Le bloc BAO entre tolérance extrême et “intolérable”

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Le bloc BAO entre tolérance extrême et “intolérable”

Nous affectionnons, dans notre monde postmoderne établissant “le meilleur des mondes” réduit aux dimensions conceptuelles du bloc américaniste-occidentaliste (BAO), les règles nouvellement intangibles d’une société marquée par des extrêmes, lesquels sont justifiés par ce que le discours publics nomme “les valeurs” lorsqu’il entend être universaliste et s’annexer le reste (notre façon d’“être universaliste”), “nos valeurs” lorsqu’on veut s’affirmer en défense des vertus de notre contre-civilisation. Cette société s’est progressivement affirmée, au cours des 20-40 dernières années, extrêmement tolérante jusqu’à la licence dans certains domaines du discours de la vie publique, extrêmement répressive jusqu’à la terrorisation légale dans certains autres domaines de ce même discours.

(Nous proposons cette approximation des “20-40 dernières années” comme correspondante à la chute de l’URSS en 1989-1991, avec ce que cet évènement suscita indirectement au niveau d’une “moralisation” du discours de la politique extérieure, et les évènements de 1968, et particulièrement mai 1968 en France, avec ce qu’ils apportèrent de changements radicaux dans le discours et les mœurs de la “société civile”. Les deux domaines considérés, – politique extérieure et “société civile”, – ont largement fusionné dans l’activité politique générale du bloc BAO, au long des années 1990, notamment avec la guerre de l’ex-Yougoslavie, puis ont connu une affirmation décisive dans leur état de fusion à partir de 9/11. Pendant cette période, ce que nous nommons le “parti des salonards” est sorti de sa sphère d’influence sociétale, interne, pour envahir complètement et avec une rapidité significative la politique générale ; nous parlons particulièrement de la politique extérieure, où les “valeurs” type “droits de l’homme”, démocratie au niveau des “libertés” du comportement de l’apparence sociale, ont aujourd’hui une place fondamentale, dans certains cas, et de plus en plus souvent, jusqu’à être exclusive.)

L’affaire du film Innocence Muslims, suivie de ce qu’on sait (évènements du monde arabe de ce que nous nommons la “troisième vague” du printemps arabe, caricatures de Charlie Hebdo, etc.), a provoqué une réaction et un débat globaux, essentiellement de la part des pays musulmans, à propos de cette disparité extrémiste existant dans le bloc BAO. La chose est même montée à la tribune de l’ONU, officialisant cette globalisation. Ici, nous cédons la plume à William Saletan, de Slate.com, le 29 septembre 2012, à propos des “hypocrisies du discours de haine”, et posant dès son titre les données du problème en termes explicites : «How can we ban hate speech against Jews while defending mockery of Muslims?». Voici une partie du commentaire de Saletan, restituant bien les termes du débat, dont l’intérêt est, à notre sens, qu’il est devenu global.

«Jews have too much influence over U.S. foreign policy. Gay men are too promiscuous. Muslims commit too much terrorism. Blacks commit too much crime. Each of those claims is poorly stated. Each, in its clumsy way, addresses a real problem or concern. And each violates laws against hate speech. In much of what we call the free world, for writing that paragraph, I could be jailed.

»Libertarians, cultural conservatives, and racists have complained about these laws for years. But now the problem has turned global. Islamic governments, angered by an anti-Muslim video that provoked protests and riots in their countries, are demanding to know why insulting the Prophet Mohammed is free speech but vilifying Jews and denying the Holocaust isn’t. And we don’t have a good answer.

»If we’re going to preach freedom of expression around the world, we have to practice it. We have to scrap our hate-speech laws.

»Muslim leaders want us to extend these laws. At this week’s meeting of the U.N. General Assembly, they lobbied for tighter censorship. Egypt’s president said freedom of expression shouldn’t include speech that is “used to incite hatred” or “directed towards one specific religion.” Pakistan’s president urged the “international community” to “criminalize” acts that “endanger world security by misusing freedom of expression.” Yemen’s president called for “international legislation” to suppress speech that “blasphemes the beliefs of nations and defames their figures.” The Arab League’s secretary-general proposed a binding “international legal framework” to “criminalize psychological and spiritual harm” caused by expressions that “insult the beliefs, culture and civilization of others.”

»President Obama, while condemning the video, met these proposals with a stout defense of free speech. Switzerland’s president agreed: “Freedom of opinion and of expression are core values guaranteed universally which must be protected.” And when a French magazine published cartoons poking fun at Mohammed, the country’s prime minister insisted that French laws protecting free speech extend to caricatures.

