La Turquie et l’OCS, sans plaisanter…

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La Turquie et l’OCS, sans plaisanter…

Il s’agit d’une idée jetée lors d’une interview télévisée par le premier ministre turc Erdogan en juillet dernier (voir le 30 juillet 2012), rapportant qu’il avait évoqué, d’une façon très informelle, certains disent sous forme de plaisanterie, lors d’une rencontre, également en juillet 2012, avec le président russe Poutine. Erdogan avait évoqué l'hypothèse de l’abandon définitif de tout projet turc d’entrer dans l’Union européenne, et d'évoquer là-dessus la possibilité de l'adhésion de la Turquie à l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai, essentiellement basée sur l’axe Moscou-Pékin, avec quelques pays de l’Asie centrale, et nombre de pays invités comme observateurs et éventuellement tentés par une éventuelle proximité, voire plus, avec cette organisation, – notamment l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran, etc.)

Voilà qu’Erdogan remet l’affaire sur le tapis. Assez curieusement, on en parle d'une façon appuyée avec un certain décalage par rapport à la déclaration d'Erdogan, faite le 25 janvier 2013 sur la même chaîne télévisée où avait eu lieu la première déclaration. Cette hypothèse semble à la fois si farfelue, si improbable, qu’on hésite un temps à la commenter. Toujours est-il que la déclaration de juillet d’Erdogan est désormais classée comme “une plaisanterie” et celle du 25 janvier 2013 considérée comme beaucoup plus sérieuse.

Le 29 janvier 2013, l’excellent site Al Monitor qui couvre toutes les affaires du Moyen-Orient, reprenait dans sa section Turkey Pulse un article de Can Dundar, commentateur du journal turc Milliyet. L’article tourne en dérision, du point de vue politique, l’idée émise par Erdogan, mais la considère tout de même comme sérieuse. La dérision se trouve dans le fait que le commentateur voit cette perspective de l’OCS comme “un pas en arrière” pour la Turquie, – pour schématiser selon notre humeur caricaturale, la Turquie tournant le dos à la civilisation (le bloc BAO) pour embrasser la barbarie sino-russe & compagnie…

«…The way I see it is this: the Shanghai camp is comfortable. There are no progress reports to deal with. There is no record-keeping of human rights violations, no barometer of democracy and no probing inspectors. The media is suppressed, journalists are in prisons, but who cares? In any case we are competing with Russia for the first place in human rights violations brought before the European Court of Human Rights. As for China, it leads in controlling the media, arbitrary arrests and torture. We largely resemble Kazakhstan, Kyrgyzstan, Tajikistan and Uzbekistan when it comes to despotism. Of course we want to be close to this camp. It is sort of like saying, “Well, we couldn’t get the West to emulate us, so let’s go to East that is already more like us.”W

»We always describe our country as a “steppingstone” but couldn’t win the favor of both sides. The West sees us as Eastern, and the East sees us as Western. We are suspended in the air…»

Le 31 janvier 2013, sur le même site Al Monitor, également dans sa section Turkey Pulse, Kadri Gursel, vétéran journaliste du même journal turc Milliyet, détaille la question, – mais lui, sur un autre ton…

«Turkish Prime Minister first announced his intention to take his country into the Shangai Cooperation Organization [SCO], otherwise knows as the Shangai Five, in an interview on July 25 with a Turkish TV channel close to his party. Erdogan then said: “I joked with Putin, ‘Time to time you joke with us and ask what we are doing with EU. Now it is my turn to joke. Come, accept us into Shangai Five and we will reconsider EU.’” At the time Erdogan wasn’t taken too seriously because he said he was joking with Putin.

»But on Jan. 25, on the same TV channel, when he advocated Turkey’s membership in the SCO, Turkish public opinion took him seriously. This time he wasn’t joking. His intention was serious.

