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152119 octobre 2010 — Nous voulons d’abord mettre en évidence, ou rappeler serait plus juste, combien la rhétorique des dirigeants politiques vis-à-vis des événements du monde est aujourd’hui, non plus une rupture avec la réalité politique, mais une opération de transmutation permanente qui tenterait de créer une réalité différente. Il s’agit d’un coup d’Etat permanent contre la réalité, mais réalisé dans une position de faiblesse extrême, sur un mode d’une extrême défensive.
La pratique est si complètement systématique qu’on pourrait dire qu’il y a là le cas d’une sorte de “gouvernance mondiale”. Mais il y a une différence fondamentale. Il ne s’agit pas du sens qu’on donne habituellement à cette expression d’un véritable “gouvernement du monde” mais d’une pratique de “gouvernement du monde” qui serait le gouvernement d’un monde fabriqué, transmuté, fictif, qui consisterait effectivement en un réflexe de communication transmutant effectivement chaque réalité spécifique en une réalité fictive correspondante mais en plus arrangeante. En fonction des circonstances générales (dito, le monde tel qu’il est), il s’agit d’un pas de plus dans la pratique du virtualisme ; étant passé du virtualisme conquérant de la première partie de la période GW Bush, marqué par la cohérence utopique et l’universalité agressive, qui pouvait juger trouver dans des événements la confirmation de son mécanisme de transformation, à un virtualisme défensif, aux abois devant les pressions de la réalité effective, appliqué et adapté à chaque cas d’un nouvel événement présentant sa réalité, sans le moindre souci de cohésion universelle.
Nous présentons ci-dessous quelques exemples étayant le cas.
• Dans War in Context, le 13 octobre 2010, Paul Woodward rappelle que Netanyahou disait en 2006 : «It’s 1938 and Iran is Germany and it’s racing to arm itself with atomic bombs.» Woodward remarque d’abord que, selon cette analogie, nous devrions être en 1942, et que pourtant rien ne s’est passé contre l’Iran alors qu’en 1942, Hitler commençait à connaître de sérieuses difficultés avec la bataille de Stalingrad ; mais admettons que cette année 1938-2006 soit particulièrement longue et que nous soyons toujours en 1938… «So, it’s still 1938 and Iran’s Hitler [Ahmadinejad<] has come to Israel’s border to survey the nation he intends wiping off the map.» En bonne logique, Netanyahou aurait du intervenir pour liquider le “Hitler d’Iran” en balade au Liban. C’est que ce que proposait Aluf Benn, dans Haaretz le 29 septembre 2010, dans un texte provocateur qui signifiait au Premier ministre israélien : faites donc ce que votre rhétorique vous invite à faire… Netanyahou n’a rien fait et, conclut Woodward, «if Ahmadinejad is Hitler, then Netanyahu — through his inaction — turns out to be a Chamberlain not Churchill».
• Autre cas, celui d’Hillary Clinton qui dit tout haut mais indirectement son mécontentement que le Royaume-Uni s’apprête à réduire ses forces militaires d’une façon importante, en incluant le cas britannique dans une critique générale des pays européens. “C’est grave pour l’OTAN”, dit en substance Clinton, en exaltant la puissance et la vertu de l’Alliance, et la nécessité urgente de son maintien dans ses conditions de puissance. Le Guardian expose cette intervention, le 14 octobre 2010, et rapporte la réaction d’une porte-parole du Premier ministre : «Hillary Clinton was talking about defence cuts across Europe and specifically in the context of Nato. She is absolutely right when she says that each country has to be able to make its appropriate contribution to common defence in Nato and Britain will always do that.» Cela revient à dire en substance : “Hillary a absolument raison, elle parle pour des pays de l’OTAN et pas pour nous, et l’on sait que le Royaume-Uni a toujours été et sera toujours un pays loyal et très actif, avec un effort de défense adéquat, – donc, cela concerne les autres, notoirement pusillanimes dans leurs efforts de défense, pas nous, et nous partageons les préoccupations de Clinton…” (Nous avons déjà mentionné cette intervention à un autre propos, dans deux Bloc-Notes du 15 octobre 2010.)
