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119914 mars 2011 — Tohoku est la région nord-est du Japon touchée par le cataclysme. Considéré froidement, quantitativement, selon les données scientifiques les plus communes et les plus basses dans leurs conceptions, le cataclysme, – tremblement de terre plus tsunami, sans doute d’une puissance sans précédent dans l’enregistrement “scientifique” de ces catastrophes, – a déjà, sans aucun doute, une “dimension biblique”. Il y a ces caractères qui sont fortement symboliques d’un événement cosmique propre à porter l’esprit jusqu’au champ de la signification métahistorique de la catastrophe, d’avoir fait bouger l’axe de la planète Terre de 25 centimètres et d’avoir déplacé l’archipel nippon de 2,4 mètres (ce dernier point, hypothèse de calcul du U.S. Geological Survey)… The Independent du 12 mars 2011 décrit ainsi la chose. (L’indice de magnitude 8,9 serait finalement de 9,0.)
«At 8.9 magnitude, the quake radiated energy equivalent to exploding 1.5 billion tons of TNT (or 1,500 one-megaton nuclear bombs) beneath the seabed. Or, to put it another way, roughly enough power to meet the US's needs for one month, according to the US Geological Survey. The impact shifted the Earth's axis by nearly 25cm, and moved the Japanese coast several metres.»
On connaît la dévastation, le désastre, l'angoisse et la panique, le désarroi, l’impuissance des mesures pourtant massives contre le chaos universel causé par la fureur du monde. Alors qu’aux premières heures de la catastrophe, des scientifiques se gardaient de dramatiser pour mieux mettre en évidence (en y croyant, certes) ce qu’il pouvait y avoir de “positif” dans la chose, très vite est apparue la connexion entre cette fureur du monde et ses effets, et le paradoxe effrayant de cette civilisation de l’“idéal de la puissance”, ce produit antagoniste du déchaînement de la matière et du système du technologisme, entre son extrême puissance, justement, et l’extrême vulnérabilité, jusqu’à la fragilité catastrophique, qui en sont le revers inéluctable… Et symbole, à nouveau, puisque le seul pays au monde qui ait eu à subir l’horreur d’une attaque nucléaire (atomique) en août 1945, qui est l’un des pays les plus exposés à cette fureur-là du monde, voit aujourd’hui, en mars 2011, la menace d’une nouvelle catastrophe nucléaire à cause de cette même fureur qu’on ne peut contenir, – et alors, l’analogie assez comptable du Premier ministre japonais («Le Japon vit sa plus grave crise depuis la deuxième Guerre mondiale») est doublement fondée, et fondée aussi bien dans la matérialité des choses que dans la symbolique diabolique de la destruction.
…En effet, la conséquence potentiellement la plus catastrophique, la plus terrible et la plus spectaculaire du drame se trouve dans ses conséquences indirectes sur les centrales nucléaires japonaises. Ce drame mesure symboliquement le sort auquel est confronté le Japon, avec en perspective la possibilité d’un effondrement économique, financier et social dans les conséquences de cette catastrophe générale.
• Le Guardian du 12 mars 2011 observait et résumait l’effet initial du choc de la catastrophe sur les centrales nucléaires et, au-delà, sur la cohérence et : «The nation was one short step away from enduring genpatsu-shinsai – an atomic disaster triggered by the shock of an earthquake that leading Japanese seismologists had been predicting for several years. […] In the wake of the impact of Friday's earthquake and tsunami, the Fukushima incident has strained life in Japan to an almost unendurable level, and although catastrophe appears to have been averted the incident has raised serious concerns about Japan's enthusiastic use of nuclear energy. Reactors generate almost a third of the country's electricity and there are plans, already well advanced, to raise this to 50%. For the nuclear industry, the Fukushima incident could not have come at a worse time. Unravelling what happened and how close the nation came to disaster will preoccupy scientists and engineers for years.»