»This debate between East and West, between respect and pluralism, isn’t a crisis. It’s a stage of global progress. The Arab spring has freed hundreds of millions of Muslims from the political retardation of dictatorship. They’re taking responsibility for governing themselves and their relations with other countries. They’re debating one another and challenging us. And they should, because we’re hypocrites.

»From Pakistan to Iran to Saudi Arabia to Egypt to Nigeria to the United Kingdom, Muslims scoff at our rhetoric about free speech. They point to European laws against questioning the Holocaust. Monday on CNN, Iranian President Mahmoud Ahmedinejad needled British interviewer Piers Morgan: “Why in Europe has it been forbidden for anyone to conduct any research about this event? Why are researchers in prison? … Do you believe in the freedom of thought and ideas, or no?” On Tuesday, Pakistan’s U.N. ambassador, speaking for the Organization of Islamic Cooperation, told the U.N. Human Rights Council:

»“We are all aware of the fact that laws exist in Europe and other countries which impose curbs, for instance, on anti-Semitic speech, Holocaust denial, or racial slurs. We need to acknowledge, once and for all, that Islamophobia in particular and discrimination on the basis of religion and belief are contemporary forms of racism and must be dealt with as such. Not to do so would be a clear example of double standards. Islamophobia has to be treated in law and practice equal to the treatment given to anti-Semitism.”

»He’s right. Laws throughout Europe forbid any expression that “minimizes,” “trivializes,” “belittles,” “plays down,” “contests,” or “puts in doubt” Nazi crimes. Hungary, Poland, and the Czech Republic extend this prohibition to communist atrocities. These laws carry jail sentences of up to five years. Germany adds two years for anyone who “disparages the memory of a deceased person.”…»

Ce qui nous importe ici est moins le débat que résume Slatan, que le fait du débat dans la mesure où il est devenu global et qu’il interfère dans des situations de désordre et d’affrontement confrontant le bloc BAO, les pays musulmans et, d’une façon générale, les pays hors-bloc BAO. (Les Russes ont autant à dire à propos du traitement appliqué par le bloc BAO à l’affaire Pussy Riot que les musulmans à propos du traitement de l’affaire Innocent Muslims.) Il s’agit bien d’un débat “devenu global”, et concernant les relations entre le bloc BAO et des régions extérieures d’une fondamentale importance stratégique aussi bien que porteuses de “valeurs” spécifiques qui ne sont pas nécessairement les nôtres. Par conséquent, le débat ainsi inauguré, et officiellement inauguré à l’ONU, concerne d’une façon ouverte et dans ses dimensions réelles, hors des clivages internes des pays du bloc servant de faux-nez à cette réelle et puissante extension qui est une globalisation, la crise générale de notre contre-civilisation et la crise générale du Système en phase d’autodestruction.

Nous ne sommes pas ici pour prendre position sur le fond, parce que nous estimons qu’une prise de position raisonnable sur le fond, essentiellement à propos du bloc BAO et de ses débats internes, est inutile et contreproductive à ce point dans la mesure où elle conduit à un moment ou l’autre à faire le jeu du Système. Dans les divers occurrences citées, nous considérons en effet que le cas de l’Holocauste, qui est la pierre d’achoppement essentielle dans ce débat entre le bloc et son extérieur de plus en plus hostile et contestataire, est un cas de type religieux pour le moins, et plus sûrement de type métaphysique (fausse métaphysique, certes). (Pour le cas de “la religion”, voir la lettre ouverte de Diana Johnstone à Noam Chomsky, le 18 juin 2010, où Johnstone qualifie la “sacralisation” de l’Holocauste, avec une batterie de lois répressives pour en défendre le Récit Conforme & Sacré, de “religion d’État”. Nous-mêmes développons, essentiellement dans La grâce de l’Histoire, l’idée que le cas de l’Holocauste a été développé comme une tentative d’établir une néo-métaphysique, ou “métaphysique-simulacre”, dans un monde, ou plutôt un bloc BAO, privé de la chose. Nous y faisions allusion le 11 octobre 2011 : «Dans ce cas, il s’agirait, dans le chef de l’attaque du 11 septembre 2001 et sans se préoccuper de l’accessoire que constituent les circonstances et manigances terrestres de la chose, de la tentative ultime du Système d’en revenir à une métaphysique de la force (celle de Verdun), après l’échec plus ou moins inconsciemment perçu de la métaphysique-simulacre (autour de l’Holocauste) développée avec la fin de la Guerre froide, et finalement en aucune façon décisive à cet égard ; ultime tentative, échec ultime sans nul doute…»)