• Autre cas encore, celui de Sarah Palin, tel qu’il est analysé et dénoncé par Juan Cole, sur son site Informed Comment, le 13 octobre 2010. Palin parle de l’Iran et lance “un avertissement” à la Russie de ne pas aider l’Iran à faire une arme nucléaire parce que, si l’Iran a une arme nucléaire cela conduira à un “Armageddon nucléaire”, expression imagée employée par le monde politique US pour désigner une guerre nucléaire stratégique globale jusqu’à l’anéantissement général. Le pauvre Juan Cole écrit : «Give me a break… […] Iran does not have a nuclear weapon, and says it does not want one and would not accept one. There is no evidence that Iran has a nuclear weapons program… […] In contrast, the United States and Russia each has thousands of nuclear warheads, and smaller nuclear arsenals are possessed by Britain, France, China, and Israel. It is difficult to see how Iran, a poor weak state with virtually no air force to speak of, and which is defenseless against a nuclear-armed superpower, could possibly cause an ‘Armageddon’ or show-down battle ushering in the Last Days…»
Ces divers exemples pourraient être répétés, sinon à l’infini, du moins ad nauseam tant nos dirigeants politiques ne cessent d’employer cette démarche sémantique qui semble leur être devenue consubstantielle. Il n’est plus question de promesses électorales, d’arguments favorables à leur cause qu’on jugerait déformés, de jugements généraux qu’on trouverait exagérés également en leur faveur. Il s’agit bel et bien d’affirmations qui n’ont aucun rapport avec la réalité et qui, le plus souvent, relèvent d’automatismes de langage recouvrant eux-mêmes des automatismes de pensée, découlant de la pratique du système de la communication. Dans ce cas, le mot “communication” a remplacé les mots “réalité” et éventuellement “vérité” pour indiquer qu’il s’agit bien d’une dialectique concernant un monde différent, correspondant à une “réalité” spécifique qui n’a plus rien à voir avec ce qu’on nomme en général “réalité” et éventuellement “vérité”.
Il s’agit bien du phénomène du virtualisme, que nos lecteurs connaissent bien sur ce site. Ces démarches, qui sont, répétons-le, à la limite de la conscience ou bien même sans conscience de la chose puisque faites d’une façon automatique, impliquent l’absence de conscience du mensonge et, au contraire, une certaine croyance de type automatique qui fait croire à une attitude de sincérité dans la mesure où ceux qui le disent ont tendance à croire à la substance de ce message, souvent sans délibérer (s’interroger) à ce propos, parfois même après délibération. (Dans ce dernier cas, on doit parler de pathologie.) Cette appréciation (l’absence de la conscience du mensonge) fait partie de notre conviction et fonde la spécificité du virtualisme tel que nous l’avons déjà définie. Netanyahou croit-il que Ahmadinejad est un nouveau Hitler ? Compte tenu de la passion exacerbée qui mène les jugements du Premier ministre israélien, de l’obsession pathologique israélienne pour sa propre destruction, d’un caractère pauvre habité par la seule croyance à la force facilitée par la faiblesse de sa psychologie, etc., nous pouvons aisément faire l’hypothèse qu’il le croit… Palin croit-elle que l’Iran peut déclencher effectivement un “Armageddon nucléaire” ? Compte tenu de sa faiblesse intellectuelle, de son inculture évidente, de sa méconnaissance totale des matières stratégiques et nucléaires, de sa croyance aveugle dans la vertu de l’Amérique opposée au machiavélisme haineux du reste, de la primauté de l’émotion dans un discours exacerbé par une position d’apparente puissance (de communication, certainement) accordée à une personne d’un si pauvre caractère et d’une psychologie faible, notre conviction est également grande qu’elle le croit effectivement.
Nous avons toujours considéré, depuis que nous avons introduit ce concept de virtualisme dans notre propos qu’il s’agissait d’autre chose que d’un mensonge réalisé en tant que tel, de “propagande” si vous voulez ; qu’il s’agissait d’une sorte d’“idéologie absolue” pour des temps où la pensée n’a plus sa place, une idéologie de la forme et non du contenu, ou idéologie sans contenu ; que ceux qui le pratiquaient avait subi une transformation psychologique telle (ce pourquoi l’on peut parler de pathologie), en général parce qu’il s’agit de caractères pauvres et de psychologies épuisées, qu’ils en étaient conduits d’une façon générale à croire effectivement, pour ainsi dire en toute bonne foi, au monde tel que le virtualisme le décrivait pour eux. (Notre première analyse précise présente sur ce site du concept de virtualisme dans le sens que nous rappelons remonte au 10 septembre 1999, à propos de la guerre du Kosovo, présentée par nous comme «la première guerre virtualiste».)
