Le cœur stratégique de la mésentente Russie-USA

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Le coeur stratégique de la mésentente Russie-USA

Un article de Youri Roubtsov, spécialisé dans les questions stratégiques nucléaires, éclaire d’une façon enrichissante l’état des relations stratégiques nucléaires entre la Russie et les USA. L’article est paru sur le site Strategic-Culture.org, le 18 février 2013. Il donne quelques chiffres et précisions intéressantes sur les positions respectives, et met en évidence combien les positions diffèrent sur le fond d’une façon irréconciliable.

Actuellement, précise Roubtsov, la situation stratégique (comptabilisée en octobre 2012) par rapport au traité START-3 qui a été négocié entre les USA et la Russie en 2009-2010, et ratifié en décembre 2010, et qui est effectif depuis février 2011, est de 1.737 têtes nucléaires stratégiques pour les USA, et 1.499 pour la Russie, – alors que le traité autorise 1.550 têtes. Les Américains continuent à réduire leur arsenal pour se conformer au traité tandis que les Russes se sont lancés, d’abord avec difficulté, dans un programme de réarmement essentiellement par modernisation, et dans tous les cas qui devrait permettre d’atteindre le plafond des 1.550 têtes autorisées si l’on s’en tient au cadre de SALT-3.

Parallèlement, les USA sont en train d’exercer une pression considérable pour engager de nouvelles négociations, pour un nouveau traité avec un plafond largement réduit par rapport aux 1.550 têtes de SALT-3. Biden a parlé de ce projet à Lavrov, à Munich au début du mois. Pour les USA, ce projet doit constituer une deuxième relance (re-set) des relations Russie-USA, après la première “relance” de 2009.

«Rose Gottemoeller, the United States Department of State's Assistant Secretary for Arms Control, Verification, and Compliance and also Acting Under Secretary for Arms Control and International Security, has visited Moscow recently. The visit took place within the framework of the second round of the Obama’s reset Russia’s policy, which places the strategic arms control issues at the top of priorities list. “We will engage Russia to seek further reductions in our nuclear arsenals”, Obama said in his recent State of the Union address.»

• Le point de vue des USA est que l’arsenal stratégique nucléaire actuel des deux puissances est largement “redondant” par rapport au but d’une force nucléaire stratégique qui est la capacité de destruction de l’adversaire principal, par éradication de ses capacités économiques générales, de production stratégiques, etc. La doctrine US, née de l’esprit du 11 septembre 2001, n’a plus aucun rapport, de ce point de vue opérationnel et structurel, avec la doctrine MAD de la guerre froide (destruction mutuelle assurée, transcription théorique d’une situation de dissuasion mutuelle). Les USA sont en train de modifier leur déploiement opérationnel pour ce qui concerne l’objectif et l’efficacité des frappes et, de ce point de vue, le chiffre de 1.550 devient effectivement trop important. Roubtsov rapporte le détail de la révision générale en cours dans ce domaine.

«The proposals, which has made Obama a Nobel Prize winner, had been worked out by 68 Nobel Prize winners from the Federation of American Scientists. They recommended re-targeting the strategic missiles from densely populated areas to the 12 largest Russian economic facilities - Omsk, Angara and Kirishi oil refineries, Norilsk Nickel, Magnitogorsk, and Nizhny Tagil, Cherepovets metallurgic plants, Bratsk and Novokuznetsk aluminum plants and Berezovskaya, Sredneuralskaya and Surgut power stations. The Nobel Prize winners said striking those facilities would paralyze the Russian economy and the country would lose capability to resist. According to the Federation experts, the number of targeted Russian silos has diminished by three times (from 660 to 220) and it will go down in future.»

• Le point de vue de la Russie est basée complètement sur le concept général de dissuasion (“décourager toute attaque nucléaire”) et nullement sur la capacité opérationnelle de paralyser (pour “détruire”) l’un ou l’autre pays pour l’une ou l’autre raison, et principalement la capacité opérationnelle de détruire le principal pays dans le domaine nucléaire stratégique (les USA pour la Russie, la Russie pour les USA). De ce point de vue, effectivement, le développement des missiles antimissiles US (BMD) devient un facteur extrêmement déstabilisant. Roubtsov précise les estimations russes actuelles concernant ce facteur, montrant que les Russes estiment effectivement être à la limite-plancher pour leur sécurité avec 1.550 têtes…

