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2214L’affaire BAE/ArabieSaoudite, devenue un scandale depuis neuf mois, nous donne un exemple de la “subversion de la laideur”, ou le cas d'un autre angle d’attaque de la psychologie par le nihilisme moderniste
En un sens, nous tentons ici de poursuivre, sous un angle différent, la réflexion entamée dans notre numéro du 10 mai 2007 sur l’attaque de la psychologie humaine par le triomphe de la laideur. Cette fois, il s’agit du domaine particulier de la corruption auquel nous attachons effectivement une dimension esthétique (d’où le jugement de “laideur”). Nous devrons définir ces termes et à mesure de l’avancement de cet exercice, la réflexion se dégagera d’elle-même.
C’est l’affaire BAE-Yamamah qui nous conduit à cet exercice. Depuis octobre 2006, cette affaire dont le contenu corrupteur était largement connu des milieux concernés depuis des années voire des décennies (depuis les suites de l’élaboration du premier contrat Yamamah en 1985), — cette affaire est devenue scandale. Sa caractéristique principale est la difficulté où les autorités et puissances concernées se trouvent de la boucler, de l’étouffer. Cette résistance est en soi le signe de son caractère exemplaire.
On connaît les péripéties et les personnages de la pièce. Nous en avons fait largement écho, justement parce que nous jugeons depuis longtemps qu’elle a un caractère exemplaire. Nous allons tenter ici de définir la corruption aujourd’hui (la corruption moderniste) à partir de cette affaire scandaleuse, mais sans nous y attacher du point de vue politique, industriel, juridique ou anecdotique. Cela nous donnera plus de liberté pour aborder le problème qui nous importe, notamment en affectant un champ historique à la réflexion. Il nous semble intéressant (original?) de pouvoir comparer de facto deux personnages tels que Talleyrand, prince de Bénévent, et Prince Bandar ben Sultan ben Abdulaziz.
D’ores et déjà, nous pouvons attendre de rencontrer les mêmes conclusions déjà proposées à d’autres occasions. Si telle activité est esthétiquement laide, elle a un effet amollissant sur la psychologie; et pour que cette activité ne soit pas “laide”, il faut moins de la vertu qu’une identité de caractère et d’action.
Il faut avoir vu, à l’émission Panorama de la BBC le 11 juin, Prince Bandar répondre aux questions insistantes de la réalisatrice; patelin, ironique, peut-être cynique et encore, philosophe en un sens, pas vraiment mécontent de lui (pourquoi le serait-il?). Bandar nous expliquait que, voyez-vous, la corruption a existé de tous temps, c’est l’humanité et même l’espèce qui veulent cela, et la marche des affaires; alors pourquoi s’arrêter à cette corruption-là, — par ailleurs corruption non prouvée n’est-ce pas, allégations de journalistes, sans fondement, et ainsi de suite.
Prince Bandar représente un personnage typique de notre temps. C’est un citoyen international des milieux financiers et stratégiques de la connexion entre le monde anglo-saxon et le Moyen-Orient. Une sorte de Jet Set de la gestion stratégique du monde fondée sur le dollar, l’armement et le pétrole. Bandar a été ambassadeur d’Arabie à Washington (il semblait inamovible jusqu’à son départ, à la fin de l’année dernière); ami du groupe Carlyle, de la famille Bush, de James Baker, de Frank Carlucci, tant d’autres. C’est la connexion américano-moyenne-orientale, née en 1945 avec la rencontre de Franklin D. Roosevelt et du roi Saoud d’Arabie à Alexandrie. Ce n’est que dans le courant des années 1970, avec la crise pétrolière, que ces relations prirent un tour si particulier de complicité presque fraternelle. Cette évolution au Moyen-Orient s’accompagnait aux USA d’une évolution également décisive, à partir du “Manifeste Powell” de septembre 1971 qui mobilisait les puissances privées pour réagir après les troubles des années 1960 et restaurer la toute-puissance du secteur privé. Cette poussée des moyens d’influence les plus puissants ouvrit l’ère hyper-libérale, la dérégulation, le reaganisme et le thatchérisme.
