Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
122031 octobre 2008 — Commençons par l’improbable; en effet, il faut avouer que si McCain l’emportait, mardi prochain, ce serait la surprise et le désordre du siècle. Tout le monde, à Washington surtout, dans la population des USA également, vit comme si nous étions déjà avec le 4 novembre derrière nous. Jamais, dans l’histoire des USA, jamais sans aucun doute une victoire triomphale n’a été tenue comme si acquise, assurée, verrouillée, au risque d’une improbable erreur qui serait une formidable surprise et un bouleversement colossal. Cela n'est plus une prévision, une perspective assurée, une prédiction; cette assurance de l'événement à venir, quoi qu'il en soit de cet événement, est un fait politique en soi.
Au-delà de la prudence que nous devrions avoir et que nous n’avons décidément pas, au-delà des sondages et des signes divers et nombreux du triomphe de la semaine prochaine, cette impression existe et persiste parce que ce triomphe ne sera pas celui d’Obama, ni des démocrates, ni même des électeurs, mais simplement le triomphe de la crise. Personne (y compris Obama) n’a voulu la voir venir, et, même dans ce cas, on l’aurait littéralement refusée comme on interdit l’entrée du territoire des USA à un voyageur dont, finalement, le teint est trop basané, – Paulson a dit qu’il aurait pu effectivement l’appréhender plus tôt mais qu’il n’aurait de toutes les façons pas agi différemment qu’il a fait. Et, soudain, la crise est là, elle règle tout, elle conditionne tout. Elle transforme les psychologies, elle bouscule les us et coutumes. L’atmosphère a soudain quelques grains d’une révolution dans l’air.
Cette perception, quelque réalité qu’elle recouvre ou ne recouvre pas, est dans tous les esprits comme dirait monsieur de La Palisse. Elle bat et résonne comme un formidable moteur mystérieux, qui fait avancer les choses sans aucun doute bien plus vite que ne le veulent les principaux acteurs, s'ils arrivent à prendre la mesure de l’événement. Le spectacle, ou plutôt le climat de la vie washingtonienne à la veille de ces élections est absolument sans précédent. Même les républicains ont compris, ou dans tous les cas perçu que l’époque a accéléré, que tout se passe comme si l’élection avait été dépassée; ils en sont déjà à régler les comptes d’après-l’élection perdue; pour eux aussi, une victoire-miracle de McCain serait une surprise colossale qui, comble de l’ironie, dérangerait complètement leurs plans.
En même temps que s’installe ce climat, les positions évoluent comme mues d’elle-même, ou, plutôt, pour s’accorder à cette marche des événements qui semble n’avoir besoin d’aucune intervention humaine pour se réaliser. On découvre que les conceptions s’élargissent, se radicalisent. Les projets démocrates tendent à prendre du coffre, de l’ambition, et à s’orienter “idéologiquement”. On parle ici, bien sûr, des mesures envisagées face à la crise. Le cadre et la façon dont ces mesures sont présentées, l’urgence avec laquelle elles sont présentées, tendent en effet à en faire non plus un simple “programme” d’une nouvelle administration, dont on sait qu’il se perd en général dans le vaste espace des promesses électorales non tenues, mais bien un ensemble structurel nouveau où ces mesures sont inscrites, un plan qui se veut restructurant. On peut alors parler d’une chose qui ressemblerait à un New Deal (référence à FDR, certes, inévitable), peut-être encore plus structurée, encore plus fortement affirmée que le premier du nom, qui n’a acquis ce nom qu’une fois réalisé au travers de diverses et différentes mesures.
Rassemblons, résumons ou rappelons les principaux aspects de l’évolution structurelle du parti démocrate investissant massivement le pouvoir avant qu’il ait effectivement conquis ce pouvoir… (Franchement, le 4 novembre est-il encore nécessaire?)
• Il semble de plus en plus acquis que les démocrates lanceront aussitôt l’élection acquise, sans attendre l’entrée en fonction du nouveau Congrès (lundi 5 janvier 2009) ni l’entrée en fonction du nouveau président (20 janvier 2009), un débat et une tentative de vote par le Congrès actuel d’un crédit budgétaire de $150 milliards, un “plan social” destiné à des dépenses sociales, d’aide aux chômeurs, de sécurité sociale, etc. Si la tentative échoue, le nouveau Congrès, qu’on attend dominé par une énorme majorité démocrate, lancera aussitôt l’affaire.
