighting their wars. And none dare call it treason.»
Outre d’être un chroniqueur et un auteur, Buchanan a un passé politique. Républicain, speech-writers de Reagan, il fut candidat républicain aux primaires en 1992 et 1996 et, lors d’une élection ou l’autre, inquiéta le candidat “officiel” du parti. Même s’il fait partie d’un courant minoritaire du parti républicain, anti-guerre et isolationniste, Buchanan n’est pas complètement un marginal, notamment à cause de ses positions comme chroniqueur dans le monde de la presse. Tout cela explique que son intervention, si elle ne constitue pas un événement politique majeur, a néanmoins un certain écho. Le site RAW Story publie le même jour un texte qui signale cette affaire («According to conservative commentator and former presidential candidate Pat Buchanan, Sen. John McCain's chief foreign policy adviser Randy Scheunemann is a ‘dual loyalist,’ ‘neocon warmonger’ involved in activities that ‘none dare call treason.’»).
Les gens de l’équipe McCain ont déjà réagi aux attaques contre Scheunemann, venant des démocrates, y compris de l’équipe Obama, jusqu’à l’intervention de Buchanan. Ils ont même été jusqu’à y dénoncer “la main de Moscou”, ce qui montre une singulière souplesse d’esprit et un très classique argumentaire neocon de relations publiques. («McCain staff have called the criticism of Scheunemann's ties to Georgia “disgraceful,” and even alleged that Democrats are parroting claims injected into Western media by a Russian public relations firm.») D’une façon générale, on ne prévoit pas que “l’affaire Scheunemann”, si affaire il y a, puisse déboucher sur un scandale politique d’importance. Comme le note Dreyfuss: «So far, both the Democratic National Committee and the Obama campaign have criticized McCain for his ties to Scheunemann. But there doesn't seem to be any momentum either for a direct legal challenge or a congressional investigation, which could subpoena the players and get sworn testimony.»
Tout cela mérite-t-il le mot de “trahison”, et le mot de “trahison” a-t-il encore un sens?
Il est vrai qu’il est difficile, vraiment très difficile de ne pas voir au moins “la main de Scheunemann” dans les prises de position de McCain sur la Géorgie. (Ce n’est pas une image, l’histoire de “la main”, puisqu’il semble que Scheunemann ait tendu obligeamment le cornet du téléphone, si l’on peut parler de “cornet” aujourd’hui, à son patron McCain, un jour d’avril dernier, et lui disant: “Vous avez Mikhaïl [Saakachvili] au bout du fil”, – “Hello, Mikhaïl”, aurait dit McCain, selon nos sources à l’oreille aiguisée. Depuis, “nous sommes tous Géorgiens”.)
McCain a été l’un des hommes politiques américanistes les plus empressés pour soutenir la Géorgie depuis le 7 août. Il a eu une de ces phrases fameuses, sortie tout droit de son équipe de communication, sous l’inspiration éclairée de Scheunemann: «We are all Georgians». L’un dans l’autre, nous sommes conduits à confirmer qu’il est difficile de ne pas voir dans cette activité du candidat républicain l’effet de l’attention affectueuse de Scheunemann pour son chef, et pour Saakachvili. Pour autant, s’agit-il de “trahison” de la part de Scheunemann?
Répétons donc notre question: le mot de “trahison” a-t-il encore un sens aujourd’hui? Il ne s’agit pas seulement d’une question railleuse, même si l’on peut y entendre un soupçon de raillerie. Elle doit être également considérée avec sérieux. La trahison, dans le sens le plus large du terme, suppose la rupture d’un engagement, que ce soit un serment, une parole donnée, etc. Il n’y a pas de trahison s’il n’y a plus de valeurs élevées à trahir; il y a alors rupture de contrat, indélicatesse, etc. La trahison suppose a contrario, au départ, l’adhésion d’un individu à des valeurs qui sont par nature hors du seul champ de la vénalité, du simple intérêt, de la corruption tant vénale que psychologique; ce sont des valeurs que nous qualifierions d’“héroïques”, des “vertus hautes” impliquant nécessairement le désintéressement par rapport au caractère exclusif du domaine de la vénalité tel qu’il existe aujourd’hui; comme toute valeur héroïque, il s’agit d’engagements individuels pris en toute liberté à l’égard de certaines références de substance, sans sollicitation d’éléments extérieurs comme la vénalité et les divers types de corruption. L’aspect juridique de la trahison, qui a ensuite été instituée comme un des méfaits les plus graves puisqu’il prévoit souvent la peine de mort en temps de guerre (pour les pays qui osent encore conserver la peine de mort), est une conséquence de l’existence non codifiée de cette valeur héroïque à l’origine. Selon cet aspect juridique, on peut éventuellement classer la trahison dans un domaine de “la morale publique” ou de la “morale patriotique”, voire d’une “morale éthique”, mais la chose reste marquée par sa définition originelle.
