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161128 novembre 2009 — Commençons cette réflexion que nous vous avions promise sur l’évolution d’Internet par un souvenir qui nous est propre. Lorsque nous lançâmes la Lettre d’Analyse de defensa (plus tard de defensa & eurostratégie, ou dd&e), en 1985, l’administration des impôts classa cette activité sous le label d’“acte intellectuel”, ce qui montre un certain bon sens. Le classement était justifié par le fait que les structures économiques de l’activité étaient réduites au minimum et qu’aucune des pratiques commerciales habituelles dans le monde de l’édition des périodiques (publicité, circuit de distribution, etc.) n’était présente dans l’édition de cette Lettre – comme c’est le cas dans la plupart de cette catégorie dite des “Lettres” (dite “Lettre d’Information” en général). La question purement financière (abonnements), effectivement régie par les impôts, n’était considérée que comme la rétribution d’une activité professionnelle normale, n’ayant pas de buts commerciaux spécifiques. Les aspects économique et sociologique étaient si mineurs et le restent aujourd’hui, par rapport à l’importance de l’“acte intellectuel”, qu’ils en étaient et qu’ils restent aujourd’hui marginaux et sans signification particulière – sinon, pour certains, pour trouver une occasion de polémiquer et se trouver un argument de polémique – ce qui revient, selon notre jugement, au “va jouer avec cette poussière” de Montherlant. (Il y a beaucoup de poussières diverses sur Internet.)
C’est ainsi que nous considérons aujourd’hui Internet, dans sa vertu évidente. Il s’agit d’un instrument qui permet de poser un acte intellectuel avec une exceptionnelle facilité d’accès aux sources qui nourrissent cet acte intellectuel, avec une exceptionnelle souplesse de manipulation technique du support de cet acte intellectuel, avec une extrême liberté de cet acte intellectuel par rapport aux fortes et pesantes contraintes de l’économie et de la sociologie. Nous n’avons guère d’intérêt et une assez faible considération pour l’aspect économique et sociologique, et l’idéologie qui va avec, dont la plupart des commentateurs du domaine chargent en général Internet. Nous ne considérons pas qu’Internet ait changé fondamentalement le niveau culturel, ni même le niveau d’information de la population considérée d’un point de vue sociologique et d’un point de vue quantitatif – tant s’en faut, et plutôt au contraire s’il fallait en juger complètement, notamment par sa contribution à l’abêtissement de l’automatisme où sombrent nombre d’esprits grâce à diverses rubriques des plus fascinantes (jeux, porno, people, etc.). Par contre son action sur la psychologie et sur le jugement est décisive, non pas en changeant l’orientation du second après avoir modifié la substance de la première, mais en renforçant ou en confirmant des choix faits en toute liberté, ou en libérant des potentialités contenues pour diverses raisons, mais déjà existantes.
Nous citons ici un passage du livre La grâce de l’Histoire, que nous allons prochainement proposer à nos lecteurs (la semaine prochaine, vous en saurez plus sur cette “soeur Anne” qui se fait attendre), où nous examinons cette question d’Internet dans le cadre plus large de la “révolution de la communication” que nous avons connue dans les années 1990. Ce passage résume notre jugement à cet égard.
«Le phénomène de la communication que nous décrivons, dont la consigne de le saluer avec éclat chez nos clercs assermentés a toujours été de préciser avec une emphase jubilatoire qu’il permettait ainsi de “libérer” démocratiquement l’esprit du citoyen en l’informant mieux, en lui dispensant toute la connaissance du monde, ce phénomène n’informe en rien ni ne dispense la connaissance; ceux qui ne sont pas informés par grossièreté de l’esprit ne le sont pas plus; ceux qui sont inculte par fermeture de l’esprit le restent; le flot de la communication ne change pas la forme du galet qu’il frotte sans cesse, il le polit et le confirme dans sa forme. Tout juste peut-on dire, mais ce n’est pas rien, que “le flot de la communication” entretient les illusions à propos de la libération démocratique de l’esprit du citoyen et nourrit la propagande des clercs assermentés.
