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14094 mars 2011 — L’on croirait pouvoir dire, citant le proverbe, qu’“à quelque chose malheur est bon”, et on croirait pouvoir le proposer comme commentaire de la crise libyenne par rapport aux pays du bloc américaniste-occidentaliste (donnons-leur les initiales “BAO”, ou “bloc BAO”, pour faire bref). Nous voulons dire par là que cette crise libyenne, qui fait évidemment partie de cette chaîne crisique qui commence en Tunisie en décembre 2010, semble à première vue rompre d’une façon “constructive”, – qu’on pardonne le cynisme ironique involontaire de ces appréciations, – cette même chaîne des crises incompréhensibles dans leur déroulement, trop rapides pour voir figurer les puissances, et notamment le fameux bloc BAO dont on sait qu’il prétend conduire et régler les affaires du monde. Nous voulons dire que, pour la première fois depuis le départ de la chose, en décembre 2010, le reste du monde (ROW, par rapport aux pays de la chaîne crisique) semble exister et tenir un rôle.
Deux remarques pour expliciter ce jugement général et, sans doute, d’apparence iconoclaste, irrespectueuse, inappropriée, etc.
• Avant la crise libyenne, les crises de la “chaîne crisique” semblent filer comme du sable entre les doigts des grands de ce monde habitués aux conférences au sommet et à leurs communiqués. C’est le “perfect storm” décrit fort à propos par la Secrétaire d’Etat Clinton, début février à Munich. Tout le monde regarde, personne ne comprend, personne ne voit venir ni ne voit passer ; l’Histoire semble accélérer et le temps semble se contracter, même pour l’amiral Mullen. Aucune des crises qui défilent ne semble se fixer en un modèle compréhensible, qui permettrait de dire des choses intelligentes, autres que “démocratisation” et “dictateur”, qui justifierait par exemple une réunion des ministres des affaires étrangères du bloc BAO et associés. (A-t-on noté que, durant les deux premiers mois de cette chaîne crisique, il n’y a pas eu de “réunion de crise” notable, de sommet, etc. Lorsque Hillary parle de son “ouragan parfait”, c’est à une réunion qui n’a, au départ, rien à voir avec la chaîne crisique. C’est la réunion annuelle de la Wehrkunde.)
• Voici la crise libyenne. On s’attend à ce que les choses se passent comme dans les autres crises, c’est-à-dire d’abord d’une façon indescriptible et imprévisible, à n’y rien comprendre et en n’ayant même pas le temps de constater cette incompréhension, et d’ailleurs sans y prêter trop d’attention aux débuts de la contestation, à cause des autres crises ; et puis les événements se précipitent, se durcissent, sollicitent notre attention et l’on découvre qu’on se trouve en présence d’un “dictateur modèle”, – un vrai, un déséquilibré, un lunatique et un sanglant. Le colonel Kadhafi, sorte d’Amin Dada postmoderne, transforme cette crise insaisissable et incompréhensible en quelque chose d’assez classique, où l’on peut enfin parler sans avoir trop l’impression d’usurper son temps de parole de “démocratie”, de “barbarie” et de “civilisation”. La crise commence à prendre “figure humaine”. On s’installe dans la durée des massacres et du chaos, l’U.S. Navy déplace des vaisseaux, le prix du pétrole flambe et l’or atteint des records, l'ONU se réunit, l’UE décide une réunion d’urgence et ainsi de suite.
En ce sens, on pourrait croire que la crise libyenne a interrompu une chaîne d’incompréhensions épouvantables, celle-là qui faisait dire à l’amiral Mullen «It's stunning to me that it's moved so quickly»… La situation est dramatique, sans nul doute, mais elle est reconnue. On parle aussitôt de catastrophes ou d’événements connus, de la “crise humanitaire” à l’hypothèse d’une intervention militaire, de mesures concrètes passant par les canaux habituels et rassurants de l’ONU, comme les sanctions contre la Libye, ou les mesures encore plus courantes de blocage des avoirs du colonel Kadhafi. On se trouve en territoire familier, même s’il est glissant, sanglant et bien incertain.
Les médias suivent le même chemin. On ne s’interroge plus sur la cause des choses, ce qui est une démarche toujours délicate, mais sur leur réalisation. La question de savoir pourquoi cette crise s’est déclenchée après beaucoup d’autres, à ce moment précis, est remplacée par la question de savoir si l’U.S. Navy va s’en tenir à trois navires près des côtes libyennes, si elle ne va pas rameuter son porte d’avions d’attaque (le USS Enterprise), ce qui serait le signe d’une réelle possibilité d’attaque. Ainsi écarte-t-on des spéculations trop menaçantes pour l’équilibre de l’esprit et achève-t-on de tenter, sans réelle intention de tromper, d’installer l’idée que nous en sommes revenus aux crises classiques, celles où les puissances tiennent leur rôle et étalent leur autorité incontestée, celles où, depuis la fin de la Guerre froide, le bloc BAO fait sonner son glaive et ses armadas vengeresses au nom de sa supériorité morale incontestable… Mais tout cela ne fut qu’un feu de paille et, déjà, les illusions de cette interprétation arrangeante se dissipent.