La rencontre entre Bandar et cette évolution du monde (anglo-saxon) dominant allait de soi. Elle se fit dans les années 1980, d’une façon assez paradoxale mais révélatrice, avec le vieux Royaume-Uni, l’ancien Empire qui croyait pour l’occasion renaître de ses cendres. On a vu les mécanismes des contrats Yamamah. On a vu comment ces contrats ont littéralement infecté l’establishment britannique, jusqu’à le conduire à l’état de décomposition morale et civique où il se trouve aujourd’hui, où les héritiers des tribus bédouines se permettent de faire chanter l’Empire (menace indirecte d’actes de terrorisme) contre la suspension d’une enquête de corruption. Les Britanniques, BAE en tête mais avec l’implication enthousiaste de la famille Thatcher, s’étaient précipités dans Yamamah en retrouvant la vieille méthode de l’Empire qui a toujours travaillé au travers de réseaux d’influence, d’hommes liges dans les pseudo-colonies, de pouvoirs corrompus et corrupteurs sur place. L’Empire corrompait ses conquêtes avant de les investir ou de les transformer en protectorats. L’ironie de ce retour de l’Histoire est que, cette fois, c’est la conquête coloniale corrompue qui s’est retournée et a corrompu le corrupteur. D’où le scandale BAE-Yamamah qui secoue l’establishment londonien mais laisse Prince Bandar placide, souriant et plaisantant.
... En d’autres mots, le plus corrompu des deux n’est pas celui qu’on pense.
Or, il faut savoir d’où l’on vient et comment l’on est arrivé où l’on se trouve. La route qui a conduit à cette situation est celle de la “politique de la morale”. Cette politique a remplacé le mensonge utile ou nécessaire de la vieille politique, — mensonge mis au service de la politique qui peut parfois être haute, — par le mensonge vertueux et impératif, dont la politique et les hommes qui la servent (les “scélérats” de Maistre ou “le dernier homme” de Nietzsche) sont les prisonniers à perpétuité. C’est par là, désormais, que la corruption s’engouffre, dans un domaine où n’existent plus guère les références régaliennes habituelles (nation essentiellement, ses intérêts, les positions qu’on a vis-à-vis de ses politiques, etc.). Les références sont les vagues principes moraux qu’on peut aisément tourner à son avantage, tandis que la référence d’action principale est économique (les phénomènes de corruption se placent essentiellement aujourd’hui dans des contextes économiques directs et indirects).
Le résultat est, lui, complètement politique et complètement défini par le mot de “perversité”. Le même marché BAE-Yamamah nous en a donné un exemple éclatant fin juin, lorsque s’effectuait la transition de la direction du gouvernement entre Tony Blair et Gordon Brown. Le sentiment général, notamment au Salon du Bourget, était que Britanniques et Saoudiens allaient signer le troisième contrat Yamamah, celui des 72 Eurofighter Typhoon dont l’Arabie a annoncé au début de 2006 son intention de les acquérir. Mais le 25 juin, un article du Times annonçait que la signature du contrat était reportée au mieux à octobre. Alors que les Saoudiens avaient jusqu’alors poussé les choses pour une signature rapide, voilà qu’ils temporisaient. Mais le texte se révèle rapidement sans ambiguïtés: les Saoudiens veulent évaluer Gordon Brown et apprécier si l’on peut faire “affaire” avec lui.
«The deal has now been put off until October because defence sources say that the Saudis want a better relationship with Gordon Brown, who becomes prime minister this week, before committing to such a large contract. They see the Typhoon deal as key to cementing diplomatic and military relations with the UK.»
Plus loin, cette phrase extraordinaire:
«The negotiations over the Typhoons have become even more important in recent months as the Saudis want a demonstration of loyalty after allegations emerged [about] Prince Bandar, nephew to the king.»
L’expression “demonstration of loyalty”, dans les circonstances actuelles, n’implique ni plus ni moins qu’un acte d’allégeance de la part du nouveau Premier ministre.
On voit par ailleurs les dimensions prises par l’affaire BAE-Yamamah, et ses dimensions potentielles sans aucun doute, notamment depuis que les USA ont décidé l’ouverture d’une enquête. Les ramifications diverses, les sous-entendus échangés entre les deux puis les trois pays (UK, USA, Arabie), nous font comprendre que nous avons affaire dans cette circonstance à des adversaires féroces, qui ne sont pourtant pas des ennemis, qui sont aussi des partenaires, voire dans certains cas des associés. Il est également évident que ce qui a suscité cette position est l’argent, l’intérêt, “les affaires”. Quelles que soient les psychologies des uns et des autres, la base de leurs rapports est effectivement l’argent et tout ce qui se rapporte à lui.