»Mais on n’en peut rester là, parce que la communication, en touchant la psychologie, n’implique nullement d’imposer nécessairement une orientation du jugement. Pour compléter l’appréciation attristante que nous avons faite sur les esprits grossiers et fermés, et sur les clercs assermentés qui les alimentent, on atténue grandement la raideur pessimiste du propos en observant que la communication renforce, parfois décisivement, les esprits déjà faits et les esprits ouverts et indépendants, et qui savent en user, ou l’apprennent, en séparant le bon grain de l’ivraie qui pullule…»
Cela signifie que nous nous intéressons à Internet non pour ce qu’il est, en l’observant vers l’intérieur et en concluant diverses choses de son action à son propos, mais pour ce qu’il nous permet d’être, en observant le monde à partir des outils qu’il nous donne pour le faire. Notre intérêt va à Internet comme à une chose intégrée dans l’ensemble général de notre temps historique, sa politique et son poids historique, et nullement à Internet comme à un phénomène spécifique qui engendrerait des effets également spécifiques; pour nous, Internet n’est pas en soi “une révolution” mais un instrument qui, parmi d’autres, et peut-être le plus important de tous c’est à voir, pourrait permettre de conduire à une “révolution” – s’il n’est déjà en train de le faire.
Pour cette raison, le rôle central d’Internet dans l’information qui nous permet de mieux comprendre le monde nous paraît la chose essentielle, et nullement ses effets directs sur l’évolution de la société. Pour nous, Internet jugé qualitativement par ses effets est un artefact historique et nullement un artefact sociologique, quant au jugement qu’on peut porter sur son importance primordiale. Ainsi jugeons-nous son évolution par l’action politique qu’il a exercée sur l’extérieur de lui-même, volontairement ou accidentellement, peu importe. C’est dans cette logique et selon ce classement que nous distinguons un “premier âge” d’Internet, dont nous jugeons qu’il vient à terme, et un “deuxième âge”, dans lequel, estimons-nous, nous sommes en train d’entrer.
C’est cette question que nous développons dans le numéro du 25 novembre 2009 de dde.crisis qui vient d’être est mis en ligne, et que nous avons présenté hier, 27 novembre 2009. Les réflexions qui suivent lui doivent évidemment beaucoup, et nous utilisons certains extraits de la rubrique de defensa qui est consacrée à la question de la communication, et d’Internet par conséquent.
Ce que nous appelons le “premier âge” d’Internet s’est mis en place dans les années 1990, après l’irruption d’Internet comme vecteur de la globalisation de la communication accompagnant l’offensive, essentiellement financière, du système de l’américanisme durant la période. Le slogan en vogue était “les autoroutes de l’information” du couple Clinton-Gore. Le fait historique est que certaines actions du système conduisirent à une réaction des opposants à ce système, prenant en main l’outil qui leur était offert pour développer une action politique qui leur était interdite par les verrous habituels de la démocratie instituée et manipulée par le système à son avantage. Cette réaction aboutit à une sorte d’“âge d’or” du “premier âge” d’Internet que fut la guerre du Kosovo (mars-juin 1999), pendant laquelle, pour la première fois d’une façon significative, voire massive, l’information passant par Internet tint un rôle essentiel face à la manipulation de la “presse officielle” par le système allant jusqu’à créer ce que nous avions observé comme étant “la première guerre virtualiste”.
«Les propagandistes officiels, rassemblés à l’OTAN, glosèrent beaucoup sur le succès qu’ils obtinrent de donner une image conforme du conflit grâce à la pratique virtuose d’un matraquage d’une communication officielle absolument manipulatrice de la réalité. James Rubin, alors porte-parole du département d’Etat et mari d’une fameuse présentatrice de CNN, eut des explications cyniques à cet égard, qui définissent une sorte de modèle annonçant le virtualisme post-9/11. Mais la résistance, voire la riposte, furent très fortes, de la part de nombreux journalistes travaillant hors des réseaux contrôlés et pouvant diffuser des informations hors de la ligne officielle. Elle occasionna une activité très grande pour alimenter en informations normalement inaccessibles par eux, notamment des intellectuels qui avaient pris des positions anti-OTAN et étaient l’objet d’attaques très violentes de “la presse du Parti” (exemple de Régis Debray contre Le Monde).
»Le Kosovo vit l’émergence triomphale du site Antiwar.com, exemple-type de cette sorte d’action. Mais il vit aussi celle du site Stratfor, représentant une tendance républicaine dure mais opposée à la “guerre démocrate” du Kosovo (Stratfor était proche de la DIA du Pentagone). Stratfor joua dans le sens de la promotion d’Internet comme puissante force alternative de communication et d’information avant de montrer son vrai visage en se convertissant en site lucratif, soutien inconditionnel de la politique belliciste post-9/11.
