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153226 juin 2009 — La situation du Pentagone vient compléter la “situation au Pentagone” pour présenter une évolution assez remarquable, – et préoccupante pour ses partisans, – de l’énorme centre bureaucratique du complexe militaro-industriel (CMI). C’est un nouvel aspect de la situation de la crise du Pentagone, qui vient d’être signalé par le Représentant John Murtha. Les remarques embrassent un domaine assez vaste pour que l’on puisse parler d’une “crise du CMI” plus que de la “crise du Pentagone”. Il n’y a aucune difficulté ni aucune surprise dans cette évolution sémantique, puisque notre situation générale évolue effectivement dans une structure crisique où toutes les affaires sont touchées, à leur tour et chacune à leur façon, par la crise générale du système.
On sait déjà les péripéties qui semblent conduire à la possibilité d’un affrontement entre l’exécutif et le législatif sur des questions de programmes (les avions de combat F-22 et F-35), mais des programmes dont la potentialité explosive est manifeste. En même temps que la Maison-Blanche envoyait sa menace de veto à la Chambre, concernant les décisions prises dans les programmes F-22 et F-35, le député Murtha faisait des déclarations, notamment à Reuters ce 24 juin 2009, qui décrivaient une situation nouvelle à la Chambre des Représentants, et au Congrès en général. Au-delà du seul domaine militaire, cette description a une signification politique générale.
De telles déclarations de Murtha sont significatives, en raison du poids et de l’importance de ce parlementaire. Murtha (75 ans) est un vieux de la vieille au Congrès; un des maîtres de la Chambre des Représentants pour l’influence politique et l’un des hommes les plus influents au Congrès sur les questions de défense; c’est un partisan de forces armées puissantes mais qui sait également être critique lorsqu’il estime que la politique suivie est mauvaise. (On l’a vu en novembre 2005, lorsqu’il annonça qu’il jugeait critique la situation en Irak et demanda un retrait.) Murtha est très proche de la Speaker Nancy Pelosi et l’on peut dire qu’il est de facto le Speaker de la Chambre sur les questions de sécurité nationale.
Voici ce que Murtha déclare, selon Reuters, – avec, souligné en gras par nous, l’aspect concret, événementiel, le plus important de sa déclaration.
«The powerful head of the House of Representatives subcommittee that controls the purse strings of the Pentagon said on Wednesday he was troubled by ebbing support for defense from fellow lawmakers. Representative John Murtha, chairman of the defense subcommittee of the House Appropriations Committee, said defense spending was clearly going to decline in coming years, but the country faced new threats that needed to be addressed.
»He cited waning support for defense among U.S. lawmakers, saying the recent fiscal 2009 war spending bill nearly failed but for the strong intervention by House Speaker Nancy Pelosi. “Defense is going to start to go down. The public has lost interest,“ the Democrat from Pennsylvania said. “You're going to see a change, a sea change. I'm surprised myself at how little interest there is in what's going on in Iraq and Afghanistan, and yet we've got troops deployed.”
»Democrats could even refuse to fund war bills if the Obama administration failed to make good on its promise to withdraw U.S. troops from Iraq, Murtha said. “It's quite possible that we could lose the war funding. If it hadn't been for the speaker, we would have lost it this time.”
»The U.S. House narrowly passed the $106-billion bill to pay for the Iraq and Afghanistan wars, with the measure garnering only five Republican votes and 32 Democrats voting against it.»
