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11377 juillet 2008 – Voici l’étrange cas du F-22, mélangeant diverses crises : crises du Pentagone, de l’USAF, de l’Iran, de la technologie et de notre appréciation virtualiste de la technologie. C’est une nouvelle publiée dans Defense News du 30 juin 2008 qui nous a mis la puce à l’oreille puis nous permet de développer notre commentaire.
La nouvelle nous dit ceci:
• Au début de l’année, l’USAF voulut déployer des F-22 en Irak, pour intervenir contre les divers groupes hostiles engagés contre les forces US et du gouvernement de Bagdad. Il s’agissait également d’expérimenter les capacités de l’avion, selon les conceptions complexes et torturées de l’USAF : «The Air Force leaders wanted to deploy their new superfighter to gain operational experience and refine concepts of operations for the jet. Since the plane entered service three years ago, it has served as an airborne early warning, ground surveillance and strike platform. But it would have done even more in a gulf deployment, some say.»
• La direction du Pentagone, spécifiquement OSD (Office of Secretary of Defense, Gates en l’occurrence), refusa ce déploiement. L’argument central du refus est que ce déploiement pourrait apparaître comme une “provocation” déstabilisatrice pour… l’Iran. Le F-22 pouvait apparaître comme un outil de “dislocation stratégique”. «U.S. Air Force plans to deploy F-22 fighters to the Persian Gulf region earlier this year were vetoed by senior Pentagon officials, in part to avoid antagonizing Iran, sources said. The officials believed deploying the Raptor so near Iran would cause a “strategic dislocation” in the region, sources said.»
• Notons ici que la chose est sérieuse, c’est-à-dire l’affaire de la “dislocation stratégique” (expression désignant l’introduction, grâce à tel ou tel événement, d’un désordre entraînant la dislocation ou la déstructuration d’un arrangement stratégique tenu dans une stabilité aléatoire, ou d’un déploiement stratégique de guerre). L’expression est reprise, avec la nouvelle de Defense News, dans un article du 3 juillet de The Economist argumentant que les USA cherchent aujourd’hui à limiter les risques d’affrontement avec l’Iran: «In fact, American diplomats are talking about resuming direct talks with Iran over Iraq, and even of sending the first American diplomats to Tehran since the 1979-81 hostage crisis. It was also reported this week that the Pentagon stopped the air force from deploying its newest fighter to the Gulf, the F-22, for fear of causing “strategic dislocation” with Iran.»
• L’article de Defense News donne la parole à un expert, Robin Laird, qui se fait le vibrant avocat de l’initiative de l’USAF: «“Because the U.S. needs to work a transition strategy in Iraq, it is important to connect our air and naval assets to the broader efforts for defense and security in the region,” said Robin Laird, analyst with Paris and Washington based ICSA. Putting the Raptor in the region would serve three purposes, Laird said: evolving the aircraft’s air battle management capabilities; operationally introducing the new plane to allies, and striking insurgent cells. “I really believe that folks don’t know what [the Air Force] is evolving here,” Laird said. “Most people think that they’re just using the aircraft in the traditional sense and they’re not. I don’t think the Air Force has done a great job of explaining this, but it’s only been in deployment for three years.”»
• Du côté des partisans de OSD bloquant l’idée du déploiement, on trouve l’inaltérable Loren B. Thompson : «Most of what the F-22 brings isn’t useful to fighting insurgents. It’s a wonderful plane, but for certain types of threats.» Manifestement, Thompson est parmi les “folks [who] don’t know what…”.
• Defense News prend garde, à la différence de The Economist, à placer cette affaire dans le cadre de la bataille entre l’USAF et le secrétaire à la défense Gates, notamment à propos du F-22: «The debate was one of a series of feuds between the Pentagon and service leaders that included the future of the F-22 program and which culminated in the dismissal of Air Force Secretary Michael Wynne and Chief of Staff Gen. Michael “Buzz” Moseley.»
Cette affaire est remarquable parce qu’elle est révélatrice de l’infinité possible des contradictions qui affectent aujourd’hui le système américaniste, selon les intérêts considérés, les champs d’action possibles, les crises envisagées, les domaines abordés et ainsi de suite.
