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968Depuis que la Grèce connaît ses difficultés dans le cadre européen synonyme de paix et de prospérité, soit depuis 2010-201 au moins, une question flotte en arrière-plan, qui concerne l’attitude de la Turquie. Les deux pays ont connu depuis plusieurs décennies des périodes d’affrontement aigus et des contentieux existent toujours, notamment vis-à-vis des prérogatives de chacun sur diverses zones de la Mer Égée, sur la question de Chypre, etc. Bien qu’alliés dans l’OTAN, le “conflit” gréco-turc est un classique de l’après-guerre, depuis 1945. Certains experts et diplomates grecs ont parfois évoqué l’hypothèse d’une Turquie profitant de l’affaiblissement de la Grèce pour prendre l’avantage ici ou là, dans l’une ou l’autre querelle, et il y eut même des occurrences où l’on enregistra des possibilités d’incidents aériens, avec certaines incursions turques dans l’espace aérien au-dessus d’eaux territoriales grecques faisant l’objet de contestations turques. D’autres reproches ont été adressés par certains milieux grecs à la Turquie, sur le fait que la Turquie, qui reçoit un nombre considérable de réfugiés syriens, facilitaient leur transfert vers la Grèce, déjà surchargée de réfugiés et dans l’état catastrophique qu’on sait.
Il est ainsi d’autant plus remarquable que la Turquie se soit signalée pour la première fois dans la crise grecque de façon marquante, officielle et volontaire, hier, avec une intervention du Premier ministre Ahmed Davutoglu, vis-à-vis de la situation grecque, dans un sens complètement positif d’une proposition solidaire d’aide à la Grèce. AFP (La Croix du 30 juin 2015) retranscrit l’essentiel des propos de Davutoglu...
«Le Premier ministre islamo-conservateur turc Ahmet Davutoglu a offert mardi l'aide de son pays à la Grèce, au bord du défaut de paiement, en s'affirmant prêt à étudier “toute proposition de coopération” avec son voisin. “Nous voulons que la Grèce soit forte, [...] nous sommes prêts à aider la Grèce à se sortir de la crise économique en coopérant dans le tourisme, l'énergie, le commerce”, a déclaré M. Davutoglu lors d'un discours devant les députés de son parti. “Nous allons prendre contact avec la Grèce pour organiser une réunion de coopération à haut niveau dès que possible, afin d'étudier des mesures conjointes sur la crise financière” qui frappe la Grèce, a-t-il ajouté.»
Sputnik-français, qui rapporte également l’intervention de Davutoglu, a interrogé d’autres hommes politiques, turcs et grecs, et a obtenu partout des réactions extrêmement favorables à cette démarche. (Sputnik-français le 30 juin 2015.)
«...Interrogé par Sputnik, [et parlant d’une “aide humanitaire” de $1,9 milliard, le député du Parti démocratique du peuple, Ertugrul] Kurkcu a dit: “Cela serait la meilleure aide possible pour notre voisin qui se trouve actuellement dans une situation économique difficile. Cela développerait l'amitié et la reconnaissance du peuple grec, et nous permettrait d'établir la paix dans la région de la mer Égée”. Selon le député, la Turquie a suffisamment de ressources pour aider la Grèce, surtout qu'en 2013, Ankara a versé 1,9 milliards de dollars d'aide humanitaire aux organisations internationales. “On pourrait donner cette aide à la Grèce comme une dette sans intérêts”, a-t-il indiqué. D'après M. Kurkcu, le paiement de 1,6 milliards d'euros, qui représente la partie de la dette qu'Athènes doit payer maintenant, aurait pu être un pas diplomatique efficace permettant à la Grèce d'éviter le default de paiement et d'organiser le referendum. “Nous avons fait cette proposition car nous sommes solidaires avec le gouvernement de Syrisa et nos objectifs politiques sont identiques”, a souligné M. Kurkcu.
»Le député de Syriza Sia Anagnostopoulou s'est félicité de cette proposition de la Turquie. “La solidarité des pays voisins est très importante. Ensemble, on peut devenir plus fort et plus riche. Dans ce contexte, la proposition de M. Kurkcu est très importante pour nous”, a-t-il déclaré.»