»This what Erdogan said this time around: “EU wants to forget us but it can’t. It is reluctant. We will be more comfortable if it says so. Instead of stalling us, let it say so and we will go our own way. … Of course, when this [EU] affair is not proceeding well, as the prime minister of 75 million you start looking around for alternatives. This is what I told Mr. Putin the other day, ‘Take us into Shangai Five and we will forget the EU.’ Take us into Shangai Five and we will say goodbye to EU and leave. What is the point of this stalling? To a question whether SCO is the alternative of the European Union, Turkish Prime Minister replied: "Shangai Five is better, stronger.” […]

»There may be those who at first glance might get the impression that Erdogan wasn’t serious and even that he may be trying to frighten the EU with “SCO blackmail” to speed up the accession process. This impression is out of place because Erdogan is serious. My suggestion to those who may think that Erdogan’s SCO preference is not serious is not to dismiss as frivolous the arbitrary rule mentality that prevails in Turkey. The SCO target is serious and is compatible with the style of governance and arbitrary rule. […]

»The comparison made is also out of place. For Turkey to become a SCO member, before forgetting EU it has to leave NATO because those two organizations are alternatives of each other. The SCO, which was on the hidden agenda of the AKP Turkey, is now an open agenda item. Turkey’s Western allies and the free world have to take Erdogan’s jokes seriously…»

Dans le même texte référencé du 30 juillet 2012, nous commentions évidemment les premières déclarations du Premier ministre turc Erdogan. Par naïveté, ou par méconnaissance du climat, des êtres et des choses, – ou par inconnaissance, n’est-ce pas, – nous avions pris, nous, très au sérieux ce qui s’avèrerait paraît-il avoir été une “plaisanterie” d’Erdogan… Mais non, sur ce dernier point, nous semble-t-il, – ce qui s’avère finalement n’avoir pas été tout à fait une “plaisanterie” puisqu’on y revient, et sérieusement, faisant par là la preuve par l’évidence.

Nous reprenons ici une partie de notre commentaire du 30 juillet 2012, où il apparaît manifeste que nous ne voyons rien d’une plaisanterie dans la déclaration d’Erdogan, sinon peut-être qu’elle ait été dite sous cette forme, mais dissimulant manifestement une perspective bien sérieuse. (Une perspective que Kadri Gursel replace dans une lumière nouvelle, qui fait litière de l’interprétation “plaisanterie”, lorsqu’il écrit : «The SCO, which was on the hidden agenda of the AKP Turkey, is now an open agenda item.» La “plaisanterie” manifestait par conséquent une perspective bien sérieuse.)

«…En attendant, il s’agit de comprendre la démarche pour ce qu’elle est, hors de toute appréciation interprétative, nuances, divination des arrière-pensées et autres. Il reste par conséquent qu’Erdogan demande à Poutine de soutenir sa demande d’adhésion à une organisation qui regroupe les puissances adversaires du bloc BAO ; il se fait l’obligé de Poutine dans une matière hautement stratégique qui, si elle aboutissait, le classerait, au moins, parmi “les suspects de l’OTAN”, si pas les “ennemis de l’OTAN”. Or, d’une part la Turquie fait partie de l’OTAN, avec l’un ou l’autre gage stratégique à cet égard, en faveur de la grande politique-Système du bloc BAO (le déploiement des anti-missiles BMDE étant le principal) ; d’autre part, la Turquie est l’une des premières parmi “les amis de la Syrie”, et donc nécessairement dans le bandwagon du bloc BAO. Cela est-il compatible avec une adhésion à l’OCS ?

»D’autre part et a contrario, jusqu’à l’affaire syrienne, et au moins depuis début 2009 (et même depuis la guerre entre la Géorgie et la Russie [voir le 18 août 2008]), la Turquie suivait un cours très original qui l’éloignait, décisivement semblait-il, du bloc BAO et la rapprochait au moins de la Russie. Sa position extrêmement critique d’Israël, avec les incidents qui ont suivi, en portait témoignage. (Au reste, et malgré son “évolution” récente, la Turquie reste toujours en froid polaire avec Israël.) Selon cette logique-là, la Turquie était naturellement promise à se rapprocher de l’OCS, et, d’ailleurs, la Turquie a effectivement participé au récent sommet de l’Organisation (voir le 11 juin 2012), comme “partenaire de dialogue”. Mais le statut de membre à part entière va beaucoup plus loin et introduit un facteur complètement nouveau et complètement inattendu. (On lira par exemple la chronique du même M K Bhadrakumar, du 23 juillet 2012, sur Atimes.com, qui prenait en compte la visite d’Erdogan à Moscou, mais sans mentionner le facteur de l’adhésion à l’OCS, chronique beaucoup trop pessimiste à notre sens, donnant le grand rôle aux USA en tenant pour acquise l’intervention d’Israël en Syrie à propos du chimique syrien et ainsi de suite, toutes choses complètement remise en question depuis.)

