Le général qui en disait trop

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Le général qui en disait trop

23 juin 2010 — Le général McChrystal sera-t-il ou non démis de ses fonctions ? Question en suspens ce matin, à nos heures, alors que Washington sommeille, – mais avec des chances d’un départ à situer autour de 90%-95%. Mais question accessoire, finalement, au regard de ce qu’il faut chercher comme signification à cette affaire, alors qu’il apparaît évident que McChrystal a voulu dire ce qu’il a dit, et que cela soit public. (Voir les déclarations de l’éditeur de Rolling Stones sur les conditions de l’interview, la relecture de l’article avant publication de McChrystal, sans qu’il y ait fait retirer une ligne, – sans qu’il ait fait la moindre objection.)

McChrystal doit voir Obama, après avoir parlé avec Gates, illico presto après qu’on ait eu connaissance de l’article. Il a offert sa démission au président et le président soupèse cette offre, sinon les conditions dans lesquelles il accepterait la démission. Chœur contradictoire habituel : certains (très nombreux) annoncent son départ, d’autres (beaucoup moins) conseillent l’indulgence pour ne pas compromettre la campagne en Afghanistan. Les seuls à soutenir McChrystal à 100% sont… le président Karzaï et son frère. Difficile de n’y pas voir de l’ironie.

L’affaire est donc assez nette et peut être traitée sur le fond sans être fixé sur le sort de McChrystal, – comme c’est le cas “à l’heure où nous écrivons ces lignes”… Elle se résume, selon notre appréciation, à deux questions. Ce sont ces deux questions que nous allons traiter successivement.

• Pourquoi McChrystal a-t-il fait cela ? (Ou bien, peut-être, sous une autre forme : pourquoi McChrystal s’est-il professionnellement suicidé ?)

• Quelle signification générale “l’affaire McChrystal” permet-elle de dégager à la fois sur la situation en Afghanistan et sur la situation de la direction US (civils et militaires ensemble, bien plus que militaires contre civils) et, surtout, sur la crise du système de l’américanisme ?

@PAYANT Nos lecteurs connaissaient depuis un certain temps l’humeur du général McChrystal. Sombre, désenchanté, en plein désarroi et dans le plus complet découragement. On peut avancer que cette humeur exécrable a deux causes. La première, objective, énorme, considérable, est le constat de l’échec en Afghanistan, la quasi impossibilité où McChrystal se trouve d’emporter une victoire (par sa faute et à cause de cette guerre ingagnable), voire la possibilité admise d’un échec semblable à celui du Vietnam, prenant même l’allure d’une défaite humiliante.

La seconde, ce sont les interférences entre les diverses fractions du pouvoir, les mésententes avec les hommes de l’administration sur place (l’ambassadeur Ekelberry, l’envoyé spécial Holbrooke), avec divers dirigeants civils (précisément le vice-président Joe Biden et le président du NSC, le général James Jones), enfin d’une certaine façon avec Obama, accusé implicitement par McChrystal d’être indécis et de soutenir son offensive du bout de ses lèvres closes. (Le seul haut dirigeant de l’administration qui trouve grâce aux yeux de McChrystal est la secrétaire d’Etat Hillary Clinton.) On retrouve dans toutes ces inimitiés et ces rares marques d’estimes les positions des uns et des autres durant le débat de l’automne 2009 autour de la stratégie McChrystal.

Manifestement, McChrystal n’est pas un général diplomate ou un général politique. Il vient des Special Forces, un milieu où l’on ne s’encombre pas de considérations politiques et où la seule chose qui importe est l’emploi de la force, y compris, dans nombre de cas, la force la plus brutale, voire la plus illégale. Il est admis, comme nous l’avions nous-mêmes rapporté, que McChrystal était complètement désorienté par l’aspect politique et diplomatique de son poste. Qu’il ait bien ou mal assuré sa mission est une question ouverte, que cette situation ait pesé sur lui d’une façon de plus en plus insupportable semble une hypothèse complètement acceptable.

Dans ce contexte, son interview ressemble bien à une volonté de rupture de sa part, une expression d’une frustration trop longtemps contenue. A côté de cela, et en développant ce constat et la connaissance que McChrystal ne pouvait pas ne pas avoir des us et coutumes du système, donc des conséquences publiques qu’allait avoir son intervention, son interview ressemble beaucoup plus à un suicide professionnel qu’à une tentative de coup de force. Son insubordination dans ses déclarations est trop avérée, trop provocatrice, pour qu’il l’ait faite en en attendant un renforcement de sa position dans une campagne dont il reconnaissait lui-même en privé qu’elle était très mal engagée et qu’il ne la maîtrisait plus.

