Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
1294Une source amie nous a signalé séance tenante ce texte de Georges Friedman, directeur de Stratfor.com et l’une des grandes plumes géopoliticiennes de l’establishment U.S. (Il s’agit de The Global Crisis of Legitimacy, en lecture libre sur Stratfor.com le 4 mai 2010.) Cette même source nous signalait les passages qu’elle jugeait importants, et nous avons profité de ses observations à cet égard, comme le Petit Poucet qui sème ses cailloux, d’autant que son jugement rencontre le nôtre.
Friedman réfléchit sur la crise financière devenue politique et comment cette transmutation a, cette fois, mis en cause la légitimité du pouvoir politique, – globalement, mais essentiellement aux USA et en Europe. Nous commençons donc par la description du phénomène qui passe, évidemment et nécessairement, par une glorification du capitalisme et de ses crises nécessaires, et donc idem pour celle de 9/15… (“Nécessaire”, un peu comme le secrétaire au trésor Mellon disait au président Hoover, en 1931, devant la montée du chômage, qu’il s’agissait d’une bonne chose qui allait ainsi “nous débarrasser des incompétents et des parasites”, – nous citons de mémoire sans doute incertaine ces mots de Mellon, une des plus grosses fortunes US de l’époque, – mais, ceci expliquant cela, l’esprit de la chose est bien là.)
«Financial panics are an integral part of capitalism. So are economic recessions. The system generates them and it becomes stronger because of them. Like forest fires, they are painful when they occur, yet without them, the forest could not survive. They impose discipline, punishing the reckless, rewarding the cautious. They do so imperfectly, of course, as at times the reckless are rewarded and the cautious penalized. Political crises — as opposed to normal financial panics — emerge when the reckless appear to be the beneficiaries of the crisis they have caused, while the rest of society bears the burdens of their recklessness. At that point, the crisis ceases to be financial or economic. It becomes political…»
Puis Friedman nous explique la crise et ses conséquences politiques. En vérité, nous les connaissons tous, mais il est bon d’en avoir un rappel, sous la plume d’un géopoliticien. Au passage, nous notons ceci:
«This is a political crisis then, not an economic one. The political elite is responsible for the corporate elite in a unique fashion: The corporation was a political invention, so by definition, its behavior depends on the political system. But in a deeper sense, the crisis is one of both political and corporate elites, and the perception that by omission or commission they acted together — knowingly engineering the outcome. In a sense, it does not matter whether this is what happened. That it is widely believed that this is what happened alone is the origin of the crisis. This generates a political crisis that in turn is translated into an attack on the economic system.»
Enfin, la péroraison, la conclusion…
«But for now, the important thing is to understand that both Europe and the United States are facing fundamental challenges to the legitimacy of, if not the regime, then at least the manner in which the regime has handled itself. The geopolitical significance of this crisis is obvious. If the Americans and Europeans both enter a period in which managing the internal balance becomes more pressing than managing the global balance, then other powers will have enhanced windows of opportunities to redefine their regional balances.
»In the United States, we see a predictable process. With the unease over elites intensifying, the political elite is trying to stabilize the situation by attacking the financial elite. It is doing this to both demonstrate that the political elite is distinct from the financial elite and to impose the consequences on the financial elite that the impersonal system was unable to do. There is precedent for this, and it will likely achieve its desired end: greater control over the financial system by the state and an acceptable moral tale for the public.
»The European process is much less clear. The lack of clarity comes from the fact that this is a test for the European Union. This is not simply a crisis within national elites, but within the multinational elite that created the European Union. If this leads to the de-legitimization of the EU, then we are really in uncharted territory.
»But the most important point is that almost two years since a normal financial panic, the polity has still not managed to absorb the consequences of that event. The politically contrived corporation, and particularly the financial corporations, stands accused of undermining the wealth of nations. As Adam Smith understood, markets are not natural entities but the result of political decisions, as is the political system that creates the allocation of risk that allows markets to function. When that system appears to fail, the consequences go far beyond the particular financials of that event. They have political consequences and, in due course, geopolitical consequences.»