• Il est probable qu’Obama nommera dès son élection un coordinateur chargé de faire évoluer et de contrôler cette mesure d’urgence, au Congrès et dans les agences gouvernementales. Cette nomination est demandée par les démocrates du Congrès, comme l’a suggéré Barney Frank, un des poids lourds démocrates de la Chambre. Cela signifie que la transition ne sera pas une période de paralysie du gouvernement, mais une période de prise de pouvoir par anticipation des démocrates. On pourra alors voir des situations singulières, déjà évoquées: par exemple, Robert Gates, secrétaire à la défense, toujours en poste au Pentagone, sollicité de passer de l’autorité de GW Bush à celle d’Obama (soit pour la seule transition, soit pour la transition et quelques mois après, jusqu’en mars-avril 2009, soit comme secrétaire à la défense reconduit). Toutes ces possibilités qu’il nous semble raisonnables d’attendre dans le contexte des nouvelles qui se pressent, représentent des possibilités complètement exceptionnelles, sans précédent bien sûr.
• Ce qui apparaît aussi, ce sont des affirmations qui semblaient impensables il y a un mois et demi (disons, avant le 15 septembre 2008, jour où Lehman Brothers nous quitta); notamment, dans des domaines de sécurité nationale (il y a un lien entre ceci et cela, bien entendu). Qu’un Barney Frank annonce comme des évidences qu’il est temps de quitter l’Irak, très vite, et de couper 25% du budget du Pentagone, sont des annonces à vous couper le souffle, d’autant que le personnage est un pilier bon teint de l’establishment, rien à voir avec un Ron Paul ou un Daniel Kucinich. Il faut bien comprendre ceci, sans tirer la moindre conclusion, mais comme un simple fait d’évidence: un Ron Paul ou un Kucinich élu ne proposerait pas différent…
Ce qui est paradoxalement impressionnant, c’est le peu d’échos que rencontrent ces diverses déclarations, articles, etc. On les retrouve épars, dans des médias de faible diffusion, à l’échelon local, etc. On dirait qu’il n’y a pas de consigne générale, pas de grande offensive de relations publiques, et d’ailleurs dans ce cas l’explication de l’élection non encore faite est à considérer. (Tout de même, ne clamez pas sur les ondes que vous avez déjà gagné!) Mais ces diverses déclarations, presque semi-officielles et sans véritable écho, qui représentent après tout un risque inutile et d’une faible efficacité selon la référence de la prudence nécessaire avant le 4 novembre et au vu de leur faible écho, témoignent dans tous les cas de l’effet d’un courant irrésistible. C’est de cela que nous voulons parler maintenant.
Le commentaire se fixe évidemment sur Barack Obama, avec la charge symbolique qui accompagne le personnage. Le monde médiatique et de la communication est, en Europe, au comble de l’excitation. On pourrait déjà vous offrir les hyperboles, les phrases stéréotypées et enflammées qui nous attendent le matin du 5 novembre. Ce sera une renaissance de notre “American dream”. L’espace de cet instant, nous oublierons tout pour saluer l’homme providentiel, Africain-Américain de surcroît! Nous aurons la sensation délicieuse d’avoir à nouveau repris l’Histoire entre nos mains et, à nouveau, de l’écrire conformément à nos canons, à nouveau de faire des caprices de la mode de la pensée une philosophie de la civilisation. Nous en lirons, sur la postmodernité, sur la tolérance, sur cette nation brusquement redevenue vertueuse, à nouveau modèle de modernité et garante de la justesse morale de notre civilisation.