Murtha, évidemment grand connaisseur et remarquablement informé des tendances de fond du comportement de ses collègues, particulièrement dans ce domaine de la sécurité nationale, signale un événement moins spectaculaire que fondamental. Non pas une éventuelle révolte, un affrontement, comme dans le cas des programmes F-22 et F-35 et le problème général des dépenses du Pentagone dans la perspective d’une réforme, mais bien une tendance de fond qui touche les parlementaires en général et reflète l’esprit du public (comme c’est bien connu, les représentants à la Chambre sont bien plus proches de leurs électeurs que les sénateurs). Plus qu’une “révolte”, c’est un désintérêt, un éloignement peut-être décisif pour la période des questions de sécurité nationale, donc des dépenses de défense, – mais d'abord, dans ce cas, des dépenses pour soutenir les conflits en cours. Cet état d’esprit peut nourrir de brutales surprises, et Murtha nous informe qu’on a failli en connaître une puisqu’on est passé à deux doigts d’un refus de voter le budget spécifique des guerres en cours. Et, dit-il, demain, l’année prochaine, – ou cette année, s’il s’avère comme le Pentagone a pris l’habitude, qu’une demande supplémentaire est faite, – on pourrait connaître effectivement un refus, malgré Pelosi et lui-même. La situation serait alors extraordinaire: les guerres US seraient menacées de banqueroute.
On imagine la dimension d’un tel événement, absolument sans précédent d’un point de vue fiscal et budgétaire, – et dénotant quel état d’esprit! Il impliquerait, dans sa logique, une mise en cause de toute la logique de la politique expansionniste qui est le fondement du système depuis aussi longtemps que remonte sa dynamique expansionniste, à la fin du XIXème siècle, et essentiellement depuis 1945, et précisément et d’une manière forcenée, depuis le 11 septembre 2001. Bien sûr, on doit mettre cet état d’esprit en parallèle avec la situation économique désastreuse, le premier étant la conséquence du second (basculement des priorités dans l’esprit du public); cela, dirions-nous, pour l’aspect rationnel du raisonnement politique. Ce n’est pas suffisant. Cet aspect est puissamment conforté par ce que nous désignerions comme une “fatigue psychologique” provoquée à la fois par les revers de la politique bushiste, la fin de la tension mobilisatrice de la “grande guerre contre la terreur” dont la force d’influence décroît prodigieusement vite à mesure que la crise économique accroît prodigieusement son influence, l’état d’esprit nouveau, nourrissant cette évolution psychologique, qu’a apporté Barack Obama, quelle que soit sa politique à cet égard. (Même s’il poursuit des guerres, Obama est perçu comme l’homme du désengagement, et sa politique de sécurité nationale comme étant un dernier effort pour permettre un désengagement, – nous parlons de perception, quoi qu’il en soit de ses intentions.)
“Fatigue psychologique”, écrivons-nous… Ce que décrit Murtha est effectivement une situation psychologique pernicieuse et immensément dangereuse (pour le système). Le désintérêt, l’inattention, l’indifférence sont des comportements bien plus graves qu’une opposition farouche; dans ce système où la lutte politique ouverte est biaisée par la liberté de pression des pouvoirs d’intérêts divers, on trouve toujours des arguments, pression ou corruption, pour réduire la plupart des opposants actifs, – suffisamment d’entre eux, dans tous les cas, pour désamorcer la menace structurelle; par contre, le désintérêt, l’inattention, etc., signalent un état d’esprit si différent, qui reflète un sentiment général contre lequel il est difficile de réaliser une mobilisation générale par définition; la généralité des choses va justement à ce désintérêt et implique qu'on investit et qu'on engage ses intérêts dans d'autres domaines, qui suscitent leurs regroupements propres. En l’occurrence, les parlementaires, qui sont des éponges des courants dominants, ne font que refléter un état d’esprit dominant, qui est de tourner le dos aux folies bushistes et à leurs restes. Le résultat est qu’après avoir, pendant huit ans, dit amen à tout et à n’importe quoi dans le domaine de la sécurité nationale, les parlementaires font passer cela systématiquement au second plan, pour ne pas dire pire.