La crise libyenne a, semble-t-il, fort peu de chances d’évoluer comme le font en général les crises avec ce genre de pays, depuis une petite vingtaine d’années. Les rumeurs d’intervention militaire ont commencé à se répandre le 28 février 2011, parce que trois navires de l’U.S. Navy se rapprochaient des côtes libyennes, – d’ailleurs, selon un schéma de déploiement assez logique et sans réelle surprise, surtout en conformité avec la présentation qui en était faite d’une mission de sauvegarde et d’évacuation de citoyens US de Libye. Ces rumeurs ont été renforcées par la proposition britannique, assez inconséquente et fort peu mesurée si l’on se réfère à l’état des forces armées de ce pays, d’établir une zone d’interdiction de vol au-dessus de la Libye. Aussitôt, les démentis et les dénégations se sont succédés, et David Cameron lui-même devait précipitamment battre en retraite lundi soir. On sait qu’il existe de multiples obstacles sur la route de cette intervention classique, que ce soit hors du bloc BAO ou à l’intérieur de celui-ci.
Si l’on veut un symbole de la véritable attitude générale suivie durant la crise, jusqu’ici, et aussi un symbole de l’évolution du bloc BAO, ou de la “communauté internationale” à cet égard, le nouveau ministre français des affaires étrangères fait l’affaire. Juppé conduit la diplomatie français avec calme et autorité, retrouvant des accents et des réflexes de sa génération, – celle des Chirac et des Villepin, – qui se référait encore à ce qu’il restait de vivace de la diplomatie gaullienne dans la diplomatie française. Après l’affreux intermède Alliot-Marie, sans la moindre signification, l’arrivée de Juppé impose une rupture complète avec la “diplomatie” hystérique, postmoderne et liée aux caprices des âmes de salons et du parti des salonnards représentés par Kouchner, mais en fait celui-ci n’agissant que comme courroie de transmission du penchant dans ce sens, très “bling bling”, du président de la République. Répondant à une sollicitation désespérée de Sarko en pleine déroute, Juppé est passé au Quai d’Orsay à ses conditions, et on le voit avec son comportement dans l’affaire libyenne.
Ce comportement est un reflet d’une attitude générale, ou plutôt d’une auto restriction générale que s’imposent en général les divers acteurs périphériques de la crise. Il y a moins d’exclamations humanitaires, d’anathèmes incendiaires, d’éventuels enthousiasmes guerriers (à part le “service minimum” des neocons avec une lettre ouverte à Obama). Il y a une réelle retenue générale, loin du climat échevelée des années Bush. Il s’agit d’un constat, certainement non quantifiable parce que nullement du domaine quantitatif mais fondamentalement du domaine qualitatif, – et, selon notre perception, certainement le constat le plus important.
L’impression générale que nous percevons dans ce tableau d’une mobilisation à la fois contrainte et réticente est qu’un poids considérable, qui n’a rien à voir avec la crise libyenne, pèse sur les acteurs extérieurs de cette crise libyenne. La réaction classique de l’interprétation du système de la communication américaniste-occcidentaliste telle qu’on pouvait la voir s’esquisser aurait été qu’il s’agit d’une révolte pour la “démocratisation”, contre un dictateur entretenant un “Etat-voyou” ou un “Etat en faillite”, quelles qu’aient été auparavant les relations de nos pays avec ce dictateur (on ne juge pas ici l’hypocrisie d’une telle réaction hypothétique et standard, on en décrit le déroulement souvent rencontré). On trouve effectivement cette interprétation, exprimée ou suggérée c’est selon, mais elle n’est en rien décisive pour le jugement général de la crise, y compris dans l’appréciation de la presse-Système qui gouverne l’opinion conforme aux intérêts du Système. De ce point de vue, l’embarras est manifeste et tient, à notre sens, à ce trait caractéristique d’une perception diffuse qu’il est impossible de séparer la crise libyenne de son contexte qui est celui de ce que nous nommons la chaîne crisique. Cet embarras se manifeste notamment par les échanges très vifs entre partenaires du bloc BAO, notamment entre Washington et Londres, à propos de la No Fly Zone (sans même parler d’une intervention militaire plus conséquente, qui est hors de toute spéculation sérieuse).
De ce point de vue, la crise libyenne, avec son épouvantail éventuellement sanglant Kadhafi, qui paraît au centre des préoccupations de tous ces acteurs, n’est en réalité qu’accessoire. Ce n’est pas nier ses caractères violent, chaotique, furieux et cruel, éventuellement dément, mais observer qu’il ne s’agit que d’une partie d’un tout. Cette crise ne peut être séparée du reste, c’est-à-dire de la chaîne crisique qui s’est emparée des événements depuis décembre 2010. Nous ne parlons certainement pas d’une analyse consciente à cet égard, encore moins exprimée, mais bien de la pression sur les psychologies des acteurs concernés (notamment les directions politiques américanistes-occidentalistes), ces psychologies orientées dans ce sens et conduisant l’esprit à percevoir effectivement cette crise en l’associant étroitement à son contexte, sans que cela soit conceptualisé ni même dit en aucune façon.