Pourtant, on doit bien parler d’un “deuxième âge” du virtualisme, en faisant, comme on l’a fait plus haut, une différence entre ce que nous jugeons être son aspect “défensif” actuel, et l’aspect “conquérant” qui marquait le “premier âge” du virtualisme. La différence entre les deux “âges” correspond à la différence entre l’ordre et l’unité d’une part (premier âge), le désordre et la désunion d’autre part (deuxième âge). Désormais, à peu près depuis 2004-2005 et en allant s’accroissant à mesure de la transformation de la situation dans un sens catastrophique pour le système après sa phase triomphaliste (au plus large, de 1991 à 2004, d’une façon plus accentué, avec un virtualisme en expansion puis complètement affirmé, entre 1996 et 2004), les directions politiques sont de plus en plus assaillies par une réalité de plus en plus puissante. C’est ce que nous identifions comme l’affirmation extrêmement puissante de l’Histoire en tant que phénomène d’une dynamique générale très puissante, qui dispose de plus en plus à son gré des tentatives humaines pour l’écarter, voire pour y résister. Les “tentatives humaines” viennent des élites mondiales, donc des directions politiques tributaires du système, et elles sont de plus en plus placées devant des situations terriblement pressantes et catastrophiques qui mettent en évidence la faillibilité de leur virtualisme, en démentant chaque jour un peu plus le discours issu du virtualisme. C’est la terrible confrontation avec la réalité. Si l'on veut, en passant du premier au second âge du virtualisme, nous sommes passés de la fabrication d'une “réalité” virtualiste pour affirmer le triomphe de notre puissance (celle du technologisme, de l'hyperlibéralisme, de l'américanisme et ainsi de suite) à la fabrication d'une réalité virtualiste pour tenter de nier (négationnisme) la réalité extraordinairement puissante de la crise et de l'effondrement de notre système que cette crise amène inéluctablement.
Le résultat est la parcellisation du virtualisme, ce que nous désignons comme le désordre et la désunion. Le résultat peut alors être des situations où différents segments des élites politiques mondiales, pratiquant le même virtualisme, se trouvant évidemment dans “le même camp”, se trouvent en état d’affrontement où le virtualisme est exploité par chacun d’une façon confrontationnelle. C’est le cas de l’exemple du Premier ministre britannique versus Hillary Clinton (leurs deux discours s’affrontant sur une base commune, qui est la nécessité d’un haut niveau d’armement, l’importance et la vertu de l’OTAN, la présence d’ennemis impitoyables, – autant de sornettes virtualistes, évidemment). On trouve également une démarche de plus en plus critique avec un potentiel confrontationnel, de plus en plus marquée, entre “the Rest Of the World” (ROW), du côté des amis évidemment, et les USA, selon la conduite de plus en plus pathologique et chaotique de ces mêmes USA. Cette démarche confrontationnelle se fait sur l’affirmation virtualiste de la pérennité et de l’intangibilité des relations transatlantiques, et de la vertu exceptionnelle des USA par conséquent.
C’est le phénomène classique et intéressant de “la discorde chez l’ennemi” (“ennemi”, de notre point de vue) proliférant à l’intérieur d’un cadre affirmant une concorde inaliénable. Il conduit à une “gouvernance mondiale” qui ressemble de plus en plus à un gouvernement qui se juge de plus en plus mis en minorité par lui-même, qui se déchire entre ses composants divers, qui se trouve en crise complète et expédie les affaires courantes comme on jette tout ce qui a quelque poids pour tenter d’alléger un avion touché à mort et qui ne cesse de perdre de l’altitude… L’avion touché à mort serait alors cette narrative virtualiste qui continue à être proclamée haut et fort, et qu’il faut tenter à tout prix de garder en état de vol
La “gouvernance mondiale”, aujourd’hui, est donc “unifiéee” paradoxalement par le désordre, c’est-à-dire la désunion, la rancœur, etc., et donc caractérisée par des déchirements internes grandissants. La cause en est évidente : la puissance de la situation réelle du monde, – disons, pour être catégorique, la situation de la vérité du monde.
