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146322 mars 2010 — Quelque part, disons entre 1990 et 1999, s’établit fermement et à découvert une alliance qui, dans sa potentialité, vient de beaucoup plus loin qu’on ne croit, – qui vient, par exemple, de ce jour de 1825 sans doute, où Stendhal bondit d’horreur et abandonna aussitôt son engagement de “libéral” pro-américaniste, en entendant ce mot du dénommé Gouhier: «Les Lumières c’est désormais l’industrie.» (*) Lequel mot, quoi qu’il en soit de Stendhal et de ses divers écrits, annonçait un destin qui n’a cessé de se renforcer et qui est devenue une réalité criante dans les années 1990. La “Sainte Alliance” dont nous parlons, c’est l’alliance entre les deux descendants des acteurs nouveaux identifiés en 1825:
• D’une part, le parti intellectuel “libéral” au sens politique, c’est-à-dire les intellectuels “avancés”, ou “progressistes” (éventuellement “progressistes modérés”), qui se réclament tous à un moment ou l’autre, d’une façon ou l’autre, des Lumières. (Nous avons appris à les baptiser, pour ce qui concerne les deux rives de la Seine, “le parti des salonards”.) On pourrait les renommer d’une façon plus avantageuse et conforme aux mœurs du temps “le parti de la communication” en identifiant cette classe intellectuelle au moyen qui la fait vivre, qui la fait s’écouter et se plaire énormément, au moyen qui lui permet de disposer des consignes à suivre.
• D’autre part, le “parti” de la puissance économique moderniste, industrielle et technologique, – et militaire, par conséquent, dans la mesure où l’armement est devenu l’une des expression les plus avancées et les plus violentes de la technologie. Actualisons l’expression de “parti de l’industrie” suggérée par l’exclamation de Gouhier ci-dessus, et nommons-le, plus conformément à nos normes, le “parti du technologisme”. Nous avons ainsi les deux branches, les deux dynamiques qui animent la politique de l’“idéal de puissance”.
Cette alliance fut fermement affichée à diverses occasions mais elle devint quasiment institutionnalisée durant les années 1990, notamment à l’occasion du conflit de l’ex-Yougoslavie. Les jeux de rôles et les évolutions relatives firent que le “parti de l’obscurantisme”, qui est en général assigné à des acteurs différents, selon les intérêts changeants de la coalition, fut attribué aux Serbes. Le conflit du Kosovo fut l’archétype de cette alliance, les intellectuels “progressistes” du “parti de la communication” soutenant avec enthousiasme l’action des forces qui représentaient évidemment “le parti du technologisme”, et qui étaient principalement représentés par les escadres aériennes du Pentagone (USAF et Navy). Le bon mot de l’époque, le slogan de l’esprit de la chose, fut résumé par Vaclav Havel, sous la dénomination de «bombardements humanitaires», – qui l’étaient effectivement, dans la mesure où ils touchaient avec une assez grande générosité la population et les infrastructures civiles. Il faut ajouter qu’à cette même époque, la droite conservatrice US, celle qui allait s’engager à fond dans la politique belliciste de l’administration Bush, se tenait fermement dans une position de retrait, sinon d’hostilité pour ces opérations extérieures. Les républicains observèrent tout au long du conflit du Kosovo une position passivement hostile qu’on pouvait juger comme proche du courant isolationniste traditionnel.
@PAYANT Avec le 11 septembre 2001, il y eut un considérable reclassement. Il y en eut pour juger que l’événement tombait fort bien pour certains, au point qu’on pouvait s’interroger sur la façon dont ces mêmes “certains” ne l’auraient pas favorisé d’une façon ou l’autre. En d’autres mots fort transparents, Israël fut le grand bénéficiaire de l’affaire. Pour la première fois, dans ce grand mouvement qu’on décrit, une entité rassemblait en elle-même la puissance du “parti de la communication” et celle du “parti du technologisme”. Israël était à la fois la “victime” de toutes les barbaries et tous les obscurantisme réunies en une narrative colossale, si colossale qu’elle interdit toute approche critique en étant classé dans une catégorie nouvelle, dite “indicible”. Le “parti de la communication” avait sa poule aux œufs d’or. En même temps, Israël ne s’en laissait pas compter, devenu l’avant-bras armé du Pentagone, et sachant cogner, et cogner dur. Le “parti du technologisme” avait son champion régional, avec la caractéristique d’un prestige, d’un diktat moral prétendant aisément à l’universel.
