Le frisson du monde

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Le frisson du monde

28 janvier 2011 — Que ce soit la Tunisie et la suite, que ce soit le J-20 chinois et la puissance qu’on lui imagine ou qu’on lui dénie, que ce soit l’aéroport de Moscou et son chaos avant et après l’attentat, que ce soit Tea Party et Bachmann pour les républicains, etc., le “frisson du monde” est audible.

Nous disons cela (“audible”) pour bien montrer qu’il y a d’abord un mouvement colossal du système de la communication, qui suscite, provoque, accompagne, renforce, prolonge, relance, etc., les événements et la perception qui va avec d’une situation de désordre en constante accélération, – même si notre perception à cet instant est celle d’une soudaine accélération… On comprend évidemment, si l’on est un peu habitué aux commentaires de ce site, que nous pourrions aussi bien, et même plus volontiers, écrire “situation d’effondrement” (du Système, certes) que “situation de désordre”.

Mais avant de poursuivre, voici quelques signes de ce “désordre”, ou de cet “effondrement” c’est selon, bien entendu trouvés et présentés, – “en désordre” justement, sans lien apparent entre eux...

• Dans The Independent, Robert Fisk a pris sa plume la plus vengeresse et la plus incantatoire pour explorer, ce 28 janvier 2011, la possibilité de la chute de Moubarak. Le même journal accompagne l’oracle en observant, d’une façon plus neutre, les orientations du souffle de révolte qui balaie le monde arabo-musulman. (Ce 28 janvier 2011, article de James Swann et Catrina Stewart.)

• Sur le site de GlobalResearch.ca, Andrew Gavin Marshall publie, le 26 janvier 2011, la première partie d’un article à partir de cette question, posée à propos notamment des événements en Tunisie et en Egypte : «Are We Witnessing the Start of a Global Revolution?» Là aussi, le titre nous dit tout sur la vision de l’auteur des événements en cours dans les pays musulmans.

• Pour RAW Story, ce 27 janvier 2011, voici des déclarations de Dimitri Orlov, auteur de Reinventing Collapse: The Soviet Example and American Prospects… L’intérêt de Dimitri Orlov concerne surtout la façon dont les USA s’écrouleront, le principe et la perspective de la Chute étant également acquis. Pour Orlov, le pire est en cours aux USA : la perte de “la foi dans l’Empire”, ce qui signifie que plus grand’monde ne s’attarde à y croire encore.

• Le 26 janvier 2011, l’éminent spécialiste et Diplomatic Editor du Telegraph Praveen Swami nous parle du «Russia's New Age terrorist, and what he tells us about the global jihadist movemen». L’on y apprend que les terroristes tchétchènes (dont Swani juge qu’ils sont les organisateurs de l’attentat de l’aéroport de Moscou) consultent les commentateurs et vedettes du mouvement New Age, promettent la guerre sainte pour les siècles à venir et présentent les attentats suicide comme un acte métaphysique qui doit racheter l’âme des victimes.

• Pour cette chronique tout de même et parce que nous pensons bien sûr que la psychologie joue un rôle essentiel dans le mouvement général en cours, apprenez également que les républicains (du parti républicain US) sont “terrifiés”, – par Tea Party et, en l’occurrence, par Michelle Bachmann. (Voir Politico.com, du 27 janvier 2011.)

• Voici l’Opération “Longue Marche”, ou la description d’une attaque chinoise contre les principales bases US (et associés) dans le Pacifique, en 2020, simulée, mise en scène et imaginée par Australian Air Power (APA), le 24 janvier 2011. Le site s’appuie évidemment sur les dernières révélations des efforts d’armement signalés par la Chine et sa simulation implique qu'il juge cet affrontement inéluctable.

…Certes, l’on pourrait poursuivre. Il n’est d’ailleurs pas assuré que cette profusion d’articles, de prévisions et de projections, d’exhortations et de lamentations, soit aujourd’hui plus abondante qu’hier (disons, une semaine ou l’autre de la vie du système de la communication en 2010, en 2009, en 2008, – au moins depuis cette date). Il est par contre assuré qu’une série d’événements, plus ou moins notables, plus ou moins sensationnels, – chacun débattra de l’importance respective des choses dans la perception, avec l’avantage incontestable aujourd’hui au mouvement qui touche les pays arabo-musulmans, – semblent rendre bien plus significative la susdite profusion, semblent lui donner un sens…