Cet état d’esprit, on le constate également dans le cas de l’Iran, comme nous tentions de le montrer dans notre F&C du 24 juin 2009, où il est question là aussi de cette “fatigue” face à la tension imposée par la politique maximaliste, dite “de l’idéologie et de l’instinct”. Comme nous le notions également hier, cette “politique” n’est pas morte et ressurgit, de manière passive, pour servir de frein à une “politique de la raison”; nullement parce qu’elle présente une alternative “politique” séduisante pour le jugement mais parce qu’elle fait appel à une domaine de la psychologie de notre crise, un des constituants de notre structure crisique, à la fois dépendant d’un automatisme psychologique et d’une tendance nihiliste omniprésente. Mais, dans le cas des questions de défense comme celle qui sont en question ici, le domaine est extrêmement vaste, extrêmement divers et peuplés d’intérêts considérables, très étendu sur le terme, très bureaucratisé; cette topographie politique complique considérablement la situation et rend très improbable que des renaissances convulsives de la chose dite “de l’idéologie et de l’instinct” puisse imposer un frein décisif à la tendance de désintérêt, si la tendance se confirme.
La tendance va-t-elle se confirmer? Murtha, vieux routier du domaine et vrai croyant dans la nécessité d’une défense nationale forte, montre une inquiétude qui est convaincante. Répétons-le: l’hypothèse qu’il évoque d’une interruption des crédits pour les guerres est absolument révolutionnaire, – et le fait qu’il précise qu’on y est passé tout près cette année est particulièrement impressionnant. D’un point de vue rationnel, et tenant compte de ce qu’on a dit plus haut de la relative invulnérabilité de cette tendance aux sollicitation de “l’idéologie et de l’instinct”, il est très possible qu’elle se confirme jusqu’à l’une ou l’autre décision révolutionnaire.
Il ne faut pas attendre pour autant un effet immédiat dans le sens d’une réduction des crédits d’équipement, car là n’est pas le débat. La production d’armes reste une montagne de beurre qui permet aux parlementaires de faire diversement leur beurre. La question qu’évoque Murtha concerne essentiellement et d’abord les guerres en cours, qui n’intéressent plus personne, qui sont devenus une chose du passé. Mais une décision “révolutionnaire” dans ce domaine deviendrait aussitôt déstabilisante, puis déstructurante, bien dans la manière US des emportements de tendance dans un sens ou l’autre. Un tel acte conduirait à une mise en question de la nécessité des engagements extérieurs et, au-delà, conduirait à s’interroger sur la structure générale du complexe militaro-industriel. Il ne faut bien entendu pas isoler le problème du reste pour, aussitôt, conclure que la chose est trop bien verrouillée et que, finalement, “cela continuera comme avant”. Il faut au contraire le placer au cœur de ce bateau ivre, ou de ce bateau fou qu’est devenu l’Amérique, où les crises éclatent de tous les côtés, où l’on ne sait plus très bien qui contrôle quoi et au nom de quoi se fait ceci ou cela.
C’est dire si l’on n’annonce ici rien d’assuré qui soit décisif, mais quelque chose qui peut devenir décisif. Les arguments habituels sur la pérennité des structures de l’américanisme n’ont pas leur place ici parce qu’on n’argumente pas justement; on observe simplement la continuelle dégradation du cadre psychologique de l’américanisme, et l’accentuation du désordre qui va avec, dans une forme générale qui n’est plus celle d’une crise après l’autre, avec résorption de l’une avant que l’autre n’éclate, mais d’une structure crisique, – où tout événement, par définition, tend à se transformer en une crise ou en un facteur de crise, parce que la structure est effectivement celle de la crise permanente. Le Pentagone et tout ce qui l’entoure sont au cœur du processus, quand ils n’en sont pas momentanément la matrice, quand les événements les placent dans cette position.
En d’autres mots, – inutile de dire “cela n’arrivera pas”, par simple révérence, souvent fascinée (ce qui ôte l’exercice de la raison), devant la puissance du système, cette révérence qui existe très souvent autant chez ses adversaires que chez ses partisans; inutile, parce que tous les événements importants survenus depuis 9/11, et encore plus depuis 9/15, étaient labellisés “cela n’arrivera pas” dans la perception historique et fondamentale du système. La structure crisique établit deux dynamiques assez nouvelle, une dynamique de l’improbabilité (tout ce qui est le plus improbable a de plus de chances d’arriver) et une dynamique de l’imprévisibilité (inutile d’essayer de prévoir, puisque le moins probable a de plus en plus de chance d’arriver). Laissons Murtha à ses angoisses et attendons la suite.
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