La question devient de savoir si, dans notre époque, une telle situation est encore possible. Les neocons (néo-conservateurs US) ont fait beaucoup pour faire évoluer la problématique de la chose. Nous nous sommes déjà arrêté au cas de Richard Perle, sans aucun doute homme intelligent et homme de conviction, – donc avec quelque chose d’“héroïque”, quelles que soient la valeur et la pertinence de ses engagements, – et pourtant homme corrompu au sens classique du terme, directement en connexion avec ses activités où se marque son engagement, et corrompu à cet égard d’une façon massive. Les neocons ont institutionnalisé jusque dans le domaine suprême de la grande politique et de l’idéologie un fonctionnement vénal et corrupteur, jusqu’alors évident mais encore dissimulé, et par conséquent contraint dans certaines bornes d’apparence. Cela ne signifie évidemment pas que ces hommes n’aient pas de choix politiques ou de choix idéologiques, en général plutôt de type hystérique. Si ces choix pèsent évidemment de tout leur poids sur l’orientation de leur action, ils n’ont guère de rôle dans les engagements formels qu’ils contractent, qui sont tous marqués par leur caractère vénal.
L’“institutionnalisation” ainsi apportée, qui n’est bien sûr pas cantonnée aux néo-conservateurs même si elle leur doit beaucoup, a fait que les rapports vénaux ont envahi toutes les activités possibles du champ politique et moral. Nous ne pensons pas qu’il faille s’en plaindre; au contraire, c’est mettre à jour sous une lumière crue une situation de vénalité et de corruption qui existait d’ores et déjà pour l’essentiel; et c’est y ajouter la corruption psychologique qui est désormais générale, – l’essentiel de cette corruption psychologique étant justement d’accepter la relégation à l’accessoire de type colifichet des valeurs “héroïques” au profit des “valeurs” vénales et corruptrices, de tout concevoir en “valeurs” vénales et corruptrices. (Pour tenter d’atténuer le choc, le système a mobilisé la “morale”, qui est désormais toute entière déterminée par les intérêts vénaux et corrupteurs, qui a pour mission de couvrir la situation d’un manteau de vertu. Mais la morale ainsi transformée et machinée est irrémédiablement faible, trompeuse et creuse, sans substance, parce qu’elle n’est plus appuyée sur des valeurs héroïques. La vertu qu’elle prétend imposer est aussi diaphane qu’un manteau élimé. Aujourd’hui, elle suscite chez ceux qui la mettent en cause le sarcasme bien plus que le remord. Elle est totalement indigne de respect et, perdant sa légitimité, perd d’autant son autorité.)
Le test suprême de cet arrangement se trouve dans la résistance de la psychologie humaine à sa propre corruption, particulièrement aggravée par le triomphe de la vénalité et l’élimination massive des valeurs héroïques. Notre conviction est que nous avons déjà des signes indirects du caractère insupportable de cette corruption psychologique. La paralysie conceptuelle du monde politique, l’extension démesurée du virtualisme, avec les conséquences des erreurs politiques catastrophiques et de la décadence accélérée du système, sont parmi les signes indirects du poids que fait peser sur nous cette corruption psychologique; la disparition des valeurs héroïques emprisonne la pensée, et l’action par conséquent, dans les rets du conformisme du système vénal.
Les valeurs “héroïques” dans la vie publique courante ont effectivement été pulvérisées par cette évolution. Ce processus accompagne l’attaque générale contre les références de l’“héroïsme” que sont l’identité, la souveraineté et la légitimité. Dans ce cas également, l’exposition et l’organisation du mal général que nous avons atteint ne sont pas une mauvais chose mais paradoxalement une bonne chose. La latence de l’“héroïsme” et de ses références reste forte dans la conscience et ces valeurs ne sont plus compromises comme elles l’étaient dans la phase précédente, par la mission qui leur était assignée de faire persister une apparence qui leur correspondît. Aujourd’hui, nous jouons à découvert et un chat peut être appelé un chat. Dans ce contexte, la “trahison” n’existe plus, – n’existent plus, effectivement, que rupture de contrat, indélicatesse, etc., toutes choses qui se négocient. Scheunemann étant “acheté” par Saakachvili, lui-même “acheté” par les forces d’influence US et ainsi de suite, le concept de “trahison” apparaît incongru. Il s’agit d’une chaîne de corruption normale, avec sa logique qui la justifie complètement. Ce n’est pas pour autant que nous sommes débarrassés des divers caractères qui alimentent le malaise psychologique.
Même dans cette situation générale de corruption acceptée, la proclamation de la “trahison” de Scheunemann nourrit un certain malaise. Si par un mécanisme incontrôlé du système médiatique, comme on en a souvent l’exemple, l’affaire devenait nationale et sensationnelle (au sens entendu pour la presse), Scheunemann serait violemment dénoncé même au cœur du système américaniste, cela mettant en évidence ses contradictions de substance. D’où un malaise psychologique supplémentaire et ainsi de suite. Ainsi évolue et accélère une décadence, nourrissant un déclin également accéléré, tout cela dans une phase d’auto-alimentation qui nous paraît très satisfaisante pour notre compte. (C’est la caractéristique de notre civilisation: autant un citoyen romain pouvait se lamenter de la décadence de l’Empire en mesurant certaines choses hautes qu’il perdait ainsi, autant un “citoyen occidental” doit se réjouir de la décadence de l’“empire occidental”, tant cette décadence est évidemment une œuvre de salut public et universel montrant que tout n’est pas complètement perdu.)
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