Mais il était admis par-dessus tout, au propre et au figuré, qu’il y avait un “patron”, dans les deux partis concernés. Les USA étaient ce patron, avec une puissante machine de communication, et une machine de technologisme encore plus puissante, les deux étant liées. D’une certaine façon, le Pentagone, qui s’était adapté avec une stupéfiante habileté aux exigences, us et coutumes du “parti de la communication”, notamment en exploitant la révérence et le prestige de la chose militaire dans l’establishment, tenait toutes les cartes. Cela n’était pas un problème. Les neocons, relais obligés d’Israël à Washington, avaient adopté au centuple la politique britannique définie en 1944 par une circulaire du Foreign Office, mais en la retournant avec une impudence qui laisse à penser.
John Charmley écrivait en 1996 (voir son livre La Passion de Churchill) : «En tentant d’exposer “l’essence d’une politique américaine” en 1944, un diplomate définit parfaitement cette attitude. La politique traditionnelle du Royaume-Uni de chercher à empêcher qu’une puissance exerçât une position dominante était écartée : “Notre but ne doit pas être de chercher à équilibrer notre puissance contre celle des États-Unis, mais d’utiliser la puissance américaine pour des objectifs que nous considérons comme bénéfiques.” La politique britannique devrait être désormais considérée comme un moyen d’ “orienter cette énorme péniche maladroite [les USA] vers le port qui convient.” L’idée d’utiliser “la puissance américaine pour protéger le Commonwealth et l’Empire” avait beaucoup de charme en soi, en fonction de ce que l’on sait des attitudes de Roosevelt concernant l’Europe. Elle était également un parfait exemple de la façon dont les Britanniques parvenaient à se tromper eux-mêmes à propos de l’Amérique.»
Les neocons (et Israël, par conséquent) avaient-ils réussi ce que les Britanniques ne réussirent jamais malgré leur finesse tactique? Cela sembla être le cas tout au long de l’aventure irakienne. Mais le jugement contenait une forte dose d’ambiguïté: dans quelle mesure la manipulation en était-elle une, si le Pentagone avait décidé de lui-même que l’aventure irakienne, assortie d’une offensive générale de conflits, d’implantations et d’influence accompagnant la “guerre contre la terreur”, était de son intérêt?
La suite montra que cette ambiguïté recélait une contradiction. A partir de 2005-2006, le Pentagone commença à évoluer, selon le constat que les aventures extérieures pouvaient lui coûter plus qu’elles ne lui rapportaient. Face aux gains apparents de la politique expansionniste, on constatait une usure interne extraordinairement puissante, qui touchait toutes les structures de cette entité, réduisait le volume des forces, plongeait dans le chaos les processus d’acquisition et de modernisation, transformait la gestion de l’ensemble en un cauchemar. Il est vite apparu que ces maux n’étaient pas comptables mais eux-mêmes profondément structurels: l’augmentation incessante du budget de la défense ne résolvait rien, au contraire il apparut d’année en année comme un facteur de désordre de plus, en favorisant les maux structurels du système (gaspillage, errance bureaucratique, gestion chaotique, corruption, etc.).
Les différents services concurrents eurent une attitude conjoncturelle différente selon leurs intérêts, – l’U.S. Navy étant la plus rapidement inquiète de la situation, l’USAF occupant une position opposée, – mais très vite ils en arrivèrent à une conclusion commune. Aujourd’hui, la crise du Pentagone est perçue avec une égale acuité par toute la direction militaire et tous les services. Le conflit en Afghanistan illustre bien cette situation. Certes, les militaires sont engagés à fond dans ce conflit parce qu’il existe, que le pouvoir politique s’y est engagé, parce que le statut du Pentagone est lui-même en jeu. Mais tout le reste, autour de l’Afghanistan, doit être réduit, contrôlé, voire pacifié le plus possible. Le but est double: effectivement favoriser une éventuelle et rapide “victoire” en Afghanistan pour pouvoir “souffler”; par conséquent et surtout, éviter un autre engagement redoublant celui de l’Afghanistan ou lui succédant (un peu comme l’Afghanistan relancée avec Obama a pris le relais de l’Irak).