Nous refuserons de voir, ou bien l’esprit trop court pour simplement regarder. Ce n’est pas Obama qui l’emportera le 4 novembre, ce ne seront pas les démocrates. Le grand vainqueur, c’est la crise. C’est elle qui, soudain, depuis la mi-septembre, a imprimé ce rythme, cette envolée irrésistible à laquelle il nous semble assister. C’est elle qui comprime le temps et conduit le parti “déjà-vainqueur” et l’homme qui va gagner la Maison-Blanche en son nom, à déjà organiser leur pouvoir de toute urgence, comme si novembre 2008 c’était janvier 2009. C’est elle qui conduit des républicains respectables à passer du côté démocrate et à proclamer leur soutien à Obama. C’est elle qui pousse le système dans son entier à soutenir Obama comme jamais aucun candidat n’a été soutenu, à couvrir Obama d’une masse insensée d’argent (sans doute plus de $700 millions pour cette phase de la campagne, $205 millions en seules annonces TV depuis septembre). Le triomphe d’Obama est l’exacte mesure de la puissance de la pression de la crise, aujourd’hui, sur l’Amérique et sur le système de l’américanisme. Dans ce sens, dont on devrait vite mesurer combien cette élection qui s’annonce triomphale sera nécessairement l’élection de l’angoisse, de l’incertitude, voire de la panique maquillée en triomphe.
Il semblerait donc que l’Histoire a choisi son camp en choisissant le camp qui lui paraît le plus naturellement apte à porter des efforts dont les effets peuvent être radicaux et déstabilisants, voire avec des risques de déstructuration au bout du compte. Il n’est nul besoin de s’étendre sur les tensions extraordinaires que vont faire naître des projets sociaux et infrastructurels qui impliqueraient des réductions du budget militaire telles que la politique expansionniste et belliciste pourrait être mise en cause. Le puissant Pentagone est d’ores et déjà sur un pied de guerre intérieure. La doctrine fondamentale de l’américanisme, l’intouchable laissez faire, est désormais l’objet d’un débat critique, voire expéditif pour certains; c’est le même Barney Frank, décidément révolutionnaire, qui nous dit: «[T]he nation is entering a period of resurgent government activism that will resemble Franklin Roosevelt's New Deal of the 1930s. This is the end of the era of extreme laissez-faire, of ‘Don't tax it, don't regulate it’. That has now been totally evaporated.»… Les commentaires sempiternellement conventionnels sur la puissance immuable du système, sur sa capacité à remettre de l’ordre dans les rangs, ne sont plus de mise même si cette puissance et cette capacité subsistent. Nous entrons dans une période extraordinaire où des choses extraordinaires peuvent effectivement se produire. La source de ce désordre potentiel est celui-là même qui craint le désordre comme la peste. Le système est confronté à l’Histoire, et forcé à des perspectives inconnues.
Le moment qui semble si complètement revenir au contrôle des hommes dans l’accomplissement d’un stéréotype de notre pensée “bling bling” (“American dream”, président Africain-Américain), marque en réalité si complètement notre perte de contrôle des affaires du monde décidément laissées à l’Histoire qu’après cette analyse en forme de péroraison du désordre du monde derrière l’ordre apparent il est temps de terminer sur la note de l’ultime incertitude qui en fit le début. Timothy Garton Ash, qui fait sa campagne, ne manque pas, ce 30 octobre, de nous donner une leçon de sagesse et de modestie, puisque tout pourrait arriver et puisque la sagesse et la modestie sont les traits dominants de sa plume:
«…[F]or all the consensus of perhaps the most sophisticated pollsters and pundits in the world that Obama is firming up a solid lead in the electoral college, it seems to me that there are unknowns unique to this election, known unknowns and unknown unknowns, which could still swing it either way. If there are too many secret doubts in too many hearts about the otherness of Obama, McCain could just scrape in. If the superbly organised Obama ground campaign gets out voters whom the pollsters may never have reached – young, poor, ethnic minority, even homeless (a judge in Ohio has just allowed homeless voters to register a park bench as their address) – it could be an amazing landslide. I know only enough to doubt the wisdom of any who say they know.»
“J’en sais seulement assez pour douter de la sagesse de celui qui dit qu’il sait”, – cette phrase dite pour la possible surprise, celle d’un McCain vainqueur par surprise. Nous-mêmes en ferions un bien plus vaste usage, car cette phrase nous paraît valoir bien plus, nous paraît valoir surtout pour une victoire triomphale d’Obama. Bien autant que pour une surprise McCain, un triomphe Obama sonnera les trois coups d’une période où toutes les surprises sont possibles et où tous les possibles sont probables.