»Le Kosovo est donc à la fois le “premier âge” de l’irruption d’Internet comme force communicationnelle d’information majeure, et “l’âge d’or” de ce premier âge. L’événement joua un rôle fondamental, les autorités s’étant aperçues qu’elles ne maîtrisaient plus tous les flux communicationnels de l’information. […]
»La réaction des autorités fut d’incurver de plus en plus la substance même de l’information. C’était passer de l’ère de la manipulation, qui avait vu son “âge d’or” à elle dans le montage général réalisé à l’OTAN pour contrôler la “presse officielle” dans l’affaire du Kosovo, à l’ère de la subjectivation de l’information qui consistait à installer le virtualisme et à fabriquer une “information” modelée, voire ciselée selon les intérêts et la vision du système, dans une sorte de modèle général et cohérent dont on a dit plus haut qu’il constituait “‘une’ réalité mise à la place de la réalité objective”. L’attaque 9/11 et toutes les circonstances qu’on connaît furent l’occasion de mettre en place ce système avec une force inouïe. De ce point de vue, on établit une continuité, où l’on voit l’importance d’Internet même dans son premier âge encore peu élaboré, comme matrice par la réaction qu’il provoqua de l’entreprise de subjectivation. Dans cette approche, l’attaque 9/11 n’est que l’occasion qui permet le pas décisif de ce qui était déjà en cours.»
Cette tendance de la première période d’Internet poursuivit son développement, aiguillonnée par des événements comme 9/11 et la guerre en Irak, réussissant effectivement des incursions victorieuses contre le système, imposant sa réalité contre la subjectivation virtualiste du système. En France, la campagne du référendum de mai 2005 est un bon exemple de la méthode. Aux USA, les exemples sont nombreux, de cette sorte d’intervention de regroupement par la communication, contre des politiques et des initiatives. Mais la méthode a ses limites naturelles, en ce qu’elle n’est que réactive, voire défensive, en ce qu’elle est obligée de se soumettre au programme du système puisqu’elle riposte à ses initiatives. «Par définition, [cette activité] ne peut être que conjoncturelle, réponse à des événements précis et nullement organisatrice sur la continuité, même si elle a l’avantage considérable de rendre extraordinairement fragiles la psychologie et la position des dirigeants et des élites. Elle a par contre un effet nocif avec la prolifération de sites et d’organisations prétendant jouer un rôle fondamental d’informations structurées (la poursuite et l’élargissement du “triomphe du Kosovo”). Cet effet reflète d’abord la confusion et les antagonismes qui se trouvent derrière les mouvements populaires et populistes, il introduit des méthodologies impératives voire totalitaires inspirées des tendances d’extrême-gauche.»
Ainsi était-il dans la nature des choses et de l’activité d’Internet qu’Internet entrât dans une nouvelle phase (son “deuxième âge”), dans la mesure où le système touché à mort par les événements dont il portait la responsabilité, notamment avec 9/11 et la guerre en Irak, commençait la première phase active de son effondrement qui culmina avec la crise du 15 septembre 2008. Il était logique que le flux d’information échappant au système s’adaptât à cette évolution de son côté, pour se structurer, pour rechercher à la fois la précision et l’efficacité, enfin pour commencer à mordre d’une façon significative sur un segment de la “presse officielle” qui est directement connectée à l’action de communication du système.
Nous avons déjà largement détaillé ce qui nous semblait des domaines importants où, effectivement, une action d’information d’un Internet transformé a eu des effets non négligeables avec une connexion établie avec la “presse officielle” et les influences sur les réalités politiques, y compris “officielles” (les pouvoirs en place), qui vont avec. On connaît un domaine qui nous est cher, comme celui du programme JSF, dont l’importance stratégique et systémique pour l’hégémonie du système est absolument considérable. Un autre aspect récent, d’une grande importance, est sans aucun doute la participation massive d’Internet pour donner une interprétation plus conforme à la réalité de la crise 9/15. C’est pour une bonne part Internet, cette fois encore avec des relais évidents dans la “presse officielle”, avec des individualités dont certaines de grande notoriété agissant dans les deux domaines (domaine “presse officielle” et domaine Internet), qui a façonné l’affirmation puissante d’une crise systémique, qui a tenu en échec l’image de la “reprise”. Cette action générale a mis en évidence le caractère insupportable, le caractère de cover-up de la crise qu’est la soi-disant “jobless recovery” après l’épisode méprisable par ses conditions du sauvetage des banques; elle a aussitôt ouvert la réflexion sur l’idée que 9/15 n’est que la première étape, pour le domaine financier et économique, de la crise générale déjà en cours avant 9/15 et qui se poursuit en accélérant. L’affaire de Doubaï (notre F&C de ce 27 novembre 2009) confirme cette situation psychologique. Notre conviction est que, sans Internet, et sans cette connexion avec son “extérieur proche” de l’information, cette situation psychologique serait totalement différente, et la prise de conscience des conditions véritables de la crise bien moins avancée. En ce sens, Internet joue le rôle d’un accélérateur de la perception des psychologies et des prises de conscience qui s’ensuivent.
