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2990Depuis plusieurs années se poursuit un débat, aux USA et hors des USA, autour du statut de cette puissance. Ce débat est notamment synthétisé, résumé, par ce que nous pourrions désigner comme ''la question de l'empire'' : les USA sont-ils ou ne sont-ils pas un empire? La référence à Rome (l'empire romain) est constante et, jusqu'à maintenant, la forme de la question, ou disons l'esprit qui inspirait la question, impliquait une approche historique et géopolitique du problème. Par conséquent, on parlait de la puissance extérieure et l 'influence “impériale” qu'auraient ou que n'auraient pas les USA, sans référence idéologique. Un article intéressant déplace le débat ou, plutôt, signale que le débat s'est largement déplacé.
On ignore si l'auteur autant que les experts et historiens interrogées pour cet article ont conscience de l'intérêt qu'ils ont ainsi éveillé et des perspectives qu'ils ont ouvertes. On supposerait avec insistance que non parce que c'est l'approche habituelle de la psychologie américaine, cette ignorance des perspectives et des conséquences indirectes au profit des constats de court-terme, au risque de la déstabilisation ; si c'est le cas, cela permet de considérer l'évolution de la pensée américaine telle qu'en elle-même, on pourrait dire sans arrière-pensées.
L'article a été publié dans le New York Times et repris dans l'International Herald Tribune du 2 avril. Il s'agit de « 'It takes an empire,' say several U.S. thinkers », de Emily Eakin. On trouve dans cet article la réaffirmation que l'Amérique est un empire (plus que jamais) et, plus important parce qu'inédit, l'affirmation nouvelle qu'elle doit agir comme un empire, politiquement et, au-delà dans la pensée, idéologiquement dans sa forme expansionniste et agressive. La grande trouvaille de l'article, celle que l'auteur met en avant, c'est bien le mot “impérialisme”. Le mot n'est plus tabou. Les comparaisons avec Rome, de générales et théoriques qu'elles étaient, deviennent précises et portent sur des situations romaines dont le rapprochement avec celle des USA eût paru choquant il y a un ou deux ans.
L'ensemble est appuyé sur l'érudition factuelle dont sont friands les experts-historiens américains lorsqu'ils débattent de ce problème. On ne sait pas si l'Amérique est une nouvelle Rome mais on apprend sans aucun doute qu'elle se croit de plus en plus être une nouvelle Rome, jusque dans les ambitions les plus contestables, et que la sensation paraît lui être très excitante. (Excitation intellectuelle, cela va sans dire, – mais cela laisse à penser lorsqu'on le dit.)
Quelques phrases reproduites de l'article pour illustrer nos constats :
« Americans are used to being told - typically by resentful foreigners - that they are imperialists. But lately some of the nation's own eminent thinkers are embracing the idea. More astonishing, they are using the term with approval. From the isolationist right to the imperialist-bashing left, a growing number of experts are issuing stirring paeans to American empire.
» The Weekly Standard kicked off the parade early last fall with ''The Case for American Empire,'' by The Wall Street Journal's editorial features editor, Max Boot. Quoting the title of Patrick Buchanan's last book, ''America: A Republic, not an Empire,'' Boot said, ''This analysis is exactly backward: the Sept. 11 attack was a result of insufficient American involvement and ambition; the solution is to be more expansive in our goals and more assertive in their implementation.'' »
La situation intellectuelle que décrit Eakin semble si marquante qu'elle touche les historiens les plus fameux. Ainsi de Paul Kennedy, fameux en 1987-88 pour sa thèse sur le déclin de l'empire américain (thèse du ''déclinisme''), qui, aujourd'hui, semble tenté de prendre le parti inverse. En 1987-88, Kennedy avait développé l'argument que la “sur-extension” des engagements militaires des États-Unis menait inéluctablement à une charge insupportable et, à cause de cela, déclenchait parallèlement un déclin de cette nation transformé en empire. Aujourd'hui, l'appréciation de Kennedy sur l'empire est notablement plus enthousiaste, plus optimiste sans aucun doute, selon ce qu'en rapporte Eakin :
« ''Nothing has ever existed like this disparity of power, [between USA and the rest]'' Kennedy wrote in the Financial Times of London. ''The Pax Britannica was run on the cheap, Britain's army was much smaller than European armies and even the Royal Navy was equal only to the next two navies - right now all the other navies in the world combined could not dent American maritime supremacy. Napoleon's France and Philip II's Spain had powerful foes and were part of a multipolar system. Charlemagne's empire was merely western European in its stretch. The Roman Empire stretched further afield, but there was another great empire in Persia and a larger one in China. There is no comparison.'' »
L'argument est significatif. Ce que Kennedy présentait comme la cause du déclin américain n'était pas une absence de puissance des USA, mais, comme on l'a dit, une “sur-extension” de cette puissance. Les USA ne sont pas plus puissants qu'ils étaient hier, et même ils le sont beaucoup moins, et la “sur-extension” a toutes les chances de s'en trouver encore grandie (comme le pensent les commandants de théâtre des forces armées US eux-mêmes). Ce qui a changé depuis 1987-88, et fondamentalement depuis le 11 septembre 2001, c'est l'état d'esprit. Kennedy n'y échappe pas, parce qu'il se trouve dans un milieu où il faut beaucoup de courage pour soutenir des opinions qui défient le conformisme ambiant.