Justement, tout cela a-t-il un sens ? Sans le moindre doute, la réponse doit être positive, car tout aujourd’hui a un sens, y compris le désordre lui-même, – et cela, le désordre, plus que tout le reste, parce que le désordre en constante augmentation appelle à un moment ou l’autre la nécessité de l’ordre véritable, qui implique effectivement la restauration de l’existence d’un sens des choses et du monde. Cela bien compris, nous devons observer un peu de mesure et de retenue avant de sauter au détail de la conclusion de la réponse à la question du sens, qui serait nécessairement une interprétation d’autant moins substantivée qu’elle aurait été présentée rapidement. Interprétation il y a nécessairement, c’est même une obligation absolue du commentaire, les événements étant eux-mêmes insuffisants pour “dire” leur signification. Pour cela, il faut se donner le temps de la synthèse avant d’interpréter. La pression des événements est une chose terrible, et des mots ou des expressions tels que “révolte populaire”, “peur de la révolte populaire”, la “guerre sainte globale”, la “Révolution globale”, etc., tendent bien plus à intoxiquer le jugement qu’à l’éclairer, en l’obligeant, en le contraignant sur une voie interprétative où le raison humaine, – dont on sait le degré d’intoxication par le Système, – a des explications toutes faites qui répondent à ses propres convictions. Nous aussi, certes, avons nos convictions, mais nous tentons de les mettre à l’épreuve d’observations qui, nous l’espérons, échappent à la pression psychologique qu’exerce le Système.

Ainsi, l’essentiel nous paraît justement d’échapper aux schémas de pensée, aux automatismes de pensée qui permirent au Système d’orienter et de manipuler la pensée pendant plus de deux siècles, à son avantage. Ce phénomène se retrouve aussi bien chez les serviteurs que chez nombre d'adversaires du Système, – et nous dirions, aujourd’hui, encore plus chez ces adversaires-là, parce que les serviteurs sont un peu KO en raison des événements actuels et déploient arguments et analyses d’une pauvreté risible. (La chose est risible mais aussi un peu attristante tant sont confirmées au centuple les pires craintes sur l’infécondité des jugements des gens soumis à l’empire du Système ; à voir les différences de leurs réactions, que dis-je, d’excitation hystérique, chez les serviteurs du Système, entre la danse de Saint-Guy humanitariste et imprécatrice qui les avait saisis lors des troubles en Iran au temps de la dernière élection présidentielle, et leur gravité un peu gênée et un tantinet discrète, aujourd’hui, devant les événements en Tunisie, en Egypte, au Yemen…)

Les jugements le plus souvent idéologiques des opposants du Système, y compris l’analyse révolutionnaire (une Révolution est en marche), ne nous paraissent pas tellement plus riches. D’abord, parce que ces jugements ne rompent nullement avec les schémas manipulateurs du Système en pérennisant les faux affrontements de l’époque idéologique ; ensuite, et surtout, parce qu’ils occultent ce qui nous paraît essentiel, en dissimulant de facto qu’il s’agit de tout un Système qui est ébranlé, c’est-à-dire un Système comprenant son appareils de mystification, son appareil d’oppression, mais aussi ses démarches de contestation et de mise en cause (récupération par le Système de l’opposition à lui-même) qui s’inscrivent à l’intérieur de la logique du Système, même si c’est pour prendre la pose avantageuse de contester sa situation présente.

Ce que nous disons ne revient pas juger mauvais (dans le sens d’inefficace) ce qui se passe, mais à contester l’interprétation qu’on en fait presque par le réflexe d’une pensée qui, même si elle est contestataire, reste prisonnière de la logique du Système en acceptant les termes de cette même logique, – ce qui est se soumettre au diktat du Système, – pour soi-disant combattre le Système. En d’autres termes, si demain Moubarak tombe et qu’une équipe réformiste, voire révolutionnaire, prend le pouvoir, restaure un semblant d’ordre et de justice sociale, rétablit la position de l’Egypte dans l’ordre international d’une façon plus équilibrée, le Système n’aura pas été battu même si les Egyptiens se porteraient éventuellement mieux ; l’Egypte resterait ce pays qui, avec ses plus de 80 millions d’habitants, suffoque littéralement sur un territoire en de plus en plus aride à cause de son exploitation moderniste et incapable d’assurer même la survie de cette population, ce pays mangé et détruit par l’industrialisation, la surpopulation, le tourisme et tout le reste qui découle de notre “globalisation”. D’un autre côté, il ne faut pas nier pour autant que cette évolution (dito, “révolutionnaire”) porterait un rude coup au Système… Notre conclusion sur ces divergences d’interprétation est qu’il faut admettre que ces événements sont une étape avec ses variations contingentes dans une dynamique dont l’aboutissement n’est pas la Révolution mondiale mais l’effondrement du Système (deux choses, très, très différentes). En d’autres termes, ce qui compte vraiment n’est pas dans les effets politiques et sociaux possibles d’une “Révolution” réussie, c’est-à-dire dans les buts affichés et éventuellement atteints par cette “Révolution”, mais dans les coups portés au Système qui sont d'une nature complètement différente de celles des domaines politique et social…