On peut supposer que si Davutoglu parle, c’est sans guère de doute qu’il a l’aval complet d’Erdogan bien entendu (Davutoglu ne prendrait pas une position pareille sur un sujet aussi sensible sans l’aval du président, et d’autre part les deux hommes sont très proches). La prise de position de la Turquie, en général hostile à la Grèce, en faveur d’une solidarité active avec la Grèce peut paraître étonnante, mais qu’est-ce qui est encore vraiment étonnant dans la politique fantasque d’Erdogan, dans tous les sens, parfois dans les pires, parfois dans les meilleurs. (L’aspect fantasque d’Erdogan semble d’ailleurs réservé surtout à tout ce que se trouve sur son Est/Sud-Est, c’est-à-dire le Moyen-Orient d’une façon générale. Sur son côté Nord/Nord-Est, et notamment avec le cas de la Russie, Erdogan semble en général moins fantasque et s’en tenir à des lignes plus fermes : le Grèce est dans cet azimut-là.) Par conséquent, que la Turquie d’Erdogan adopte vis-à-vis de la Grèce une politique de solidarité active alors qu’elle a de longue date été hostile à la Grèce et qu’elle aurait pu simplement rester indifférente, ne doit pas surprendre plus que d’autres tournants d’Erdogan. Mais celui-ci de tournant est de belle facture et, bien négocié, il deviendrait sans aucun doute extrêmement intéressant ; bref, il mérite qu’on s’y attarde au-delà du simple constat d’une simple initiative “humanitaire” dont nos directions-politiques du bloc BAO raffolent. (Mais de leur part, jusqu’ici, point d’aide “humanitaire” pour la Grèce...)
La différence de langage entre les Turcs vis-à-vis de la Grèce d’une part, entrer les “institutions” et autres Européens-Système vis-à-vis de la Grèce également d’autre part, est frappant. Les premiers parlent politique, solidarité régionale, facteur humain de solidarité, nécessité de stabilité commune, responsabilité politique et humaine partagée ; les seconds parlent lois économiques (à leur avantage), labyrinthe financier, idéologie capitaliste sectaire, ultimatum comptable, machinerie à déstructurer les économies, montage de dette pour détruire des nations au profit des banques, etc. D’un côté, un langage humain et politique, de l’autre celui d’une machinerie impitoyable sans le moindre intérêt pour le facteur humain. Plus encore, dans les déclarations citées, on a l’impression que tout se passe comme si la Grèce affronte un adversaire qui est également celui de la Turquie, et cet adversaire ne peut être que l'argent-imposture, l’écrasement aveugle des peuples par la machinerie-Système, la finance qui fait son travail de bulldozer et nivelle les structures humaines au profit de ses actionnaires et du système du type-“même combat” ... La solidarité se trouve également à ce niveau, qui est celui des communautés, des peuples, des rassemblements humains se constituant naturellement en antiSystème parce qu’ils sentent inconsciemment que cette attaque du Système contre l’un d’entre eux les concerne tous, parce que le Système ne fait aucun détail ni n’envisage aucune exception pour personne, qui soit structuré et de facture pérenne, absolument personne.
Bien sûr, on pourrait évoquer des manœuvres turques, des avantages dont la Turquie pourrait faire état plus tard vis-à-vis de la Grèce en compensation de l’aide qu’elle aurait l’intention de prodiguer, ce qui n’est d’ailleurs ni impossible ni de mauvaise guerre, mais nous préférons considérer la situation comme elle apparaît dans toute sa crudité et sa massivité parce qu’elles est infiniment plus intéressante. (Et cela, même si l’aide de la Turquie à la Grèce est minime par rapport aux besoins turcs : dans ce cas, le geste a une puissance politique sans commune mesure avec le montant de la somme envisagée, et c’est bien la politique qui nous intéresse dans cette affaire bien plus que les grands décomptes des comptables de la finance.) On pourrait également ajouter que, si manœuvre il y a, elle pourrait être celle de la Turquie disant à la Grèce et à la cantonade : “l’UE ne veut pas de nous mais regardez comment l’UE traite ceux qui font partie d’elle et comment nous, nous traitons un des membres de l’UE”.
On ajoutera enfin une dimension régionale plus large. Cette main turque tendue à la Grèce devrait encourager la Grèce à se rapprocher de la Turquie, comme elle devrait poursuivre, cette fois que les agressions catastrophiques d’origine européenne sont bien présentes et identifiées comme telles, ses ouvertures vers la Russie d’une façon plus sérieuse qu’elle ne l’a fait jusqu’ici. On noterait alors aussitôt qu’on tombe sur un ensemble qui a de la cohérence, à cause d’une part de la proximité entre la Russie et la Turquie (malgré un moment de relations refroidies qui nous semble passager de la Turquie vis-à-vis de la Russie parce que Poutine a assisté aux cérémonies du centenaire du génocide arménien), à cause d’autre part et surtout de la transformation du gazoduc SouthStream, abandonné sèchement au nez à la barbe de l'UE par la Russie en décembre dernier, et son remplacement proposé par le gazoduc TurkStream allant de la Russie jusqu’à la Turquie et remontant vers l’Europe, – justement, tiens, par la Grèce.
Mis en ligne le 1er juillet 2015 à 09H54
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