Du point de vue de la politique, qui reste tout de même un champ d’activité pour un Tony Blair, un Prince Bandar ou un président Bush, on ne sent aucune pensée particulière sinon des mots d’ordre qui peuvent se nommer pétrole, terrorisme, conflit israélo-palestinien, etc., dont les termes restent étrangement figés et les positions des uns et des autres fixées à mesure. Même l’incroyable enfer de désordre et de mort qu’est devenu l’Irak ne semble guère avoir modifié les pensées. Les discours emportés et fiévreux sur la “démocratisation” du Moyen-Orient sont bien entendu restés des discours, comme on pouvait aisément le prévoir. La situation du Moyen-Orient elle-même, appréciée comme la matrice des bouleversements qu’on jugeait inéluctables depuis le 11 septembre n’a pas sensiblement évolué. Les mêmes systèmes restent en place, les mêmes filières, les mêmes réseaux, et le terrorisme qui est surtout devenu un immense désordre semble lui aussi évoluer comme un paradoxal élément de paralysie de plus. Il n’y a aucune pensée stratégique digne de ce nom parce que tout semble réduit à une appréciation et à une action tactiques dont le coeur est une situation déterminée au départ par l’existence des intérêts, des “affaires”, — de l’argent, en un mot.
Il n’y a pas de réel jugement moral dans ce propos. On ne signifie pas par là que ces personnages soient plus cupides, plus “corrompus” que d’autres au sens classique du terme. Nous suggérons plutôt l’existence d’une paralysie de la psychologie comme outil d’élaboration de la pensée, et donc une situation où la corruption est bien plus psychologique que vulgairement vénale. Le résultat est effectivement une paralysie de la pensée mais par l’intérieur si l’on veut, par l’incapacité où se trouve la psychologie de faire son travail. La psychologie est enchaînée, prisonnière d’une situation générale où l’argent semble à la fois le moteur et la référence.
Le contraste avec le passé est stupéfiant. Nous prenons l’exemple d’un “corrompu” historique notoire, qui est Talleyrand, Prince de Bénévent. Le fait de la corruption de Talleyrand, c’est-à-dire d’une façon plus générale de son rapport intéressé à l’argent, est notoire. Il est inutile d’épiloguer à ce propos, et moins encore d’ironiser lourdement. Les jugements à cet égard sont toujours très tranchés. Talleyrand est toujours l’objet d’une polémique constante, particulièrement chez les historiens français. Il suscite des haines très fortes, deux siècles après qu’il se soit trouvé au coeur de l’action diplomatique de son temps, comme s’il ne pouvait vraiment bénéficier de l’amnistie de la passion que devraient donner la perspective historique.
Pour autant, Talleyrand reste un homme mystérieux dans nombre de ses actes, car nombre de ses actes ne peuvent être expliqués, sans le moindre doute, par ses rapports à l’argent. Sur l’un des épisodes qui lui est le plus souvent reproché, la “trahison” d’Erfurt (lorsqu’il choisit d’informer le tsar Alexandre contre Napoléon, dans les négociations qui avaient lieu entre les deux hommes), deux jugements non-français nous donnent l’éclairage qui compte pour notre propos:
«S’il n’avait songé qu’à son propre bien, il aurait agi différemment car il risquait tout: sa position, sa fortune, peut-être sa vie en s’opposant à la volonté d’un homme qui avait détruit jusque-là tous ceux qui s’étaient dressés contre lui.» (Duff Cooper, Talleyrand, 1754-1838)
«Non, la “trahison” d’Erfurt est inexplicable. Le Talleyrand de la tradition aurait pu “trahir” Napoléon, le jour où il aurait joué un petit risque contre la chance d’un gros profit: il ne l’aurait jamais “trahi” comme le vrai Talleyrand l’a fait, avec un risque énorme et sans aucun profit.» (Guglielmo Ferrero, Reconstruction, Talleyrand à Vienne, 1814-1815.)