Revenons à nos moutons

Quelle nature, justement, ces “coups portés au Système” ? Parlons des événement, aussi bien ceux, évidents, du monde arabo-musulman, que les appréciations sur la puissance chinoise, que le désordre au Congrès US sur les dépenses de défense et la présence de Tea Party, etc. Ces événements ont leurs spécificités diverses et leur propre importance et conséquences variables et changeantes, même dans le déroulement de chacun d’entre eux ; par conséquent, ils sont contingents, relatifs, difficiles à fixer et surtout impossible à inscrire selon leurs effets fondamentaux dans la situation générale. Il nous paraît par contre incontestable que ces événements sont considérablement et impérativement influencés par ce que nous désignons plus haut comme “un mouvement colossal du système de la communication, qui [les] suscite, [les] provoque, [les] accompagne, [les] renforce, [les] prolonge, [les] relance, etc.”.

(Par “système de la communication”, nous entendons le phénomène le plus large possible avec ses effets psychologiques considérables, jusqu'à des transformations de substance, – Internet et ses diverses filières, les flots de commentaires à diffusion maximale, les analyses dans tous les sens, les “fuites massives” comme les Palestine Papers d’Aljazeera, la relativisation de l'information officielle, les réactions incertaines de la plupart des gouvernements et organismes occidentalistes-américanistes, coincés entre leurs soutien aux pouvoirs dictatoriaux jusqu’alors stables et vertueusement anti-islamistes et intégrés dans le système de corruption du Système, et l’impérative position conforme à tout ce qui ressemble de près ou de loin au catéchisme de la “démocratisation”, exigée par l’irresponsable “parti des salonnards”, pour une fois bien utile...)

Cette action du système de la communication en est à un point, à notre sens, où l’on pourrait avancer l’idée que ces événements sont créés par lui (le système de la communication), tant ils sont différents sous son influence de ce qu’ils seraient sans cette influence, jusqu’à parler d’une essence différente. (Inutile de dire que, dans ce cas, le système de la communication est plus Janus qu’il ne fut jamais, puisque son influence suscite des événements qui mettent en péril le Système en accélérant son effondrement.) L’effet psychologique est également colossal, à mesure de la puissance du mouvement suscité par le système de la communication. Au reste, notre psychologie, y compris celle de nos directions politiques (consciemment ou non), est prête pour ces événements, qu’on ne cesse d’évoquer, d’analyser par avance, de prévoir, etc., parfois d’une façon complètement et ironiquement contradictoire (ce sont les neocons qui ont appelle les premiers à une vaste “démocratisation” du monde arabo-musulman). Le climat est général, “globalisé” (bien sûr), extraordinairement interconnecté. (Si l’on veut, l’alarme à propos du J-20 et de l’armement chinois dépend de la même attitude psychologique que l’alarme à propos de la Tunisie et de l’Egypte, et les deux alarmes s’alimentent l’une l’autre dans le mouvement de l’appréciation dramatique des choses. Il n’est ici d’aucun intérêt de déterminer si telle alarme est justifiée, et telle autre pas, si l’influence réciproque a un sens, etc., ce qui compte est la dynamique psychologique.)