»Plutôt que nous épuiser à d’innombrables hypothèses dans tous les sens, appuyées sur toutes les “informations” “du jour”, sur les analyses aussi nombreuses que contradictoires et incontrôlables, proclamons aussitôt notre clause d’inconnaissance, – pour en rester au fait jugé important par nous (la demande d'adhésion à l’OCS), après avoir observé que les zigzag et variations de la politique turque peuvent tout aussi bien découler finalement du chaos que sont devenues les relations internationales que de plans divers et contradictoires. Cette annonce d’Erdogan faite sous forme d’allusion extrêmement tordue à l’acte fondamental de sa demande d’adhésion à l’OCS, où il s’engage vis-à-vis de Moscou, – chose extrêmement sérieuse pour Erdogan, la Russie, – tout cela montre qu’il tient à signaler cet acte fondamental tout en ayant conscience de son incongruité par rapport à l’évolution chaotique de la Syrie. Pour nous, s’il faut choisir entre l’engagement turc dans l’affaire syrienne et la demande d’adhésion à l’OCS, c’est le second cas qui dépasse largement le premier en importance…»

Nous n’ajouterons rien de fondamental à tout cela, mais nous observerons que les diverses conditions énoncées dans l’extrait ci-dessus n’ont fait que se renforcer, notamment le rôle à la fois déstabilisateur et faussaire par rapport à nombre de positions naturelles des uns et des autres, de la crise syrienne. Simplement, ou plutôt d’une façon compliquée, la crise syrienne est effectivement devenue encore plus compliquée, de moins en moins tranchée en deux camps et de plus en plus réceptacle et chaudron remplis de contradictions, de paradoxes, de faux et de vrais calculs, etc., par rapport aux grandes lignes de force politiques.

Dans ce cas, évidemment, nous serions conduits à considérer la question qui est à nouveau soulevée par Erdogan, et d’une façon sérieuse même s’il y eut parfois une forme “de plaisanterie”, comme complètement fondamentale. Elle ramène au commentaire quelque peu méprisant de Can Dundar (»We always describe our country as a “steppingstone” but couldn’t win the favor of both sides. The West sees us as Eastern, and the East sees us as Western. We are suspended in the air…»), – lequel Dundar, on le répète, penche manifestement pour l’embrassade sans réserves des “civilisés” du bloc BAO ; elle ramène à ce commentaire, mais en nous faisant observer que, contrairement à ce que suggère Dundar, la Turquie n’est pas restée “suspendue dans les airs”, qu’elle a nettement choisi le bloc BAO pendant des décennies (l’adhésion à l’OTAN, ce n’est pas rien…), et que la “suspension dans les airs” ne date vraiment que de 2008, avec les erreurs d’Erdogan et la crise syrienne comme vents de désordre empêchant de fixer une décision ferme. Et alors, de ce point de vue, l’option OCS devient une chose très sérieuse, qu’il faut plus que jamais considérer comme telle, – et alors, la remarque de Gursel prend absolument tous son sens, tant du point de vue du fondement que du point de vue des circonstances  : «The SCO, which was on the hidden agenda of the AKP Turkey, is now an open agenda item.»

…C’est un débat fondamental, parce que, pour la Turquie (comme pour tout pays d’importance dans la même position), l’enjeu “Ouest-Est” (sans rapport avec la guerre froide) est complètement essentiel, parce que c’est l’enjeu du Système. A côté de cela, le chaudron moyen-oriental et la crise syrienne, les ambitions régionales, les déchaînements utopiques et archaïques entre sunnites, chiites, islamistes radicaux et libéraux, trafiquants divers et pétroliers, etc., n’ont aucune valeur pérenne. Au mieux, ils participent d’un désordre qui n’est pas encore assez élaboré, paradoxalement, pour évoluer vers une position acceptable, aux marges de l’antiSystème ; au pire, il est un désordre de diversion de la question fondamentale qui est celle du Système. (Ce constat est bon pour la Turquie parce qu’elle a d’autres options, mais il n’est pas valable pour d’autres pays enchâssés dans la région du Moyen-Orient, qui peuvent analyser leurs positions par rapport au désordre général de la région d’une façon différente.) Au contraire, l’équation symbolique OTAN versus OCS représente complètement, elle, pour la Turquie, la logique pérenne de notre crise générale : la Turquie dans l’OTAN reste dans le Système, la Turquie évoluant vers l’OCS devient antiSystème.


Mis en ligne le 2 février 2013 à 09H10