D’un autre côté qui serait un bémol à l’interprétation précédente, il y a l’aspect lié à ce que nous nommons le système de la communication. Plongés dans une situation générale où la communication joue un rôle essentiel, aussi bien pour les opérations militaires que pour la situation politique, les généraux (et les amiraux) font comme les autres, ils usent et abusent des organes de communication. Cela est surtout vrai dans le système de l’américanisme, où le pouvoir est extraordinairement éclaté, où la légitimité de l’autorité est formidablement érodée. McChrystal a déjà montré une tendance à se servir un peu trop brutalement de l’outil de la communication, à prendre des initiatives qui pourraient ressembler à de l’insubordination.

Mais toutes ces remarques valent pour le cirque de l’automne dernier, où l’on se battait par pressions et “révélations” interposées pour obtenir une décision d’Obama pour ou contre la stratégie de McChrystal. Entretemps s’est glissé le venin de la frustration pour McChrystal, le constat que la guerre en Afghanistan lui paraît ingagnable, – même, semblerait-il, si on lui donnait 30.000 hommes de plus, dont il ne saurait que faire… Du coup, le bémol perd de sa force et l’idée du “suicide” professionnel reprend de la vigueur, – celui-ci, qui aurait l’avantage, si McChrystal s’en allait comme c’est très probable, de le dispenser de devenir le responsable de facto de ce qu’il juge être quasiment une défaite inéluctable.

Par conséquent, on ne tranchera pas par un jugement sans appel sur les motifs de McChrystal. Son interview est pour l’instant un mystère, comme le fut celle de l’amiral Fallon en mars 2008, dans des circonstances politiques très différentes mais dans des circonstances factuelles assez identiques (pourquoi un tel article qui impliquait des risques presque insupportables pour son maintien en fonction ou pour son autonomie d’action ?). Dans tous ces cas, nous serions bien tentés de voir dans l’acte de McChrystal peu de signification politique et beaucoup d’imprudence, de fatigue, de désenchantement, avec en sus un emprisonnement dans un système de communication aux caractères explosif et incontrôlable dans ses effets ; et puis, peut-être, une volonté d'en finir...

Système en décomposition avancée

La réponse à la deuxième question est beaucoup plus claire. “L’affaire McChrystal”, plutôt que nous faire craindre les ombres menaçantes et dispersées de justesses du coup de force des militaires dont l’hypothèse remonte à des situations d’autres temps bien lointains, nous conduit à regarder comme autant d’évidence deux faits majeurs : la catastrophique situation en Afghanistan et la catastrophique situation du système de l’américanisme. Dans les deux cas, l’emploi du mot “crise”, dans la durée qu’implique un système crisique, est tout à fait justifié.

La crise de la soi disant guerre en Afghanistan est un fait bien connu. Cette guerre elle-même est une crise, parce qu’elle est incongrue, sans but, menée stupidement par des “coalisés” qui ne répondent qu’à des motifs extérieurs au conflit. Les uns veulent accomplir leur devoir d’allégeance aux USA ; quelques-uns (les Britanniques) payent les rêves imbéciles et insensés du médiocre Tony Blair qui a cru aux théories de son ami Robert Cooper. L’administration Obama elle-même, après avoir cru à l’une ou l’autre théorie stratégique en vogue chez les géopoliticiens, se contente aujourd’hui de “gérer”, comme l’on dit, en priant pour que naisse l’apparence d’une victoire qui puisse permettre un départ arrangeant, mais avec comme but principal de ne pas se faire traiter de “poules mouillées” (“wimps”, terme employé par McChrystal) par les républicains, avec les conséquences électorales à craindre. Rien de bien guerrier dans tout cela, rien non plus d’un enjeu stratégique propre à bouleverser la géopolitique du monde. Nous sommes aujourd’hui sous l’empire du système de la communication, au cœur du système général en processus de décomposition avancée, et tout cela relève de la basse cour et de l’arrière-cuisine, et des calculs à court terme.