En effet, ce que nous décrit Eakin, c'est une évolution générale de la pensée stratégique US. Il serait sommaire, voire même primaire, de penser que les faits imposent cette évolution. On connaît le climat US actuel et les caractéristiques des intellectuels officiels. Le conformisme officiel ne permet nulle échappatoire. C'est la pensée extrémiste neo-con qui tient le haut du pavé, c'est donc toute la pensée stratégique US qui va dans ce sens. Mais, ce faisant, cette pensée extrémiste s'institutionnalise et va bientôt devenir la ligne quasi-officielle des milieux stratégiques, influençant d'autant la génération qui arrive aujourd'hui dans les cercles d'influence (think tank et autres), dans les médias et, bientôt, dans les ministères et les centres de décision. Tout cela va très vite aux USA, pays de la communication. Et c'est bien entendu la pensée conformiste (même la plus extrémiste) que la communication moderne véhicule le plus volontiers.
Cela signifie que la pensée reflétée par cet article a de fortes chances de devenir très vite la pensée majoritaire dans les élites de l'establishment. Cela signifie que la politique actuelle pourrait ne pas être un accident, que l'impérialisme militariste risque de devenir la politique officielle des États-Unis. Voilà qui ouvre des perspectives.
Quelles perspectives?
• La première est non seulement la persistance de l'antagonisme des conceptions politiques américaine et européenne mis en évidence depuis le 11 septembre mais son aggravation et son approfondissement. Pour l'Europe, cela signifie que, très rapidement, va se poser la question de transférer ce désaccord antagoniste avec les USA dans une politique qui serait, nécessairement, elle-même antagoniste et perçue comme alternative et concurrentes à la politique américaine. Pour l'Europe, c'est cette voie ou bien des effets de division, voire d'éclatement des regroupements européens actuels, c'est-à-dire une crise européenne majeure, jusqu'à des situation sans le moindre doute antagonistes entre les États européens.
• La seconde perspective, c'est évidemment de reconnaître le chemin que pourraient suivre les structures du gouvernement américain et des différentes bureaucraties fédérales dans l'application et l'extension d'un tel impérialisme. Là aussi, on serait conduit à penser que les modifications entreprises par l'administration GW dans le système juridique américain, par rapport aux droits civiques et aux médias, dans un sens qui penche évidemment vers l'autoritarisme, sont conduites à devenir permanentes. S'ensuit aussitôt la question de savoir où s'arrêteraient de telles modifications, jusqu'à quel degré d'autoritarisme évoluerait le système américain. Cela n'a pas l'air d'effrayer nos stratèges. (Il s'agirait d'un autre point de très grave antagonisme entre l'Europe et les États-Unis, l'Europe ne suivant pas le chemin américain du renforcement de l'autoritarisme.)
« Arguing that ''times have changed less than we think,'' Kaplan suggests the nation's leaders turn to ancient chroniclers - as well as Winston Churchill's 1899 account of the British conquest of the Sudan - for helpful hints about how to navigate today's world. He devotes a chapter to the Second Punic War (''Rome's victory in the Second Punic War, like America's in World War II, made it a universal power'') and one to the cunning Emperor Tiberius. Granted, the emperor was something of a despot, writes Kaplan. Still, he ''combined diplomacy with the threat of force to preserve a peace that was favorable to Rome.'' [...] Classicists may scoff at the idea that democratic America has much in common with the tyrannical Rome of Augustus or Nero. But the empire camp points out that however unlikely the comparison, America has often behaved like a conquering empire. As Kennedy put it, ''From the time the first settlers arrived in Virginia from England and started moving westward, this was an imperial nation, a conquering nation.'' »
• La troisième perspective, qui est une hypothèse d'un certain retour aux réalités, est à faire à partir de la remarque que tous ces experts développent cette pensée impérialiste alors que la population américaine semble encore être dans l'état de choc consécutif au 11 septembre. C'est dans tous les cas l'hypothèse qu'on peut faire. Si cette hypothèse est fondée et si l'état de choc finissait enfin par se dissiper, si les 90% de soutien à GW Bush s'érodaient, que sortirait-il de la confrontation de la population avec la réalité d'une Amérique transformée, du statut d'une démocratie d'apparence libérale, à celui d'une démocratie autoritaire, impériale et impérialiste ? Il y a un potentiel réel pour des remous internes et des situations de crise.