• L’USAF a déjà voulu déployer le F-22 en Irak et a reculé, de crainte du “désordre électronique” qui aurait pu affecter gravement l’efficacité théorique et formidable du F-22. Et puis, un an plus tard à peu près, l’USAF veut le déployer. Les optimistes répondront que c’est grâce à l’amélioration de la situation en Irak; ce qui pourrait également être compris de cette façon: le réarrangement de la situation en Irak, avec “locations” sonnantes et trébuchante de diverses milices, désengagement relatif des forces US, etc., implique une certaine réduction du trafic électronique, donc autorisant le déploiement des F-22. Les réalistes diront plutôt: l’USAF, qui est en pleine crise depuis l’automne 2007 et qui court derrière une série supplémentaire du F-22 (de 183 à 381) est en train de se battre comme une enragée pour démontrer l’utilité du F-22, y compris dans les guerres G4G, et elle est prête à prendre des risques pour cela.
• Ce qui nous conduit à une contradiction d’OSD et de Gates, adversaires acharnés depuis le début de 2008 d’une série supplémentaire de F-22 (et adversaires acharnés de l’USAF), sous le prétexte que le “super-chasseur” de l’USAF n’est d’aucune utilité dans les guerres malignes et de basse intensité type-G4G et autres crises de l'époque. Sans nous prononcer sur le fond, on appréciera l'aspect sophistique de la position d’OSD et de Gates: si on interdit à l’USAF de déployer ses F-22 sur un théâtre G4G, on pourra effectivement affirmer que le F-22 est sans efficacité sur un théâtre G4G, – mais sans gloire ni souci de l’honnêteté intellectuelle…
• Cela dit, sophisme redoublé, l’argument porte son contraire et une contradiction de plus. L’accès de l’Irak est interdit au F-22 parce qu’il risque de “disloquer” stratégiquement l’Iran; c’est-à-dire, de faire si peur à l’Iran que les mollahs ne sauraient plus où ils en sont, ni où est le détroit d’Ormuz, ni l’Irak… Là aussi, ne nous prononçons pas sur le fond, mais, quoi qu’il en soit, quel formidable hommage aux capacités du F-22! Car ce sont les ennemis du F-22, l’avion-qui-ne-sert-à-rien, qui développent cet argument.
• Résumons. Gates se bat comme un beau diable avec l’USAF pour empêcher ce service d’acquérir plus de F-22 sous le prétexte général que l’USAF s’occupe trop des conflits hypothétiques et improbables du futur (dont le F-22 serait le fleuron) et pas assez des conflits actuels – où le F-22 n’est d’aucune utilité. “D’aucune utilité”? La tension avec l’Iran n’est-elle pas la source d’un possible “conflit actuel”, bref le cas typique d’un “conflit actuel” par enchaînement avec le chaudron irakien? Et Gates refuse le déploiement du F-22 parce qu’il pourrait provoquer une déstabilisation stratégique avec l’Iran; politiquement, on comprend la démarche, mais du point de vue de la capacité du F-22? Comment oser dire qu’il ne sert à rien alors qu’on lui reconnaît la capacité d’éventuellement faire trembler de peur les mollahs?
(En passant: heureusement que les neocons et Cheney ne se sont aperçus de rien. Mais la mèche est éventée maintenant. Il est possible qu’un jour Cheney prenne la fuite à bord d’un F-22 et aille croiser près de Téhéran pour déclencher la Troisième dernier. Méfiance.)
• Enfin, cerise sur le gâteau, qu’est-ce que tout cela nous apprend, ou plutôt quelle thèse cette affaire confirme-t-elle? Là, nous revenons à l’argument de The Economist, pour constater que Gates continue à travailler avec opiniâtreté à désamorcer et à décourager toutes les initiatives possibles qui pourraient risquer de faire monter la tension avec l’Iran. Mais, certes, écrire, comme le fait The Economist, que la décision de ne pas envoyer le F-22 en Irak est une décision du Pentagone prise dans le cadre d’une politique du “gouvernement américain” est une généralisation de convenance qui ne rend pas compte de la réalité. Il n’est question que du seul Pentagone et de sa politique propre, c’est-à-dire de Gates (avec les amiraux à ses côtés), grand protecteur de la paix dans le Golfe.
Comme on l’a vu, cet épisode est riche d’enseignements divers déployés dans tant de domaines différents. Mais nous avons gardé le principal pour la fin. Il concerne la technologie, essentiellement dans le contexte des systèmes d’arme et de la stratégie de puissance, et la perception que nous avons de la perception des autres, des Iraniens en l'occurrence. (Mais “nous”, c’est-à-dire les Occidentaux, essentiellement les américanistes.)
