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1245Deux ministres russes en Égypte pour deux jours, les 13 et 14 novembre, celui des affaires étrangères, le bulldozer Lavrov, et celui de la défense, Sergei Choïgou. L’atmosphère est, pour la Russie, excellente. Les Égyptiens ont beaucoup apprécié la politique et la position russes ces derniers mois, notamment lors de l’intervention militaire et de la crise de l’armement chimique Syrie en aoûtqs-septembre. On dit que Poutine est presque aussi populaire que Sissi, et l’on voit les portraits des deux hommes côte-à-côte. On note que le croiseur lance-missile Varyag est venu faire une visite de courtoisie dans le port d’Alexandrie pour le déplacement des deux ministres russes, accueilli par des honneurs inhabituels (visites de commandants de la marine égyptienne, les 21 coups de canon de la canonnade honorifique) ; c’est le premier navire de guerre russe dans un port égyptien depuis 1992 (voir Novosti, le 11 novembre 2013).
Les dirigeants égyptiens semblaient attendre leurs homologues russes les bras ouverts. La dialectique est à la continuité : une vieille amitié qu’on renoue mais qui, au fond, n’a jamais cessé. C’est ce que disait le porte-parole du ministère égyptien des affaires étrangères à Itar-Tass, le 13 novembre 2013, en insistant sur le fait que la sphère de la sécurité et de l’équipement militaire n’est certainement pas le moindre des sujets de la rencontre.
«Egypt is open to cooperation with Russia in all fields and seeks to step it up, including that in the technical-military sphere, Badr Abdel Aty, spokesman of the Foreign Ministry of the Arab Republic, told Itar-Tass ahead of the first-ever talks between the Defence and Foreign Ministers of Russia and Egypt (“two plus two”). “It is our main purpose to deepen relations with Russia, which plays a leading role in the world arena,” the spokesman said. “We see that our striving finds a response from the Russian side, including that in the question of developing economic contacts, in politics and in the tourism sector. Security and technical military cooperation are no less important themes,” the Egyptian diplomat pointed out. “These contacts have never stopped. One should not forget that a large part of the arsenals of our Armed Forces have been made up of Russian weapons, and we want to develop cooperation in this field, specifically in the training of specialists, technical servicing, and the deliveries of spare parts”.»
Il y a donc là-dessous, comme nous l’avons déjà observé (voir le 10 novembre 2013), un grand événement politique et de communication en train de se faire. Pourquoi “de communication” ? Parce qu’il implique la symbolique puissante de l’esquisse du “retour de la Russie” (dito, de la Russie, même barbouillée du nom d’URSS), quatre décennies (42 ans exactement) après l’exclusion tambour battant de la colonie militaire des conseillers soviétiques par l’Égypte de Sadate. C’était le début pour l’Égypte d’un long périple dans l’orbite cadenassé de la puissance américaniste. Ce fait-là (“l’orbite...”) n’est pas encore tranché par ce qui n’est encore qu’une esquisse (le “retour de la Russie”), et d’ailleurs les Égyptiens prennent bien garde de mettre les deux faits en parallèle et en bonne cohabitation. (Le même porte-parole des affaires étrangères, Badr Abdelatty, a insisté sans donner trop de précisions nommée sur ce fait : «Mr Abdelatty insisted that the aim of the outreach to Russia was to “add to, not replace” Egypt's alliances» [Sidney Morning Herald, le 14 novembre 2013]). Mais au niveau de la perception, puisqu’il s’agit d’abord de communication, les choses vont vite et, très vite, l’on s’habituera à considérer ce tournant comme accompli si la visite Lavrov-Choïgou donne sur le terme immédiat les résultats attendus. L’on observera d’ailleurs, et selon une logique antagoniste grâce au maniement intéressé de la communication, que l’extrême discrétion de la presse-Système US et anglo-saxonne concernant cette visite et ses perspectives est bien la marque de son importance : on est discret sur ce qui pose problème par son importance, et qui fâche éventuellement par ses perspectives.
Comme on l’a lu, et comme on le comprend dans le chef du fait central de cette évolution des relations entre Égypte et Russie, la question des armements (de la coopération des armements, passant par la vente d’armes russes à l’Égypte) y tient justement, ceci confirmant cela selon l’évidence même des situations, une place centrale. On sait que DEBKAFiles suit depuis longtemps cette question, et il faut reconnaître à cette source dont on connaît pourtant l’incertitude fondamentale due à ses liens évidents, qu’elle fut l’une des premières sinon la première à annoncer cette évolution essentielle. Il est donc intéressant de voir ce que DEBKAFiles a à dire de plus sur cette coopération en devenir, – car le site ne manque pas de rajouter des détails, présentés évidemment comme exclusifs, le 12 novembre 2013.