L'argument le plus remarquable dans les diverses plaidoiries pour cette nouvelle politique impérialiste à visage découvert des États-Unis, c'est sans aucun doute l'affirmation qu'elle constitue un élément de stabilisation. Ainsi lit-on dans l'article d'Eakin, ces citations d'experts et de journalistes-philosophes, de Max Boot et de Robert Kaplan (un des penseurs neo-conservatives et auteur de The Coming Anarchy, très influent auprès de GW Bush) : « ''We are an attractive empire, Boot said. And that, empire enthusiasts say, is the reason to root for a Pax Americana. In an anarchic world, with rogue states and terrorist cells, a globally dominant United States offers the best hope for peace and stability, they argue. ''There's a positive side to empire,'' Kaplan said. ''It's in some ways the most benign form of order.'' »
Il y a dans ces appréciations un extravagant renversement de cause à effet, très coutumier dans la pensée américaine. Boot et Kaplan présentent l'empire américain comme la solution au désordre et au chaos mondial, alors que la proposition inverse est de plus en plus souvent soutenue, de plus en plus acceptable, de plus en plus évidente parce que constatée chaque jour : l'action de l'empire est totalement déstabilisante et ne cesse d'accroître ou d'installer le désordre partout où il y a intervention. (Le journaliste Alan Bock explique même, dans sa plus récente livraison, que les efforts de paix les plus sincères des USA, comme lors d'initiatives au Moyen-Orient, débouchent sur le désordre. L'explication en est évidemment que ces efforts de paix, comme ce fut le cas avec Clinton, sont faits pour des motifs de politique intérieure, et donc manipulés plus que construits pour passer l'épreuve du temps.)
Ces mêmes plaideurs de l'idée d'un impérialisme américain stabilisateur ne cessent d'argumenter par ailleurs, et sans le moindre souci de logique, pour diverses déstabilisations, de toutes les façons, économiques, politiques, etc. C'est toute l'argumentation d'un Ralph Peters (voir notre Analyse). On retrouve l'argument, également, dans un texte de Tom Rose, dans The Weekly Standard du 1er avril : « The Arab world is terrified not of the regional instability that might ensue if American efforts to depose Saddam Hussein fail, but of the regional instability that might ensue if those efforts succeed. To Arab leaders, ‘regional stability’ means safety for their own regimes, all of which are undemocratic. If America does manage to help free Iraq from decades of ruthless tyranny and assist that country toward a more open future, the ‘regional instability’ that might result could be the best thing that ever happened to the Middle East. »
Cette remarque finale confirme une réalité fondamentale qui apparaît à la lecture de cet article et à l'analyse de la situation qu'elle décrit : la très grande ignorance de la réalité du monde que montrent tous ces experts. Ils se réfèrent à un schéma qui triomphe aujourd'hui à Washington, qui a le vent en poupe dans le conformisme washingtonien ambiant, qui exprime l'actuel rapport des forces bureaucratiques du pouvoir à Washington. Ils s'expriment comme si l'actuel pouvoir américain pouvait en effet parvenir à exprimer une stratégie cohérente et un dessein politique cohérent. Quel rapport tout cela avec la réalité ? (On doit évidemment relire l'excellent article de Dan Plesch, déjà mentionné dans notre ''Journal'' de cette semaine, avec tout ce qu'il nous apprend à propos du pouvoir à Washington, pour mesurer la réalité par rapport à cet égard.)
L'édition de cet article décrivant une Amérique triomphante partout, amenant calme et stabilité par sa puissance déchaînée, au moment où le Moyen-Orient sombre dans la violence et le chaos, au moment où la situation en Afghanistan se mesure en situations régionales chaotiques, au moment où les tambours de la guerre irakienne font naître une crise politique intérieure de première grandeur au Royaume-Uni, — l'édition de cet article, par ailleurs fort bien fait et intéressant, constitue une circonstance journalistique assez piquante mais qu'on pourrait aussi juger grotesque. Il reste que la ''révolution intellectuelle'' décrite par l'article a au moins l'avantage de nous apporter cette nouveauté d'appeler un chat un chat, et l'impérialisme américain par le nom qu'il mérite. Ce n'est pas rien.