«According to Russia’s stance, any country committing an act of aggression against it will have to face guaranteed retaliation. The Russian strategic forces have reached the critical stage: the US missile defense is capable of intercepting 600-700 ballistic missiles and is being upgraded. The estimates show that only the level of 1.5 thousand warheads guarantees the capability to strike on launch. The further strategic arms reductions without reaching an agreement on missile defense will devalue the Russia deterrence potential and create new threats to the security of Russia and international security in general…»

La position russe actuelle est donc de dire  : nous achevons l’alignement de notre arsenal sur le plafond de 1.550 têtes. Toute nouvelle proposition de réduction sera examinée, mais en fonction de facteurs précis : le développement des BMD principalement, mais aussi d’autres facteurs déstabilisants comme le stationnement d’armes nucléaires tactiques US en Europe qui, compte tenu de la distance pour atteindre la Russie, peuvent avoir un effet stratégique à prendre compte. Il y a aussi la disposition de systèmes conventionnels de précision qui, en raison de la localisation et de l’appréciation des cibles à couvrir, peuvent jouer un rôle équivalent à une frappe stratégique nucléaire : «Their striking power is comparable with nuclear tipped weapons; they are more movable and not covered by any international agreement, which make them especially dangerous. The US sea-based cruise missiles advantage is 30 to one!»

Ces diverses précisions, notamment l’évaluation russe des capacités des BMD, qui est une évaluation théorique refusant le moindre risque en écartant des nuances d’appréciation contingentes comme celle de la réelle efficacité des BMD, montrent bien que la Russie se trouve en fait à la limite acceptable pour elle. Dans ce contexte, la poursuite du développement des BMD, – pour s’en tenir au principal sujet de discorde, – signifierait une évolution de leur évaluation théorique vers un risque inacceptable pour leur sécurité avec le plafond des 1.550 têtes, et déboucherait effectivement, non sur une démarche d'une nouvelle réduction, mais au contraire sur un projet de sortie unilatérale du traité START-3 pour dépasser le plafond de 1.550 têtes. (Voir le 22 janvier 2013 et le 4 février 2013.) L’accélération de la production des missiles stratégiques Topol-M (ICBM) et Baluva (SLBM), après de grandes difficultés initiales de mise au point et de production, montre qu’ils sont de plus en plus orientés vers ce choix.

C’est effectivement à ce point qu’intervient l’élément politique, largement exposé dans le même F&C du 4 février 2013, qui met en évidence un courant de rupture de ce que nombre de dirigeants russes perçoivent comme la dépendance russe de la superpuissance mondiale (les USA), – «La Russie est en train de mettre un terme à sa dépendance de la superpuissance mondiale», selon Alexei Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma.

Le climat de destruction accélérée de toute confiance des Russes dans le désir de coopération des USA avec eux, notamment substantivé par la politique étrangère erratique des USA aussi bien que les diverses formes d’agression (“douces”) antirusse des USA les conduit effectivement à considérer la politique actuelle de recherche d'une réduction supplémentaire de l’arsenal nucléaire comme une tentative éventuelle de mettre la Russie à merci d’une attaque nucléaire stratégique de première frappe, de paralysie et de destruction de la puissance russe. Dans cette hypothèse, l’intervention d’un réseau BMD en pleine expansion est absolument décisive.

Ce qu’on constate avec cette description de la situation stratégique nucléaire technique qu’offre Roubtsov dans son article, c’est que les conceptions US et russe sont aujourd’hui complètement déconnectées. Les Russes jugent que, derrière la rhétorique de désarmement d’Obama, il y a une volonté du complexe militaro-industriel et du Pentagone d’établir une situation technique et opérationnelle gouvernée par le but ultime de destruction de l’adversaire (la Russie, essentiellement), – et cela, quelles que soient les intentions politiques du moment par ailleurs, – et il se trouve, élément aggravant leur jugement, qu’elles vont pour l’instant, et de plus en plus, dans un sens favorable à ce but et à cette situation stratégique intolérable pour la Russie. Les Russes, eux, pensent en termes de dissuasion générale et de sécurité collective excluant la possibilité d’une attaque de première frappe pour quelque pays que ce soit. Cette position les poussera nécessairement, si la conception US continue à être opérationnalisée notamment par le développement du BMD, à considérer que, pour poursuivre leur propre but et assurer leur sécurité, une augmentation de leur arsenal nucléaire stratégique (et la sortie de START-3 par conséquent) est inévitable.

 

Mis en ligne le 19 février 2013 à 08H59