• DEBKAFiles réaffirme que les Russes devraient pouvoir disposer d’une base navale, sans doute à Alexandrie, malgré les démentis d’officiels égyptiens sur ce point. DEBKAFiles affirme qu’un déploiement de 1 500 hommes en 2014 devrait accompagner l’aménagement du site. La source israélienne affirme même qu’un site d’escale pour la flotte russe est envisagé en Mer Rouge.
• DEBKAFiles précise que Kerry aurait tenté, sans succès, de décourager les Égyptiens d’acheter des armes russes lors de sa visite du 3 novembre au Caire, proposant de rétablir l’aide militaire US. Précision intéressante, relevant par ailleurs de la présentation de communication («...the outreach to Russia was to “add to, not replace” Egypt's alliances») : «Gen. El-Sisi replied that Cairo does not intend severing its military ties with Washington and would prefer to continue to receive American airplanes and tanks, but will also be glad to take delivery of advanced Russian weapons which the US has withheld from Egypt.»
• ... Ce qui nous amène aux précisions concernant les armes que les Russes vendraient à l’Égypte, pour un montant autour de $4 milliards, très probablement couvert par les Saoudiens (d’autres sources disent $15 milliards, ce qui fait vraiment beaucoup, et le chiffre de $4 milliards est le plus souvent cité, et le plus probable). Il s’agirait en fait d’ensembles de systèmes sol-air et sol-sol, défensifs et offensifs, dont l’organisation et le fonctionnement impliqueraient un autre contingent de 1 500 “conseillers” de soutien logistique dès 2014. Deux volets sont présentés :
«1.) The first layer will provide a shield against attack by stealth aircraft, drones and cruise missiles for all of Egypt’s airspace, including the Suez Canal, the Red Sea and its coastal waters, up to the central Mediterranean. Our military sources add that part of the system will be positioned in eastern Egypt for the protection of key Saudi cities as well. 2.) The second layer will be built around sophisticated surface missiles with ranges that cover all points in the Middle East including Iran. Moscow and Cairo are keeping the types of missiles secret.»
Bien entendu, il faut considérer ces nouvelles qui sont surtout des confirmations d’une tendance perceptible depuis quelques mois (voir à nouveau le 10 novembre 2013), de deux points de vue. Il y a d’une part la question de l’armement, d’une façon générale et selon les “informations” de DEBKAFiles que nous prendrons éventuellement comme des hypothèses assez cohérentes ; il y a d’autre part la question de la dimension politique, notamment de ce triangle qui peut sembler assez étrange (Russie-Égypte-Arabie), qui pourrait devenir quadrilatère si l’on y ajoute Israël.
• Le principe avancé par les Égyptiens («...the outreach to Russia was to “add to, not replace” Egypt's alliances») rendrait assez logique qu’ils considèrent les Russes comme des fournisseurs d’armements et de systèmes complémentaires à ceux que leur livrent les USA. Mais cette complémentarité n’est pas innocente, et certainement pas mathématique. Si, effectivement, les Russes fournissent aux Égyptiens des ensembles de systèmes, dans des domaines où ils excellent d’ailleurs, qui forment des structures de missiles et de guerre électronique aussi bien défensives qu’offensives, ils comblent effectivement des domaines que les USA ont toujours plus ou moins délaissés, mais qui ont une signification stratégique et politique importante. Il s’agit, selon les normes militaires actuelles, d’une démarche de renforcement et d’autonomisation de la dimension militaire égyptienne dans des domaines critiques (guerre électronique, contrôle de l’espace aérien, capacité de frapper un adversaire avec des moyens électroniques), ce qui renforce le poids de la souveraineté nationale égyptienne par rapport aux menaces théoriques existant dans la région. Le paradoxe est que l’incursion russe, qu’on pourrait juger comme une contrainte pour la souveraineté nationale égyptienne, en devient un renforcement en “libérant” l’Égypte de la seule tutelle US, et en renforçant l’Égypte dans des domaines que les USA ne voulaient pas satisfaire, justement parce qu’ils renforcent la souveraineté égyptienne notamment face à un pays comme Israël, – l’“ami” de l’Égypte depuis le Traité de Paix de 1979, qui n’est jamais très loin de redevenir un ennemi. On observera que toutes ces remarques ont leur poids politique dès lors que les premiers accords sont conclus, et non pas avec l’équipement effectif qui prendrait plusieurs années dans les domaines envisagés. Il s’agit là de l’aspect de la communication, qui pèse d’un poids prépondérant dans la perception, qui fait que dès maintenant l’Égypte serait perçue comme cette puissance qui, en équilibrant ses “alliances”, en réalité renforce sa souveraineté et pèse par conséquent d’un poids à mesure dans le domaine politique ; et tout se passerait dès lors comme si l’Égypte était effectivement équipée des nouveaux systèmes comme elle le serait plus tard, dès l’annonce des accords potentiels, à cause de la perception de l’événement au niveau de la communication, et la chose aurait aussitôt un effet politique.