La “catastrophique situation du système de l’américanisme”, maintenant. Dans ce cas de cette structure crisique, il s’agit essentiellement de la crise du pouvoir. Dans l’univers du système de la communication, on multiplie les actes décisifs qui n’aboutissent à aucune décision, phagocytés que sont ces actes par les pressions de la communication, et phagocytés parce que tous ces “actes décisifs” sont totalement dépourvus de substance dans une activité politique qui n’en a également aucune. Tous ces actes sont posés pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la réalité du monde, mais avec les entrelacs des effets directs et indirects de la crise du système, exploitée à fond par le système de la communication.

La nomination “décisive” de McChrystal, pour appliquer une stratégie “décisive”, et après des actions proches de l’insubordination jugées souvent “décisives” du même McChrystal pour obtenir l’appui d’Obama, aboutit à cet enlisement supplémentaire, ce surcroît de paralysie qu’est la situation en Afghanistan, au désarroi et au découragement de McChrystal et ainsi de suite. Il y a fort à parier que l’épisode de l’interview de McChrystal suivra le même chemin, que McChrystal reste ou qu’il s’en aille, avec bien entendu aggravation de la situation sur le terrain. Tout cela n’a rien à voir ni avec la guerre, ni avec une tentative de coup d’Etat, ni avec l’autorité du président Obama, et tout avec un pouvoir dans un état de crise endémique, éclaté en divers centres de pouvoirs annexes, privé de légitimité et d’autorité à tous les échelons et dans tous les domaines.

Quoi qu’il se passe et quoi qu’il en soit, on peut déjà mesurer dans ce contexte les conséquences du dernier épisode en date. Ce sera un accroissement du désordre afghan, une “victoire” de plus pour les talibans, – d’ailleurs d’une façon un peu irréelle et bizarre puisque, comme le dit McChrystal, les vrais ennemis, qu’il n’a jamais pu “regarder dans les yeux”, sont “les poules mouillées à la Maison-Blanche”. La “stratégie” US en Afghanistan est en complète déconfiture avec cette affaire, mais l’on dit cela sans trop de conviction puisque nous doutons si fortement de l’existence d’une “stratégie” et que nous constatons aussi bien que la déconfiture existait avant l’interview de McChrystal, avant l’arrivée de McChrystal, avant l’élection d’Obama et ainsi de suite.

Dans ce contexte général si décourageant, les vrais effets à attendre seront à Washington. C’est effectivement au cœur même de la crise du système de l’américanisme que l’écart considérable de McChrystal a de l’importance et aura des effets. Cet écart a effectivement pour conséquence évidente de mettre un peu plus en pleine lumière la crise du système. Ce n’est pas qu’il faille craindre des affaires classiques comme une tentative de coup d’Etat ou une reprise en main brutale des militaires qui n’ont jamais joué un jeu personnel très marqué. C’est plutôt qu’il s’agit d’une étape de plus dans la désintégration de ce système, dans la mise en évidence de son illégitimité, de l’éclatement du pouvoir, de l’érosion jusqu'à l'os d’une autorité qui ne sait plus comment et où s’exercer, et dans quelle direction d’ailleurs.

Le système de l’américanisme tourne sur lui-même comme une toupie folle. De temps en temps, un adhérent du système, la tête trop secouée par le tournoiement de la toupie, met les pouces. Cela se traduit, pour ce cas, par une interview provocatrice suivie d’excuses piteuses puis d’une offre de démission avec de fortes chances d’être rencontrée, – cas du général McChrystal. C’est plus un incident révélateur qu’un incident décisif et, comme on l’a déjà suggéré à d’autres occasions, l’analogie avec le différent Truman-MacArthur est vraiment très forcée. La crise du système de l’américanisme est bien assez forte, assez décisive et assez définitive elle-même, pour dominer tout le reste, et faire des divers effets qu’elle engendre directement et indirectement, des actes qui ne peuvent être appréciés qu’à une mesure réduite parce qu’ils ne sont rien d’autres que des enfants, sinon des enfantillages de cette crise.

Tout au plus, – mais ce n’est pas rien, après tout puisque c’est l’essentiel, – peut-on avancer que “l’affaire McChrystal” marque d’une façon un peu plus sensationnelle, comme l’apprécie le système de la communication, l’avancement accéléré du délabrement et de la course vers l’effondrement du système. Comme quoi, un général, même démissionnaire, a toujours une utilité, – non, d'ailleurs, – surtout s'il est démissionnaire.