• The Independent, du même 12 mars 2011, signalait les possibilités d’extension du danger nucléaire, après la première explosion… «Japan was battling to head off a further catastrophe last night, after a nuclear power station damaged by the earthquake was rocked by a huge explosion. […] But, as the country's Prime Minister, Naoto Kan, appealed for calm over the state of the reactor, a nuclear consultant, John Large, claimed the explosion must have dispersed “a lot of radioactivity”. He said: ”It defies the Japanese government line that the [reactor] vessel is still intact. The reality is that this plant has been devastated by an explosion. I'd expect to see a significant nuclear release.” The blast immediately provoked fears that Japan could be plunged into the worst nuclear contamination incident since the disaster at Chernobyl, 25 years ago…»
• Enfin, une nouvelle alerte, avec une nouvelle explosion dans un deuxième réacteur, hier (selon
• …Une dépêche de Reuters, relayée le 13 mars 2011 par CommonDreams.org, résumait les perspectives : «Japan's nuclear crisis intensified Sunday as authorities raced to combat the threat of multiple reactor meltdowns and more than 170,000 people evacuated the quake- and tsunami-savaged northeastern coast where fears spread over possible radioactive contamination. Nuclear plant operators were frantically trying to keep temperatures down in a series of nuclear reactors - including one where officials feared a partial meltdown could be happening Sunday - to prevent the disaster from growing worse.»
Il est difficile, non, il est impossible de ne pas rapprocher cette catastrophe, “de dimensions bibliques” comme celles de la Russie et du Pakistan l’été dernier, de la crise du Système qui met à nu les ambitions monstrueuses de puissance, et les faiblesses qui ne sont pas moins monstrueuses, de cette civilisation qui a tout sacrifié à la matière et au quantitatif. Mais plus encore qu’en Russie et au Pakistan, la sophistication de l’ensemble japonais qui reste un des fleurons du Système rend encore plus grande et plus spectaculaire son extraordinaire vulnérabilité, qui va s’exprimer dans les semaines à venir dans les possibilités d’effondrement de cette puissance économique, avec des enchaînements imprévisibles sur le reste (phénomène d’une nouvelle chaîne crisique, qui serait un enchaînement sur la première
…Cette folie, on la retrouve naturellement, quoique sous une autre forme, avec le colonel Kadhafi, – qui est le chaînon pour l’instant extrême de la chaîne crisique commencée le 19 décembre 2010 en Tunisie. La catastrophe japonaise a quelque peu éclipsé la crise libyenne, et pourtant il y a entre les deux choses plus de points communs qu’on ne croirait, essentiellement si l’on prend la crise libyenne pour ce qu’elle est essentiellement, – “le chaînon pour l’instant extrême de la chaîne crisique...” Il y a un excellent texte de Robert Fisk, dans The Independent du 12 mars 2011, une sorte de portrait psychologique de Kadhafi, selon l’idée, contenue dans le titre, que “les Palestiniens comprennent Kadhafi bien mieux que nous-mêmes”… «A meeting with a close friend of a son of Gaddafi. “He [Kadhafi] wants a battle, habibi, he wants a battle. He wants to be the big guerrilla hero, the big man who fights the Americans. He wants to be the Libyan hero who takes on the colonialists. Mr Cameron, Mr Obama, they will do it for him. They will give him the hero title. They will do what he wants.”»