Dans ces conditions telles que décrites, il ne fait aucun doute que la “liberté de parole” dans sa pureté laïque et démocratique est inapplicable dans le bloc BAO, spécifiquement dans sa partie européenne, à cause du cas impératif, exposé par les dirigeants musulmans, de l’antisémitisme et de l’Holocauste. Une narrative colossale a été construite en Europe, notamment en France, autour du cas, y compris avec récriture de l’histoire récente, y compris cette partie de l’“histoire récente” où l’Holocauste était déjà considéré comme un événement “hors de l’histoire”. Il s’agit notamment de l’accusation de “trou de la mémoire” de l’Holocauste en France, ou “Grand Silence”, portée par la génération actuelle du parti des salonards, contre tout ce qui a précédé, y compris et particulièrement dans le chef de ce même parti des salonards d’avant 1968 et même d’avant 1989-1991, accusé d’avoir ignoré la mémoire de l’Holocauste, par duplicité et refus de porter une culpabilité affirmée par ailleurs comme un article de la Foi, qui tiendrait lieu de Péché Originel de cette nouvelle “religion”. Dans Le mythe du Grand Silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Fayard 2012, le chercheur du CNRS, juif lui-même et petit-fils de déportés, François Azouvi, montre aisément que le contraire est vrai : l’Holocauste fut constamment présent en France dans tous les débats “mémoriels” et références à mesure, à propos des évènements d’actualité, dès 1945… Cette récriture de l’histoire confirme indirectement le changement de signification de l’Holocauste à partir de 1989-1991, avec transmutation en “religion d’État”, ou, plus substantiellement, en “métaphysique-simulacre” ; le signe de cette transmutation peut être vu dans le fait que de nombreux juifs sont très mal à l’aise avec cette “sacralisation” qui prend l’allure d’une “exploitation”, et même s’y opposent nettement (l’auteur de l’article cité, William Saletan, qui critique nettement ce qu’il nomme l’“hypocrisie” américaniste-occidenttaliste, est lui-même juif).

Aujourd’hui, la situation est bien dans cette contradiction, désignée comme “double standard” par les pays musulmans et comme une “hypocrisie” par Saletan, selon cette observation (voir le 24 septembre 2012) : «Comme le fait remarquer Eric Zemmour (Ca se dispute, I-Télé le 22 septembre), ce n’est pas demain la veille qu’on verra dans Charlie Hebdo, suivant une série de caricatures ridiculisant le Prophète, une série de caricatures ridiculisant le culte de l’Holocauste…» Le point essentiel qu’on veut signaler ici, c’est la globalisation de ce débat dit du “double standard” jusqu’ici gardé “en interne” dans les pays BAO, sous la surveillance terroriste du parti des salonards. Désormais, cette affaire qui figurait et qui était cantonnée dans les questions de société, ou de l’idéologie salonarde, c’est-à-dire restant dans la sphère intérieure, est devenue une “affaire d’États” à dimensions extérieures, c’est-à-dire interférant dans la politique internationale la plus importante et les très nombreuses crises qui la caractérisent. (On notera que c’est un signe de plus du développement de la puissance et des interférences majeures du système de la communication dans les grandes affaires de politique extérieure.) Cette extension va contribuer à mettre en évidence nos contradictions internes, d’une façon extrêmement dommageable pour l’équilibre de nos influences, de nos intérêts et de nos tensions psychologiques renvoyant à nos comportements maniaco-dépressifs. La cause de cette extension se trouve bien entendu dans la transformation de notre politique extérieure en une politique radicalement transformée, sinon transmutée, par la charge des outils des débats et des pressions traversant une société civile marquée par une crise d’identité, une crise des mœurs, une crise idéologique, et caractérisée dans le traitement de ces crises de comportement par une crise psychologique profonde. Il nous paraît assuré que c’est cette politique extérieure élargie à nos propres “débats de société” avec toutes les manigances et manipulations accompagnant cette transmutation, bien plus que de prétendues ambitions néo-colonialistes, qui a provoqué en contrecoup le bouleversement nommé “printemps arabe” et le reste, qui déborde largement les pays arabes, les pays musulmans, etc., pour affecter tout le domaine des relations internationales. Les pays non-BAO se trouvent ainsi confrontés à l’essence de l’hypocrisie de notre contre-civilisation, et nous-mêmes sommes confrontés à l’image de cette hypocrisie, que nous renvoient les réactions de plus en plus massives et de plus en plus fondamentales et structurées, des pays non-BAO.


Mis en ligne le 1er octobre 2012 à 04H55