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126315 juin 2010 — Ce soir, solennellement, dramatiquement, le président Barack Obama va s’adresser à la nation. Le sujet est quelque chose que personne, dans le monde politique US et dans le monde si convenu des experts du bloc américaniste-occidentaliste, et nous-même pas davantage, n’aurait imaginé il y a seulement trois mois. Il s’agit de la fuite de pétrole (“oil spill”), au fond du Golfe du Mexique, par 1.500 mètres de profondeur.
The Independent, le 14 juin 2010, présentait de cette façon cette solennelle intervention…
«When Barack Obama addresses the nation on the oil spill tomorrow night, he will have numerous aims. First will be to assure the public that the federal government is doing everything it can to limit the unfolding environmental and economic catastrophe. He will also want to pile additional pressure on BP to provide expansive compensation, and maybe even on Republican opponents who want to stymie a climate change bill he hopes will reduce American dependence on fossil fuels.»
En quelques jours, Obama a brutalement dramatisé une crise qu’il tente de contrôler depuis presque deux mois, après en avoir ignoré l’ampleur éventuelle, après avoir accumulé impairs, lenteurs et inattention. Aujourd’hui, c’en est fait : la “crise du Golfe” (version 2010, – donc crise du Golfe du Mexique et non crise du Golfe Persique) est en passe de devenir une tragédie officielle.
Les mots que le président Obama a prononcé dans un entretien pour le site Politico.com, le 13 juin 2010, sont effectivement ceux d’une tragédie nationale. (A noter, en passant cela mais nullement indifférent, que c’est sans doute la première fois qu’un président des Etats-Unis accorde un entretien aussi fracassant dans son contenu symbolique à un site Internet sans relais papier, consacrant la toute-puissance du Web dans le monde de l’information.)
Qu’on en juge, pour la dramatisation, – le “oil spill” comparé à 9/11, rien de moins…
«Sounding reflective as he heads into a bruising electoral season, President Barack Obama told POLITICO columnist Roger Simon that the Gulf disaster “echoes 9/11” because it will change the nation’s psyche for years to come.
»Obama — facing mounting criticism of his handling of the BP gusher, even from longtime allies — vowed to make a “bold” push for a new energy law even as the calamity continues to unfold. And he said he will use the rest of his presidency to try to put the United States on a course toward a “new way of doing business when it comes to energy.”
»“In the same way that our view of our vulnerabilities and our foreign policy was shaped profoundly by 9/11,” the president said in an Oval Office interview on Friday, "I think this disaster is going to shape how we think about the environment and energy for many years to come.” […]
»In his firmest declaration yet that he views the calamity as an impetus to push Congress afresh to pass a major energy and climate bill, Obama vowed to “move forward in a bold way in a direction that finally gives us the kind of future-oriented, … visionary energy policy that we so vitally need and has been absent for so long..”
»“One of the biggest leadership challenges for me going forward is going to be to make sure that we draw the right lessons from this disaster,” he said. […]
»Obama said he couldn't predict whether the nation would transition completely from an oil-based economy within his lifetime but added that “now is the time for us to start making that transition and investing in a new way of doing business when it comes to energy.”
»“I have no idea what new energy sources are going to be available, what technologies might drive down the price of renewable energies,” he said. “What we can predict is that the availability of fossil fuel is going to be diminishing; that it’s going to get more expensive to recover; that there are going to be environmental costs that our children, … our grandchildren and our great-grandchildren are going to have to bear.”»
@PAYANT «For the first time since the April 20 explosion that killed 11 people on the Deepwater Horizon rig, Mr Obama took personal responsibility for efforts to cap the well and contain the tide of oil…» Cette phrase ne date pas d’hier ou d’avant-hier, mais du 28 mai 2010 dans le Times de Londres. (Voir aussi notre F&C du 31 mai 2010.) C’est donc la seconde fois que Barack Obama prend “les choses en mains” et annonce qu’il est “in charge” de la tragédie du Golfe du Mexique.