A la fin des années 1970 et jusqu’à son assassinat à l’automne 1981, l’Egyptien Sadate ne désignait Kadhafi que par l’expression “le fou de Libye”. Non que Kadhafi le menaçât outre mesure mais plutôt parce que “le fou de Libye” l’apostrophait à peu près chaque semaine pour lui proposer de manière pressante un nouveau projet complètement fou, reprenant en général des schémas d’unions et d’intégrations de divers pays, dont la Libye et l’Egypte, ou bien la formation intégrée d’un continent entier sous la bannière de son “petit livre vert” (sorte de “petit livre rouge” de Mao pour un empire arabo-musulman à créer), ou bien du pourtour arabe de la Méditerranée, ou bien une croisade quelconque contre quelque Infidèle à la cause du Ubu-colonel. Kadhafi évoluait entre la mégalomanie et l’incantation, protégé par sa Garde Prétorienne d’“amazones”, versant par périodes dans le terrorisme, par périodes dans une collaboration empressée et argentée avec le Système américaniste-occidentaliste qu’il savait arroser de ses fastes pétroliers. Ce “double jeu” qui correspondait surtout à une sorte de maniaco-dépression politique fit de lui un original parmi les dictateurs du cru, qui avait tout pour faire partie de l’“axe du mal” de Bush et qui n’en fit jamais tout à fait partie. Finalement, on se retrouvait à Tripoli entre amis du Système, comme depuis 2006-2007, pour signer de gros contrats de pétrole et d’armements divers.
De même, et comme par une sorte de magie des Mille et Une Nuits, Kadhafi rendait un peu fous ses amis et adversaires, ou ses amis-adversaires, et aujourd’hui il les rend presque aussi fous que lui-même. Sarkozy le recevant et acceptant sous la pression d’un ultimatum colorée de lui faire installer sa tente venue du désert en plein Paris, ou Sarkozy choisissant comme super-ministre des affaires étrangères d’occasion le prince des mystifications dérisoires, BHL lui-même, pour annoncer des “frappes ciblées” contre le même Kadhafi, – c’est, dans un autre genre, une folie équivalente à celle de Kadhafi. Aussi tout cela se termine-t-il par un affrontement où Kadhafi peut enfin se proclamer comme une sorte de Commandeur des Croyants affrontant les Infidèles, cela sous une forme postmoderniste qui privilégie l’image d’un “Che” des sables libyens contre les impérialistes américanistes-occidentalistes, – «…the big guerrilla hero, the big man who fights the Americans… […] the Libyan hero who takes on the colonialists.»
Après tout, cette posture-galégade renvoie à l’imagerie que le système américaniste-occidentaliste a lui-même créée depuis le 11 septembre 2001. Les ambitions guerrières de Kadhafi affirmant qu’il est engagé dans une bataille suprême qui va bouleverser le monde renvoient à la description des menaces suprêmes faite par les néo-conservateurs, dénonçant l’islamo-fascisme et les projets d’installation d’un Grand Califat mastiquant le projet de ne faire qu’une bouchée de la civilisation américaniste-occidentaliste, et chrétienne cela va de soi. Kadhafi est une créature du Système, par antinomie arrangeante et antagonisme bien tempéré, selon les périodes. Pour ce qui est de la situation qui s’est développée depuis quelques semaines autour de son cas, et dans le cas de la révolte des Libyens harassés par la tutelle erratique de leur Ubu-colonel, et dans tout cela où nos responsabilités se mesurent à notre intérêt pour les barils de pétrole et les phantasmes anti-Grand Califat de nos idéologues, il y a, comme plus haut (Japon) à propos du Système face aux éléments déchaînés et déployant toute sa puissance pour rendre encore plus catastrophiques les conséquences de l’action de ces éléments déchaînés, – “quelque chose de la folie là-dedans”…
L’article de The Independent sur la catastrophe au Japon se devait d’introduire une notion d’espoir, et de cet espoir qui dit que tout peut recommencer sans que rien d’essentiel soit changé, – que tout peut recommencer pour la sauvegarde face à la catastrophe générale du monde à l’intérieur du même Système qui nous conduit et nous confronte à la catastrophe générale du monde. Aussi avons-nous dans le quotidien ce paragraphe, qui fournira, choix caractéristique, le titre de la première page («Don’t give up, Japan. Don’t give up, Tohoku. A nation’s rallying call») : «But despite everything, Japan's spirit remains intact. As one blogger wrote yesterday: “Our grandparents rebuilt Japan after the war and the growth was considered a miracle around the world. We will work to rebuild Japan in the same way again. Don’t give up Japan! Don't give up Tohoku [the north-east région]!”»