Notre propos n’est pas ici d’interpréter la “trahison” d’Erfurt, d’analyser la pensée de Talleyrand, le rôle qu’il voulait faire jouer à l’Autriche contre le voeu de Napoléon qui cherchait plutôt à la priver du moindre rôle. Il suffit d’observer qu’en cette occasion, comme dans bien d’autres, lorsqu’il recommande à ses “maîtres” successifs (la Convention, le Directoire, Napoléon) des politiques contraires à leurs habitudes et, souvent, à leur brutalité, Talleyrand-le-corrompu suit des engagements qui ne sont pas conformes à ses intérêts. Qu’il parvienne dans nombre de cas à sauvegarder ses intérêts n’est qu’un hommage rendu à son habileté et à son sens de l’opportunité. Pour le reste, ce qui nous importe est d’observer combien l’homme est libre dans ses jugements, par rapport aux forces dominantes, par rapport aux sources de l’argent dont il a besoin ou dont il a le goût. Dans la hiérarchie des attitudes, il existe effectivement — ô combien, — un esprit et un jugement chez Talleyrand, et force est de constater que l’un et l’autre sont caractérisés par la liberté. La psychologie de Talleyrand-le-corrompu sort indemne du fait de corruption. La fréquentation de l’argent ne le trouble pas et n’interfère en rien sur son jugement. Qu’il soit ou non un corrompu vénal, il n’est en aucun cas un corrompu psychologique. Pour certains (Ferrero), c’est même un révolté, «contre tous les pouvoirs du monde, y compris ceux qu’il devra servir»...
Il nous semble que ces parallèles esquissés et grossièrement tracés suffisent à observer une évolution radicale de la corruption, entre l’ancien temps et les temps modernes. Nous nous gardons de jugement historique sur telle ou telle époque, voire même de jugement politique sur tel ou tel. Nous ne nous prononçons pas sur la corruption, sa permanence, sa nuisance, etc. Ce qui nous intéresse, c’est la situation de la corruption par rapport à la psychologie et son effet sur la psychologie.
La différence se mesure effectivement au niveau psychologique. L’exemple de Talleyrand montre que la corruption n’apparaît pas comme un facteur fondamental de sa pensée, ni même de son comportement. Cela paraît conforme aux conceptions de l’époque. L’acceptation, — empressée ou fataliste c’est selon, — de ce qu’on nomme “corruption” aujourd’hui, ne semble pas impliquer une dimension morale péremptoire mais être envisagée du seul point de vue du réalisme. Cette attitude permet d’éviter d’accorder une place trop grande à la corruption. La question de la corruption reste une question vénale, avec laquelle chacun s’arrange, ou refuse de s’arranger, comme il le peut dans des conditions réalistes. Il n’y a pas d’interférence psychologique spécifique. Si, au contraire de ceux de Talleyrand, la pensée et le comportement de certains peuvent en être affectés, c’est qu’il s’agit de caractères faibles qui étaient destinés de toutes les façons à succomber à leurs faiblesses, corruption ou pas. Au contraire, on sent chez Talleyrand une fermeté des conceptions, — quoi qu’on pense de celles-ci, — qui gouverne le reste, y compris le fait de la corruption en s’en arrangeant.
L’attitude dans l’époque moderniste est complètement différente. Le triomphe de ce qu’on nomme également “la morale bourgeoise”, avec ses nécessités hypocrites, conduit à faire de la corruption une question fondamentale en soi. Pour éviter la condamnation morale implicite que suppose le fait d’y succomber, il importe alors de ne pas paraître, à ses propres yeux, y succomber. La réaction est alors d’influencer et d’orienter sa pensée et son comportement d’une façon qui épouse par avance les effets que recherche le corrupteur. On va alors au-devant des buts suscités par la corruption pour ne pas sembler à soi-même y succomber. La corruption touche ainsi la psychologie et devient caractéristique de notre époque moderniste, où les impératifs d’une morale qu’on a installée au sommet des affaires impliquent qu’on modifie la perception des faits bien plus que les actes pouvant influer sur les faits.
Il y a une correspondance certaine dans cette évolution de la corruption et l’évolution signalée précédemment, de la beauté en laideur, — et la laideur omniprésente aujourd’hui nous étant présentée comme la beauté même. (Pour rappel, cette immortelle observation du philosophe Alain Rey, commentateur du “Robert Culturel”:
«Echappant aux couchers de soleil, aux cathédrales et aux musées, répandu dans les supermarchés et dans les débris du quotidien, le beau se veut aujourd’hui le signe transcendant du réel, de tout le réel.»)