Dans ce cas, le virtualisme du “second âge” devient une dialectique singulière, confirmant le caractère paradoxal et contreproductif (pour le système général qui l’a suscité) du système de la communication. Tout en continuant à évoluer dans le virtualisme, en suivant la même narrative qui devient une sorte de psalmodie de type automatique, les uns et les autres en arrivent à défendre des positions antagonistes, ou bien ils poursuivent imperturbablement leur dialectique virtualiste tout en agissant ouvertement d’une façon complètement différente, – l’un et l’autre revenant au même. C’est Hillary Clinton qui admoneste Londres au travers d’une admonestation contre les pays européens qui n’œuvrent pas assez pour conserver à l’OTAN sa puissance considérable de “plus grande alliance de tous les temps” chargée de toutes les vertus et des lauriers de victoires sans nombre, puissance et lauriers qui se manifestent par des désastres réguliers sans qu’on puisse voir là le signe d’une contradiction jusqu’à l’absurde. Ce à quoi les Britanniques répondent qu’ils sont complètement d’accord, que l’OTAN a la “puissance considérable de la ‘plus grande alliance de tous les temps’ chargée de toutes les vertus et des lauriers de victoires sans nombre”, qu’il faut que les pays européens fassent des efforts pour entretenir tous ces caractères évidents et que cela ne s’applique naturellement pas à Londres (c’est ce qu’Hillary Clinton voulait dire, non ?) puisque le Royaume-Uni a été, est et sera comme d’habitude au premier rang des soutiens de l’alliance ; par ailleurs, les Britanniques s’apprêtent à réduire radicalement leurs dépenses de défense, ce qui contredit évidemment leur affirmation précédente. Dans le deuxième cas, on a vu la riposte de Netanyahou à la présence sur sa frontière de Ahmadinejad-Hitler : au lieu de liquider Ahmadinejad-Hitler puisque l’occasion était à portée de missile, un sympathique et symbolique lâcher de ballons…
Les cas ne manquent pas, comme celui de la querelle transatlantique sur l’alerte au terrorisme venue des USA. C’est au nom de l’excellente et inaltérable qualité des relations transatlantiques, de la commune dévotion aux valeurs communes des deux bords de l’Océan Atlantique, de leur destin commun, que le désaccord s’étale et s’exprime dans les termes les plus vifs. La construction terroriste, complètement virtualiste, a permis de réaffirmer le virtualisme de la pérennité des lois transatlantiques, pour que s’expriment mieux les désaccords profonds qu’on a vus, les différences complète de méthode, de vision, les doutes et les soupçons de manipulation entre chacun et ainsi de suite. Le même processus est régulièrement observé lors des grandes conférences économiques et financières, où il semblerait que plus le désaccord est grand, plus sont soudées l’unité et la pérennité de l’alliance, – et plus sont soudées l’unité et la pérennité de l’alliance, plus le désaccord est grand.
Finalement, le “virtualisme défensif” conduit chacun à exprimer une opinion différente, voire accusatrice pour d’autres, et à justifier des décisions et des actes à mesure, derrière un discours virtualiste consensuel. Le virtualisme est ainsi devenue une feuille de vigne derrière laquelle on peut exprimer sa rancœur, sa fureur, etc., et on croit d’autant plus pouvoir laisser percer et s’exprimer ces sentiments qu’on croit l’unité protégée par cette même feuille de vigne … Jusqu’en 2004, le virtualisme était une narrative générale qui organisait un regroupement effectif de tous derrière la conduite et le leadership de Washington, sans véritable souci des événements, comme si effectivement il était admis que ces événements s’inclineraient devant ce virtualisme. A part quelques dissidents malencontreux et très vite promis à être matés (dont la France, en ces temps heureux), le virtualisme était effectivement une matière de communication impérative et incontestable, qui inspirait à tous un discours et des pensées d’allégeance. Il y avait correspondance entre la grande fiction générale et les interprétations de la réalité qu’en faisait chacun. Aujourd’hui, la grande fiction est toujours respectée et répétée par tous, mais les interprétations, sous la pression d’événements désormais incontrôlables et très puissants, sont différentes, voire opposées et même antagonistes. La “gouvernance mondiale” n’est nullement rompue, elle est parcellisée et l’objet de désordres épouvantables.
On remarquera qu’en disant “gouvernance mondiale”, nous sous-entendons effectivement que c’est le monde entier qui est sous “gouvernance” unifiée. C’est le cas, à notre sens, la “gouvernance” étant un phénomène beaucoup moins monolithique qu’on tendrait à penser, beaucoup plus “démocratique” qu’on pourrait le croire. (Qu’on nous pardonne ce terme, qui semble conserver quelque vertu pour certains, mais il concerne évidemment les élites qui, plus que prendre le pouvoir qu’elles ont toujours eu, ont fait de ce pouvoir cette bouillie pour le chat insaisissable qui sanctionne leur épuisement psychologique et leur virtualisme pathologique. Hors cela, oui, il y a “démocratie” dans ce pouvoir de “gouvernance mondiale”, comme il régnait une réelle “démocratie” entre les différentes factions du PolitBuro ou bien les différentes “Familles” du crime organisé US, identifié un temps comme la Cosa Nostra, modèle US de la Mafia d’origine à cause de la prépondérance des gangs italo-américains.)
La rupture totale des USA et du système de l’américanisme, avec les conséquences de la prépondérance désormais de l’Histoire, exacerbe ce caractère “démocratique” qui permet d’exprimer désordres, concurrences, antagonismes, qui à leur tour alimentent la dynamique de l’effondrement. Il reste, et c’est le point essentiel, que tout le monde a peu ou prou une dépendance de cette “gouvernance”, y compris des acteurs (des pays) qui seraient objectivement critiques sinon adversaires du système, parce qu’il n’y a pas de possibilités d’organisation et d’espace alternatifs. Cela revient à dire qu’il n’y a pas d’alternative à l’effondrement du système, et la “gouvernance” avec. Mais rassurons-nous, la chose (l’effondrement) avance à grand pas.
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