D’où l’intervention de Petraeus, dont on a beaucoup parlé. Elle a été extrêmement pesée, calculée, concertée avec le Joint Chiefs of Staff. En raison de la popularité et de l’influence du général, de sa puissance de communication vis-à-vis du Congrès, elle a constitué un événement “de communication” particulièrement puissant. Elle a marqué une rupture en s’adressant brutalement à Israël pour signifier à ce pays que le Pentagone ne soutenait plus sa politique. La puissance de l’événement est notamment marquée par le désarroi du “parti israélien”, notamment et principalement vis-à-vis de Petraeus lui-même, – parce que Petraeus était jusqu’alors tenu comme le plus ferme allié indirect de ce même “parti israélien”, puisqu’il était l’homme qui avait transformé l’affreuse réalité irakienne en une narrative victorieuse qui rencontrait absolument les conceptions des néoconservateurs.
…On comprend que ce n’est pas une question de personne, et réduire le problème aux intentions et ambitions de Petraeus, c’est le priver de sa vraie dimension. Nous parlons en termes d’entités, en termes de “systèmes anthropotechniques” lorsqu’on parle du Pentagone, si l’on veut selon une vision anthropomorphiste des forces qui sont à l’œuvre. Dans ce cas, Petraeus est bien, en l’occurrence et pour le temps présent qui nous intéresse, le délégué du Pentagone; il est la voix du Pentagone, il exprime la politique du Pentagone, il est le Pentagone. L’habileté est d’avoir utilisé un homme très puissant du point de vue de la communication, donc d’avoir affirmé une position du “parti du technologisme” en ôtant au “parti de la communication” certaines de ses armes favorites.
Toutes ces considérations de pure tactique ne doivent pas nous écarter du constat essentiel. L’intervention de Petraeus est la marque puissante et éclatante de la rupture de la Sainte Alliance scellée avec éclat lors de la guerre du Kosovo et qui fonctionna à plein depuis 9/11. Le “parti du technologisme”, essentiellement représenté par le Pentagone, se sent fondamentalement en danger, non pas à cause d’un adversaire extérieur mais à cause de ses propres faiblesses. C’est l’illustration typique de la “fable” des loups et des termites, lorsqu’on s’oppose à des loups qui n’existent guère, et qu’on se trouve miné par l’action interne des termites dont l’efficacité est multipliée par les effets de l’effort fait pour combattre les loups qui n’existent pas.
Il y a donc rupture dans l’air, déjà acté, et qui va se concrétiser sur le terme des mois qui viennent, peut-être des deux années à venir jusqu’à des conséquences importantes. Cette rupture est fondamentale puisque c’est celle de la Sainte Alliance. Le “parti de la communication”, regroupant notamment tous les moyens de communications officiels et les communautés intellectuelles du système occidentaliste-américaniste, dont notre “parti des salonards” parisien, et regroupé autour d’Israël en tant qu’entité idéologique et politique aussi bien qu’en tant que symbole, se trouve brusquement privé du moteur de puissance qu’était pour lui le “parti du technologisme” avec lequel s’était nouée la Sainte Alliance.
Schéma classique, que nous avons souvent signalé, de “la discorde chez l’ennemi”, affectant cette fois les deux grandes forces du système. Israël est au centre du propos, ce qui est une chose importante parce qu’il s’agit d’un acteur particulièrement turbulent, qui ne cessera plus de poser sur la table des cas délicats qui alimenteront les conflits. Avec Israël, les militaires se trouvent sur leur terrain de prédilection des manipulations stratégiques, et les intellectuels de la communication sur leur terrain de prédilection des manipulations morales. La situation, qui démultipliait cette double puissance du temps de l’entente, risque désormais d’évoluer vers un désordre profond et un affrontement déchirant de deux puissances aussi impressionnante l’une que l’autre.
Si les bombes de l’U.S. Air Force ne sont plus “humanitaires”, la morale du “parti des salonards” se trouvera confronté à l’horrible perspective de devoir envisager la critique de l’américanisme au nom des habituels ukases (Petraeus est-il antisémite? Etc.) Cette perspective n’est certainement pas suffisante pour décourager le “parti du technologisme”. Le Pentagone n’a guère d’états d’âme, même s’il s’avérait qu’il a une conscience et une politique. Son alliance avec “le parti de la communication” ne fut jamais qu’une rencontre de circonstance.