La crise n’en est pas une à proprement parler mais une structure crisique qui s’étend comme une pandémie, et avec un caractère eschatologique évident malgré qu’il s’agisse d’événements concernant les sapiens, – “eschatologique”, c’est-à-dire échappant au contrôle humain, parce que tout cela se trouve sous l’empire d’un Système lui-même devenu eschatologique et en cours d’effondrement. Avant, une “révolution” impliquait une surprise, qui entraînait la perte de contrôle par les autorités au profit des “révolutionnaires” ; d’où la fausseté de la théorie des dominos, puisqu’une révolution faisait craindre la contagion, suscitait des mises en alerte, effaçait l’effet de surprise chez les autres, conduisait à des révolutions avortées et démentait la théorie. On peut faire l’hypothèse qu’avant, dans l’époque géopolitique qui précéda notre époque psychopolitique, le désordre “révolutionnaire” ne se serait pas si aisément diffusé en Egypte, après la Tunisie, même dans le stade actuel de la diffusion des manifestations. La différence est, à notre sens, moins dans la peur des autorités que dans la notion de l’effondrement du contrôle général, et cette notion de contrôle s’étendant jusqu’au domaine nécessairement inconscient de la psychologie, qui ne serait pas un acte de propagande mais la simple situation marquée par l’assurance que tous les esprits, y compris ceux de ses adversaires, restent bien à l’intérieur de la logique du Système, – sa bulle virtualiste, en vérité.

Aujourd’hui, le “contrôle” n’existe plus (la bulle est crevée, le virtualisme à l'agonie), y compris aux USA où l’on passe son temps à spéculer sur la forme que prendra l’effondrement… des USA. La psychologie collective “sent” bien cela, cette odeur de poudre, ces bruits sourds annonçant le séisme. Les directions politiques ont moins “peur du peuple” qu’elles ne sont épuisées psychologiquement, sans conviction, affaiblies par la corruption du discours faussaire du virtualisme, et même obscurément conscientes de la justesse des réactions populaires (infection psychologique par l’évidence de la justesse de la crise). Aujourd’hui, l’événement n’est plus politique (“révolution”, “réforme”, bla bla bla), il est fondamentalement psychologique, dans la réalisation inconsciente qui pèse d’un poids terrible sur notre raison si satisfaite d’elle-même que ce Système qui s’est construit sur la vanité de cette même raison ne tient plus, qu’il s’effondre à son rythme, comme une énorme chose pourrie et rongée par les termites. Dans ce cas, la théorie des dominos, qui était une construction théorique non réalisée dans les temps d'avant, reprise d’ailleurs par les imprudents neocons, marche à plein, par le canal de la psychologie. La surprise nécessaire aux “révolutions” qui ont bercé d’illusions sanglantes notre XXème simple n’est plus nécessaire car nous sommes placés devant la fatalité de l’effondrement, comme une gigantesque contagion globalisée, – la fatalité ayant remplacé la surprise et garantissant l’expansion de la pandémie. (Enfin, on vous l’avait bien dit : la globalisation est une affaire qui marche.)

Où tout cela va-t-il conduire et nous conduire ? Nul n’en sait rien pour la manufacture habituelle des événements. Dans ce sens (!), le sens des événements est, à ce point, complètement insaisissable, dans ces temps absolument “maistriens”. Il est évident que ceux qui se contentent de répéter comme des perroquets “démocratisation” sont à un milliard de kilomètres de la réalité et de la puissance de l’enjeu. Ce n’est pas la “démocratisation” qui sauvera ou qui transformera un Système entièrement fait de “démocratisation”, dans une dynamique qui engendre la pourriture en même temps que la “démocratisation”, avec les deux termes s’équivalant (“démocratisation” = pourriture), – cessons donc de “jouer avec cette poussière” de nos slogans absurdes et totalement déstructurants, non seulement pour les peuples mais pour nos intelligences elles-mêmes... “Démocratisation” ou pas, peu importe, car l’enjeu est évidemment au-delà ; il est dans ce mouvement, non pas révolutionnaire, mais de l’effondrement du Système, qui prend toutes les formes possibles. C’est alors que le sens des choses et des événements commencera à apparaître. Ce mouvement n’est pas politique, il n’est pas idéologique, il n’est pas culturel, etc. Il est eschatologique et se situe au niveau de la fin d’une civilisation, voire de la fin d’un cycle métahistorique.

… D’où, pour la stricte explication des événements, alors que l’on se trouve évidemment dans des situations touchées par l’eschatologie, la grande question de savoir s’il s’agit d’un mouvement supérieur à la volonté et aux machinations humaines. Le système de la communication répercute-t-il une idée supérieure, un grand mouvement historique qui nous dépasse ? On comprend, sans tambour ni trompette nécessaires, pour quel sens de la réponse nous penchons.