• ...Or, ce domaine politique est singulièrement complexe, à cause de la présence dans le jeu de l’Arabie, bailleur de fond de l’Égypte en détresse et qui entend assurer ses intérêts politiques en échange. A première vue, l’Arabie et la Russie ne joue pas le même jeu puisque la Syrie, et éventuellement l’Iran, les séparent. Mais ce n’est qu’une “première vue”, dans une situation qui évolue si vite et où les “premières vues” varient aussi vite que l’éclair... On sait que, dans le cas égyptien, les Saoudiens sont derrière avec leur porte-monnaie, parce qu’ils veulent renforcer à tout prix le pouvoir militaire égyptien, contre les Frères Musulmans qu’ils abhorrent. Là-dessus est venue se greffer la brouille USA-Arabie, qui semble loin d’être un simple accident de parcours, qui prend des allures structurelles, voire de point d’honneur dans les coutumes de la région à cause de ce qui est perçu comme une “trahison” des USA, au point que même un Bandar tente de faire oublier sa réputation d’“homme des Américains”. (Les Saoudiens ont été particulièrement sensibles à l’absence de protection militaire US lorsqu’une frappe US était envisagée contre la Syrie, et ils ont perçu cette position comme une trahison de l’engagement de Roosevelt en 1945, vis-à-vis du roi Ibn Saoud.) Pragmatiques comme on les connaît par ailleurs, les Saoudiens ne s’embarrassent nullement de l’apparente contradiction qui les mettrait aujourd’hui au côté des Russes, de facto contre les USA, dans le contexte égyptien ; les Russes non plus de leur côté, et d’ailleurs aussi pragmatiques que les Saoudiens. Ainsi la description du dispositif russe éventuel en Égypte est-elle faite comme s’il prenait en charge, notamment grâce à la porté de la couverture de défense aérienne sur la Mer Rouge, la sécurité, ou disons une partie de la sécurité de l’Arabie, – éventuellement contre l’Iran... Face à cet imbroglio d’“alliances“ qui sont plutôt des arrangements, qui est la figure (l’imbroglio) de plus en caractéristique de la position régionale de l’Égypte, Israël se trouve dans une position incertaine. Sa position de soutenir les militaires pour la recherche d’un pouvoir stable respectant le Traité de Paix et la méfiance des Frères Musulmans, ainsi que ses bons rapports actuels avec l’Arabie et même la Russie, sont des facteurs très variables. Les intérêts et arrangements peuvent évoluer, tandis que l’équipement de sécurité de l’Egypte est, lui, fait pour durer après qu’il ait constitué, dès son origine, un événement politique nouveau.
Ainsi l’“ouverture” russe en Égypte l’est-elle dans tous les sens du mot. Elle l’est au niveau des relations bilatérales, et du point de vue de la position de la Russie au Moyen-Orient. Mais elle l’est aussi pour la situation générale de la région, en ce sens qu’elle contribue à l’ouverture supplémentaire des possibilités à un moment où le facteur fondamental de l’effacement américaniste fait de plus en plus sentir ses effets. La conséquence générale est beaucoup plus une déstabilisation de la région qu’un reclassement déjà identifiable ; et il faut compter que cette déstabilisation affecte directement, d’une façon générale et malgré les aléas tactiques, une situation mise en place principalement par le Système et le bloc BAO.
Mis en ligne le 14 novembre 2013 à 12H28