Il s’agit au fond de sauver l’homme (dirait-on même: l’Homme?) et l’image qu’on en a tracée pour pouvoir justifier la place prépondérante qu’on lui assigne, — au centre de tout, et notamment de la morale et de la vertu.
Ainsi l’homme (l’Homme) est-il mis très haut, plus haut que tout après tout. Pour ne pas abaisser l’homme perverti par la corruption, il s’agit donc de hausser le fait de la corruption. Pour cela, il suffit d’adapter la pensée à la corruption par le processus psychologique vu plus haut, en arguant qu’en réalité c’est la corruption (qui est alors éventuellement habillée d’un autre nom, beaucoup plus somptueux) qui est adaptée à la pensée, — qui vient, si l’on veut, “récompenser” la pensée, la rétribuer en un sens, selon les règles en vigueur dans le capitalisme courant. Cette sorte de raisonnement permet d’avancer, d’ailleurs assez justement, que certains emplois, certaines rétributions, certains salaires ressortent de la même démarche que la corruption en général.
Par conséquent, il nous semble que Bandar-le-philosophe se trompe, sans doute par désintérêt pour l’historique des pratiques occidentales et pour l’évolution historique de l’Occident en général. Si la corruption a toujours existé, il est de fait qu’elle a changé de nature, — telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui, dans notre étrange temps historique. Il nous semble évident que la corruption telle que nous la décrivons, avec la façon dont elle force à des orientations politiques pour éviter une condamnation morale factice, constitue un facteur central de la paralysie et de l’ossification de la politique américaniste, anglo-saxonne (et, d’une certaine façon, occidentale en général), de la stratégie, de la vision du monde. Cette idée vaut notamment pour la région du Moyen-Orient, qui est le berceau de Prince Bandar. Elle vaut également dans des domaines comme ceux qui sont embrassés par le complexe militaro-industriel, dans la conduite des processus bureaucratiques, etc.
Le phénomène est si important qu’il agit même lorsqu’il n’y a pas corruption, ou lorsque la corruption espérée ou crainte n’a pas lieu. D’une certaine façon, à cause du processus décrit plus haut qui mêle paradoxalement le rapport à l’argent à la moralisation nécessaire, et qui agit par conséquent sur la psychologie d’une manière préventive au fait même de la corruption, la corruption est devenue un problème intérieur à nous-mêmes. De ce point de vue, il devient évident que nous parlons d’un problème de civilisation, que le mot “corruption” finit par embrasser d’autres phénomènes que ceux liés à l’argent puisqu’elle concerne la pensée elle-même. Elle renvoie à la perte de références stables, des références identitaires et identifiées comme telles, qui caractérise le monde post-moderne.
Ce n’est pas l’argent qui importe mais le rapport à l’argent, la position de la psychologie dans ce rapport à l’argent et ainsi de suite. Ce constat nous invite évidemment à dépasser notre sujet spécifique pour le mettre dans ce mouvement plus général d’enlaidissement que nous constations dans notre analyse sur la «subversion de la laideur».
La corruption postmoderniste est devenue un facteur d’enlaidissement de la psychologie, au même titre que la subversion de la beauté en laideur est devenue un facteur d’enlaidissement du monde agissant sur la psychologie. Le résultat est, comme dans le cas de la beauté devenant laideur, une évolution d’affaiblissement essentiel de la psychologie.
Il s’agit d’une logique générale d’enlaidissement du monde et des conditions d’évolution de la société, qui constitue un problème véritablement esthétique d’effondrement d’une civilisation. Le point central que nous voulons mettre en évidence, dans cette analyse comme dans les précédentes que nous avons citées, est que cette crise esthétique attaque directement la psychologie humaine. En l’affaiblissant comme nous tentons de décrire le phénomène, cette crise esthétique fait de la psychologie humaine une complice active de ce processus d’effondrement de la civilisation.
Il y a là une confirmation selon laquelle notre civilisation, d’une puissance mécaniste (technologie, communications, etc.) telle qu’aucune autre puissance ne peut lui résister, est en réalité mise en danger de destruction par l’intérieur d’elle-même, par la psychologie. C’est également à l’intérieur qu’une résistance, ou une préparation à une alternative, peut être poursuivie, en retournant contre cette civilisation décadente ses propres outils de décadence.
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