C’est ce que nous considérons comme le “deuxième âge” d’Internet, qui est la période de la maturité inévitable (crise oblige), où Internet abandonne, pour une part importante de ses acteurs, l’idée d’être “un monde en soi”, qui, finalement, fait le jeu du système, pour au contraire pleinement participer, même en position de direction et d’inspiration dans certains cas, même avec des connexions dans le système, à l’attaque contre le système. Voici la définition que nous donnons de ce “deuxième âge” à la fin de notre rubrique de defensa dans dde.crisis du 25 novembre 2009. Il va sans dire qu’elle synthétise les conceptions qui guident notre action.
«Si cette perception d’Internet arrivant à maturité et sortant du système de ghetto contestataire où il s’est enfermé au départ, s’impose en Europe, surtout en France, elle peut apporter au mouvement de contestation du système une dimension historique unique et infiniment précieuse. Sa mission est tracée. Il s’agit de faire pression sur l’information en général, pour amener une partie de la “presse officielle” à se rapprocher de certaines vues critiques et contestataires. Cette orientation s’impose d’une façon impérative, corrélativement à l’évolution du sentiment général dans le monde de l’information où le sentiment d’une crise systémique globale, multiforme – la “structure crisique” dont nous parlons – ne cesse de progresser. La bataille est beaucoup moins une bataille autour d’une corruption vénale, à laquelle certains souscriraient (la “presse officielle”) et d’autres pas (Internet), qu’une corruption psychologique qui frappe sans aucun doute la “presse officielle” (dans ce cas, la “philosophie de l’optimisme”, comme on la nommait dans les années 1920 aux USA, suscitée par le système) mais qui n’épargne certainement pas nombre de segments d’Internet (liens avec certaines idéologies du désordre camouflées derrière l’hyper-démocratisation).
»L’idée d’un “deuxième âge” d’Internet n’est pas une proposition théorique gratuite. La chose est plus un constat qu’une thèse, ou, disons, un constat explicité en une thèse, tout cela étant forcé par les événements. Ce sont l’évolution et la diffusion extrêmement rapides du sentiment d’une crise du système et d’une crise de civilisation qui conduisent nécessairement Internet vers un “deuxième âge” qui est celui de la responsabilité dans l’engagement politique. La rapidité de cette évolution et de cette diffusion constitue le point essentiel expliquant le déplacement considérable des positions et des appréciations auquel on assiste aujourd’hui, d’une manière encore dissimulée mais extrêmement pressante. Cette rapidité conduit à des chocs et à des déplacements de plus en plus évidents à l’intérieur des élites en place. Elle suggère évidemment la tactique que doit suivre Internet si Internet veut devenir un acteur offensif majeur, après avoir été dans son premier âge l’acteur défensif efficace qui a pu empêcher la mainmise totale et monopolistique du système sur la communication et sur l’information. Nous devrions même dire plus que “suggérer”: la rapidité et la puissance des événements imposent cette tactique à Internet – en observant finalement qu’il s’agit de bien plus qu’une tactique...
»Ce n’est rien de moins qu’une tâche historique. Comme tous les autres domaines majeurs de la communication et même s’il est revendiqué par des voix qui se veulent celles de personnes privées, au nom d’un individualisme dont il y aurait beaucoup à dire dans les circonstances présentes, Internet est devenu un acteur public essentiel de la bataille de la communication. Il n’échappe pas à ce destin, que nous représentons ici par l’expression de “deuxième âge” d’Internet dans le domaine de l’information, de la chronique et du commentaire, voire d’une contribution à l’interprétation historique. Le “deuxième âge”, bien entendu, c’est l’âge de la maturité, à l’heure où notre crise de civilisation n’attend plus.»
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