“Tragédie”, effectivement… Les termes relèvent, dans la psyché américaniste, de la tragédie, – même si le mot et le concept de “tragédie” sont étrangers à cette même psyché, même si cette même psyché le rejette avec horreur comme presque “un-american”. Faire de la “crise du Golfe” un nouveau 9/11 comme Obama en prend le chemin, c’est effectivement aller dans ce sens. Le président US se trouve dans une position très délicate. Sa tactique jusqu’ici a été de rejeter la faute de la crise sur une société, BP ou “British Petroleum” comme il ne manque jamais de préciser, et, par conséquent, en bonne et pure raison, d’exiger de cette société réparation de la faute. Mais cette tactique a très vite montré ses limites, notamment parce que BP n’est pas au service du gouvernement des USA et que son activité, entachée de désinformation, de manœuvres diverses, etc., est très vite apparue pour le moins suspecte du point de vue des intérêts des USA. Cela n’a d’ailleurs rien pour étonner, comme l’écrit justement Robert Reich : «And right now BP’s first responsibility is to its creditors and shareholders, not to the American public.» Qui plus est, cette même tactique a ses travers, dans le risque de détérioration des rapports politiques entre les USA et le Royaume-Uni puisque, malgré la globalisation, l’actionnariat diversifié et l’argument de Michael Tomasky, BP reste résolument perçu comme britannique. (Enfin, sur ce point, on ajoutera simplement l'hypothèse, sinon le constat, que les moyens et les moyens technologiques en général sont impuissants à contenir la catastrophe, et que cela est aussi une explication simple et direct de l'échec de BP.)
D’autre part, “prendre réellement le pouvoir” comme Obama le voudrait, ce qui signifierait écarter BP de la direction des affaires, placerait le gouvernement US dans une situation difficile parce que ce gouvernement n’a de toutes les façons pas les moyens technologiques et d’expertise pour tenter de lutter contre le “oil spill”. Pour une fois, on se trouve dans la situation exceptionnelle où les différentes bureaucraties, agences, etc., d’habitude si gloutonnes de se saisir de responsabilités supplémentaires dans les situations de crise pour renforcer leur pouvoir, se défaussent autant qu’il est possible des obligations de cette mission. Le Pentagone a fait savoir fermement qu’il n’intervenait pas, n’ayant pas les connaissances et les moyens nécessaires.
Alors, que faire ? “Prendre le pouvoir”, certes, mais le faire en exigeant de BP qu’il agisse au nom des seuls intérêts des Etats-Unis, et non plus de ses intérêts de corporate power. Rien n’est prévu dans le système actuel pour une telle stratégie, – car nous passons effectivement de la tactique à la stratégie, alors que l’environnement stratégique du système est tout entier favorable au corporate power contre un pouvoir politique en complète dissolution. Adopter pourtant cette voie, c’est entrer dans une logique qui peut conduire à un moment ou l’autre à une confrontation avec BP, – cela, sous la pression de la crise qui continue à être alimentée par la fuite monstrueuse au fond du Golfe, dont certains jugent désormais qu’elle ne serait pas bouchée, au mieux, avant la Noël. C’est alors retrouver les exhortations de certaines voix qui réclament ni plus ni moins que la “nationalisation” des avoirs et des moyens de BP aux USA, pour les mettre au service des USA. (C’est le cas de William Pfaff et, encore, de Robert Reich.)
On verra, pour ces perspectives. En attendant, la dramatisation de la crise par Obama comporte un volet offensif, qui implique éventuellement l’orientation d’une transformation radicale de sa présidence. Il s’agit de proposer une orientation totalement différente des structures et des orientations du mode de vie et de l’économie US, en réorientant complètement le fondement de son fonctionnement, en tournant le dos au pétrole par la transformation radicale de la législation fondamentale des USA dans ce domaine. De ce point de vue, la tactique de la dramatisation se comprend, car elle permet de faire taire en partie les critiques contre l’inaction de BHO et de placer le Congrès devant des responsabilités nouvelles, en transférant vers lui, par sollicitation de son soutien, une part importante du fardeau de la lutte contre la crise dans son contexte le plus élargi, en lui donnant une dimension systémique catastrophique.
Mais là aussi, on le comprend aussitôt, la tactique débouche sur la stratégie, ô combien. Tout cela revient à mettre en cause certains aspects absolument fondamentaux du système et rejoint le cas BP évoqué plus haut. Cette fois, la confrontation n’est plus avec BP mais avec le système dans son entièreté, y compris au sein de l’establishment US, le corporate power et ainsi de suite. Là aussi, existe le risque diablement évident de la confrontation, de la montée aux extrêmes, – on pourrait même dire que non seulement ce risque existe, mais qu’il est d’ores acquis et même en cours de développement.