Pour la Libye, il s’agit de proclamer les chances de la “démocratisation”, qui finirait par l’emporter contre un régime dont les caractères furent ceux qui, tant qu’il durait dans l’ignorance de sa contestation, arrangeaient le Système américaniste-occidentaliste, parce que cette “démocratisation” permettrait au Système de “rebondir” et d’à nouveau proposer son “modèles” aux Libyens débarrassés de leur Ubu-colonel. C’est dans tous les cas ce qu’on perçoit dans les cerveaux, également harassés, des diplomates américanistes-occidentalistes soumis aux exigences de la puissance déchaînée du Système et aux exigences tout aussi capitales du ripolinage moralisant des clowns type-BHL (et accessoirement, aux impératifs électoraux d’un Sarko quelconque, puisque c’est bien là la pensée stratégique, voire philosophique, de l’activisme de ce président dans cette affaire, – être réélu en 2012). C’est une ambition d’une pathétique pauvreté, qui démontre l’effacement dramatique de tout rythme vital du Système, son essoufflement devant le rythme de la “chaîne crisique” qui a commencé à se dérouler en décembre 2010. D’une certaine façon, et de la façon qui nous intéresse, le Système est ici, du point de vue de la politique, dans la même position où il se trouve au Japon, du point de vue des éléments déchaînés, avec les attributs de sa puissance (l’infrastructure nucléaire civile dans ce cas, puis les incalculables conséquences économiques, – avec une nouvelle chaîne crisique, ou une nouvelle avancée dans un autre domaine de la chaîne crisique initiale ?), comme autant de boulets épouvantables à traîner et de bombes à retardement prêtes à exploser, – et qui explosent, ma foi.
Ainsi en est-il de la parenté jusqu’à la similitude dans ces deux pièces dramatiques. Le Système se trouve devant des occurrences adverses qui sont marquées essentiellement par le rythme, par la puissance animée par le rythme, qui prennent de court la puissance désormais statique d’un Système en cours d’effondrement. Ce qui s’apparente à la mise en évidence de la fragilité des structures de la puissance technologique et industrieuse du Système, au Japon, c’est le rythme des crises dont la dernière en date est la Libye, des crises qui ne déploient leur force que dans ce rythme, effectivement pour porter des coups déstructurants dans un ensemble auquel le Système s’était habitué, qu’il avait organisé indirectement ou pas à son avantage, où il avait ses intérêts et ses influences.
Dans les deux cas, il ne s’agit de rien de moins que d’attaques déstructurantes contre la puissance du Système, animées par des courants et des forces répondant aussi bien à des mécanismes naturels qu’à des mécanismes politiques et populaires, les uns et les autres de type métahistoriques. La crise du Système est effectivement devenue complètement eschatologique et les pressions qui ne cessent de l’aggraver dépendent de domaines et de forces, de plus en plus nombreux, qui échappent à la maîtrise des acteurs humains, particulièrement les directions politiques asservies au Système, – domaines et forces sur lesquels ces acteurs humains n’ont plus aucune prise puisqu’ils n’en ont aucune compréhension. Ainsi les “acteurs humains” tendent-ils à devenir de plus en plus, en langage cinématographique, des “figurants humains”.
Les véritables effets se font sentir dans le domaine de la psychologie. Autant les populations japonaises, que les populations arabes (libyennes), et aussi américaines et occidentales, perçoivent avec de plus en plus d’acuité la vulnérabilité et la fragilité du Système. L’avancement de cette perception, qui n’a nul besoin de réalisation consciente, qui est même favorisée par l’absence de réalisation consciente, conduit au constat d’une perception également inconsciente que ce Système est une mystification qui répond au diktat de la matière déchaînée. Le vide s’agrandit encore devant ces psychologies touchées de plein fouet par la crise du Système.
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