Car le cas du F-22 est absolument fascinant. L’argument de Gates (OSD) d’interdire son déploiement en Irak de peur que l’avion ne déstabilise la situation stratégique, évidemment par l’effet de puissance qu’il “projette”, n’est pas sollicité dans l’esprit américaniste. Cette même puissance et sa préciosité technologique sans égale ont conduit Gates à s’opposer jusqu’ici à la vente du F-22 aux Japonais et aux Australiens, pourtant des alliés en or massif, prêts pour le cas des Japonais à payer le F-22 à prix d’or en temps de crise du dollar. En passant, on écarte la possibilité de faire éventuellement baisser le coût du F-22 en allongeant la série à l’exportation, – mais non, d’ailleurs, puisqu’en examinant les demandes du Japon et de l’Australie, il était aussitôt apparu qu’on n’envisagerait d’exporter l'avion que dans une version technologiquement “dégradée”, aux capacités moindres, et qui coûterait par conséquent et sans aucun doute beaucoup plus cher, selon les habitudes du Pentagone.
La direction du Pentagone, et d’autres centres de pouvoir, sont, avec le F-22 comme avec un objet magique. D’un côté il ne sert à rien, d’un autre il est capable de tout. Il est si inutile qu’il faut l’arrêter à 183 exemplaires et il est si puissant qu’il n’est pas question de l’exporter à prix d’or à deux fidèles alliés, ni de le déployer dans le Golfe parce qu’il ferait peur à tout le monde. D’un côté, un système dépassé, de l’autre une arme absolue à ne pas mettre entre toutes les mains.
L’avion magique est magique parce que c’est un camion de course super-speedé de 25-35 tonnes selon le régime, invisible à l’œil myope et nu, bourré de technologies, et aussi parce qu’il coûte un prix astronomique. D’un côté le comptable américaniste le déteste pour la part de budget qu’il prend et le rôle qu’il ne joue pas, notamment à cause de l’interdiction formelle de le jouer dans les conflits courant; d’un autre, l’ingénieur-stratège l’observe avec fascination parce qu’il n’est pas possible qu’une telle machine, américaniste de surcroît, coûtant aussi cher, ne soit pas la meilleure, la plus puissante, la plus efficace du monde, – à un degré inimaginable. Le comptable et l’ingénieur-stratège sont un seul et même homme, tapi dans la bureaucratie du Pentagone et installé dans le bureau du secrétaire à la défense.
La projection de cette représentation américaniste et intérieure est aussi assurée que la puissance que “projette” le F-22. Il ne fait aucun doute que chaque dirigeant, chaque général, éprouve vis-à-vis du F-22 la même crainte admirative, la même appréciation ambiguë. (D’ailleurs, les Japonais, parfaitement américanisés, ont montré qu’ils avaient ce sentiment.) Mais est-on bien assuré que les “mollahs” voient les choses de la sorte, qu’effectivement ils seraient bouleversés si le F-22 se rapprochait des palais des Mille-et-une Nuits? Qu’importe, à Washington où l’on pense et où l’on perçoit pour les autres, on tient la chose pour assurée et le F-22 pèse lourd dans les manœuvres stratégiques de Washington, – alors qu’on clame son inutilité évidente et sa cherté insupportable.
Ainsi en est-il d’une civilisation, où la fascination pour la technologie et les monstruosités attenantes (y compris en $milliards) a atteint le degré de l’hébétude sans interrogation. Le F-22, système dénoncé, vilipendé, réduit à la portion congrue et à la marginalisation, occupe le devant de la scène, tout au centre, et pèse d’un tel poids stratégique qu’on lui suppose un rôle majeur, en termes de paix ou de guerre, selon sa présence ou son absence dans le Golfe. Aucun rapport n’est fait entre ceci et cela, le cloisonnement des esprits y veille. On irait même jusqu’à avancer l’hypothèse que c’est parce qu’il est réduit à la portion congrue d’une série contenue (pour l’instant) à 183 exemplaires et d’une marginalisation dans la planification qu’il est dépositaire d’une telle puissance; son relatif échec serait la condition sine qua non de son influence et de sa capacité de “projection” de puissance. Il reste autour de tout cela, et dans l’incapacité où se trouvent les esprits cloisonnés de former un jugement général de bon sens, l'assurance de la fascination éprouvée pour la technologie devenue d’autant plus mythique qu’elle est rare et précieuse, devenue d’autant plus irrésistible et efficace qu’elle est jugée inutile et inadéquate puisqu’elle est proscrite de tout usage conséquent.
(Le sophisme postmoderne, sophisme évidemment redoublé pour faire mieux que le sophisme d’antan, confirme le mythe et justifie la fascination: “un F-22 en petite série est rare; tout ce qui est rare est cher et le F-22 est très cher; tout ce qui est cher est puissant, et tout ce qui est très cher est très puissant ; donc le F-22 en très petit nombre et très cher est d’une puissance exceptionnelle.”)
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