D’autre part, que peut faire Obama, coincé dans une impopularité croissante, avec cette crise qui se poursuit ? Rien d’autre que cette dramatisation, cette fuite en avant, cette montée aux extrêmes pour son compte. Nous avons encore beaucoup de temps devant nous pour voir les choses évoluer, pendant que la crise se poursuit, que la catastrophe grandit. Peut-être, sous nos yeux, s’ébauche un processus de radicalisation de la présidence d’Obama, voire pire et plus grave encore. Cela serait logique, après tout, si la “crise du Golfe” est vraiment son 9/11…
D’autre part, imagine-t-on meilleur exemple de confrontation du système du technologisme et du système de la communication, dont nous parlons par ailleurs ce 14 juin 2010, à propos du sort du pouvoir politique ? Le monde de l’exploitation du pétrole, du traitement du pétrole, de l’utilisation du pétrole, tout cela avec des technologies de puis en plus puissantes, constitue une application avérée du système du technologisme, qui est producteur de puissance ; en même temps, il s’agit de la base fondamentale de ce que Alain Gras nomme Le choix du feu (titre de son livre, 2007, Fayard), qui est le choix de la thermodynamique comme productrice d’énergie. Il s’agit sans aucun doute d’un des composants fondamentaux du système du technologisme. Au contraire, c’est la pression du système de la communication sur Obama qui oblige celui-ci à évoluer et à envisager d’affirmer une position de plus en plus politique, de plus en plus radicale, contre les acteurs et les propagateurs de ce système du technologisme dans l’occurrence de cette catastrophe.
Au départ de la crise, Obama estimait que BP, avec toute la puissance et l’expertise qu’il rassemble, serait capable de résoudre la crise. La démarche était évidemment de l’intérêt de la société britannique, comme elle satisfaisait le président de n’avoir pas à impliquer son propre pouvoir dans cette affaire délicate, lui-même ayant bien assez de problèmes à résoudre. Mais le système du technologisme est déjà allé très loin, il se heurte à des limites, il maîtrise mal ses imprudences, il a appris à se passer des précautions nécessaires à l’exercice de sa puissance au profit des intérêts de ceux qui le mandatent, il prend des risques de plus en plus grands et dont les effets sont de plus en plus potentiellement catastrophiques dans sa rechercher du profit. Pour dire bref, le système du technologisme est en crise, comme le reste.
Le piège était donc en place, qui s’est exprimé simplement au travers de ces diverses forces en action pour forger assez rapidement une image de passivité, d’indifférence, voire de faiblesse d’Obama, tandis que BP louvoyait, mentait et ne parvenait à rien. Le système de la communication s’est emparé de cette aubaine puisque, comme on l’a vu, il ne répond plus aujourd’hui qu’à la seule logique de l’effet. Lui aussi est en crise et a perdu le sens de sa “mission”, qui est de protéger le système du technologisme et le pouvoir politique qui lui est adjoint. Obama est donc passé à la moulinette du système de la communication et son image désastreuse a très rapidement eu un effet public et politique. Le piège se referme. Désormais, la crise est en marche, qui conduit tous les acteurs vers la montée aux extrêmes. Elle est devenue politique dès le début, subrepticement, à cause de l’interaction antagonistes des constituants du système en crise (technologisme et communication), alors que l’aspect écologique n’a pas éveillé une mobilisation exceptionnelle. (Les nombreuses organisations écologiques qui eussent dû être impliquées et actives se sont discréditées par leur approbation des mesures prises, sinon leur silence approbateur, alors qu’on commence à bien connaître leurs liens d’argent avec l’industrie pétrolière et leur soutien politicien à Obama.)
Aujourd’hui, Obama atteint une position extrême dangereuse pour lui, qui est de pousser vers l’extrême, justement, la dimension dramatique et tragique de la crise nationale. La référence à 9/11 est un signal qui, dans l’Amérique d’aujourd’hui et pour le système de l’américanisme, est le signe de la mobilisation. (C’est aussi, pour certains, un signe polémique qui les pousse à contester la comparaison. Cela rajoute un élément d’agitation.) Obama renchérit donc, dans l’esprit des autres, dans le sens d’une dramatisation qui peut aussi bien jouer contre lui s’il ne maîtrise pas la crise d’une façon ou l’autre. Le scénario devient le 9/11 d’Obama, avec l’accentuation d’autres comparaisons déjà faites, telles “la crise des otages à la Carter”, ou “le Tchernobyl d’Obama”…
9/11, ce n’est pas la gloire assurée… Ce fut la gloire de GW Bush dans les premiers jours qui suivirent l’attaque, mais on a vu ce qui s’est passé ensuite, – 9/11 comme coup de l’ouverture de la phase finale de notre grande crise de déstabilisation du système. A notre époque, presque dix ans plus tard, les choses vont encore plus vite dans le sens de la crise. L’analogie d’Obama est essentiellement une indication de l’ampleur psychologique de la crise, avec ses conséquences politiques immédiates et en général incontrôlables, – comme on les a déjà vues être, et comme on les verra certainement encore, de plus en plus incontrôlables. L’analogie est, plus simplement dit, une bonne mesure de la crise de notre civilisation et comment l’“oil spill” s’y insère parfaitement, alors que le pétrole continue à se déverser monstrueusement dans le Golfe.
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