Cette attitude est substantivée par certains commentaires qui renvoient manifestement à des conceptions politiques précises. Ainsi de Seumas Milne, dans le Guardian du 2 mars 2011, qui dénonce toute tentative d’intervention qui “risquerait d’élargir le conflit et renforcerait la position de Kadhafi en lui permettant de s’appuyer sur une rhétorique anti-impérialiste”, et qui constituerait finalement une menace contre “ce qui a jusqu’ici été un mouvement démocratique, entièrement organique et représentatif, à travers toute la région”. Citant l’accusation du président yéménite, homme-lige des USA et d’Israël aujourd’hui en bien mauvaise posture et à la recherche d’arguments désespérés, selon lequel le mouvement de protestation dans les pays arabes a été manigancé “par Tel Aviv sous la supervision de Washington”, Milne conclut : «That is easily dismissed as a hallucinogenic fantasy now. It would seem less so if the US and Britain were arming the Libyan opposition. The Arab revolution will be made by Arabs, or it won't be a revolution at all.»
Sur le fond même des événements et en s’écartant du seul cas du débat sur une intervention militaire en Libye, cette analyse ne fait que tenter d’habiller de rationalité démocratique quelque chose qui dépasse largement nos capacités de prévision et d’anticipation. De toutes parts ne cessent de se confirmer, désormais comme une évidence, les appréciations selon lesquelles personne parmi les grands acteurs de “la communauté internationale” n’a rien vu venir des actuels événements et que tout le monde ignore ce qui va suivre. Le secrétaire au Foreign Office Hague rapporté effectivement que les services de renseignement britanniques n’avaient rien prévu des événements en cours. Le Premier ministre Cameron a confirmé la chose, conduisant son porte-parole à faire cette mise au point, qui embrasse également l’avenir : «It is a reasonable thing to say [about] recent events in that region – there were not lots of people who predicted those events. What happens next is also very uncertain.»
Cette évidence de l’inconnu, cette puissance du sentiment de se trouver à marche forcée sur une terra incognita, même face à la crise libyenne qu’on croyait un instant avoir identifiée, pèsent avec une force inouïe sur la psychologie des principaux acteurs. Il s’agit de l’élément principal, le moteur fondamental des attitudes constatées, de cette prudence générale, de cette confusion à propos de mesures militaires qui furent jusqu’ici, ces dernières années, le principal instrument “politique” d’une politique américaniste-occidentaliste toute entière conduite par la force brute et l’“idéal de puissance”. Face à la crise libyenne, ils se sentent tous placés devant un épiphénomène d’un événement bien plus considérable dont ils n’ont rien vu venir, dont ils ne savent rien et dont ils ne peuvent rien prévoir. Face à la crise libyenne, la pression de leur psychologie leur fait intuitivement prévoir que l’appréhension de cette crise débouche à un moment ou l’autre, par un biais ou un autre, sur le contexte général de la chaîne crisique, qui n’est que l’expression en cours de la crise générale du Système dont ils sont eux-mêmes complices et victimes.
In illo tempore, on aurait pu avancer que l’actuelle prudence tient à la réticence face à l’interventionnisme, à l’ingérence, – et c’est certainement, pour une bonne part, le fond de la démarche classiquement française, sans rapport avec Sarko, d’un Alain Juppé. Mais on sait, au moins depuis le Kosovo et 9/11, que cette sorte de retenue, pour cette sorte de raisons, ne forme certainement pas l’habitude ni l’unanimité (la France ayant toujours été à part dans ces occurrences) de la politique du bloc BAO déguisé en “communauté internationale”. Pourtant, la retenue est là et bien là. L’explication que nous proposons se trouve par conséquent tenir à d’autres éléments, à ces éléments nouveaux qui se sont imposés depuis décembre 2010, que Clinton a regroupé dans l’identification d’un “perfect storm”. Confrontées à l’une des conséquences de l’ouragan, les psychologies sont obscurément averties que l’on se trouve à un point de convergence capital, celui où l’on découvre que le “perfect storm” ne concerne pas un pays, une région, une chaîne d’événements, mais qu’il concerne finalement le Système dans son entièreté, dont nos pays sont les principaux représentants. Il nous paraît probable que c’est la première fois que nos dirigeants sont placés ainsi devant un événement crisique qui touche leurs psychologies dans ce sens, ouvrant ces mêmes psychologies sur la perspective de la grande crise du Système. Outre ce qu’elle est, la crise libyenne est une porte ouverte sur le grondement du cœur en fusion de notre crise centrale.
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