@PAYANT Le commentaire (celui de Friedman, le nôtre on verra) est intéressant même s’il ne nous foudroie pas sur place, sous le coup de la révélation. Non, ce qui nous importe plutôt, c’est que ce soit Friedman qui écrive cela… Nous parlons ici de la méthode, de la forme de l’analyse, etc. Voici l’homme de la géopolitique, l’homme des faits bruts, l’homme de la réalité de l’équilibre des forces, l’homme des épousailles absolues avec l’idéal de puissance dont la traduction dans la politique est la dimension de force brute qu’impliquent les thèses géopolitiques, – le voici donc qui nous parle soudain de perception, c’est-à-dire de psychologie, du système de la communication, comme s’il admettait in fine que nous sommes dans l’ère psychopolitique (laquelle ne supprime pas l'événement géopolitique mais supprime son déclenchement per se et le fait dépendre d’une multitude de facteurs du système de la communication instituant une perception de la chose qui ne peut être rattachée au seul événement). Lorsqu’il écrit : «In a sense, it does not matter whether this is what happened. That it is widely believed that this is what happened alone is the origin of the crisis», Friedman nous dit qu’“en un sens, peu importent les faits”, ce qui compte et ce qui est finalement, c’est l’interprétation qu’on en manifeste à partir de la perception qu'on en a, qui est formidablement influencée, d'une manière incontrôlable, par le système de la communication.
Le résultat de cette perception est une autre perception: la dé-légitimation des systèmes politiques, notamment aux USA et en Europe. Là encore, nous sommes dans le champ de la perception, donc de la psychologie, et nullement de la géopolitique. La légitimité est un facteur non quantifiable, qui n’a rien à voir avec l’acte de la géopolitique, c’est-à-dire l’acte de la puissance par la réalité géographique. Il n’est pas inusitée de voir la légitimité s’instaurer contre la puissance. Le général de Gaulle a, à partir de 1958, rétabli la légitimité du gouvernement, de l’Etat et de la France en détruisant radicalement et brutalement ce qui était perçu comme l’un des éléments de la puissance française, son “empire colonial”. La légitimité est une perception qui mélange divers facteurs, qui sont tous des facteurs d’évaluation, d’origine psychologique beaucoup plus que factuelle: la réalité et l’équité de la puissance politique, sa représentativité, son accord avec les principes sur lesquels s’appuie cette politique, enfin sa continuité historique et la recherche d’une adaptation de cette continuité aux conditions du monde et des relations internationales. La légitimité n’implique pas une orientation quantitative rigide, comme la puissance, mais une souplesse constante d’adaptation aux réalités psychologiques et aux réalités du monde.
Voici les observations que tire Friedman à propos des deux cas spécifiques (Europe et USA) auxquels il s’attache.
• Expédions l’Europe, dont il nous dit que la “dé-légitimation” de l’UE nous conduit vers des “territoires inconnus”, comme s’il s’agissait d’aller vers des aventures épouvantables. C’est faire montre d’une belle ignorance de l’histoire européenne, et du rôle néfaste tenu en général par les arrangements multinationaux trop rigides. Si l’on observe la situation actuelle, l’on dirait que ce qui fait courir le plus grand risque à l’Europe en tant que telle aujourd’hui (laissons la crise financière qui ne peut être en aucun cas réduite à l’Europe, même si elle est européenne), c’est bien la paralysie hostile de l’UE, à cause de ses multiples composants, à l’encontre de la Russie. Au contraire, les Etats, lorsqu’ils abandonnent la soi-disant “légitimité de l’UE” (où Friedman a-t-il lu que l’UE avait la moindre légitimité ?!), peuvent ménager des ouvertures prodigieuses comme le montrent aujourd’hui la Russie et la Pologne, éventuellement prolongés vers l’Allemagne et la France.
• Pour les USA, bien entendu, l’affaire est ficelée. D’une part, nous dit Friedman, la crise ne fut et n’est pas si grave qu’on dit, et il y a eu des précédents. D’autre part, tout sera vite réglé, le pouvoir politique reprenant un peu d’ascendant sur le pouvoir financier, assez pour satisfaire le public US réduit à ses caprices saisonniers lorsqu’ils se croit un peu trop pressuré par le corporate state. («In the United States, we see a predictable process. […] There is precedent for this, and it will likely achieve its desired end: greater control over the financial system by the state and an acceptable moral tale for the public»). Le géopoliticien devenu psychopoliticien établit des comparaisons étranges, avec diverses autres crises, des années 1970 ou 1980, dont l’Amérique s’est excellemment sortie. Il semble alors oublier les conditions générales actuelles, sans rapport avec les cas rassurants cités, la perception de l’effondrement géopolitique de la puissance US, la perception d’un gouvernement central qui croule sous les $trillions de dettes, d’une puissance militaire qui n’est plus capable de rien produire, d’une Union qui se morcelle comme un puzzle violemment secoué, d’une infrastructure légale et sécuritaire interne illustrée aujourd’hui par la catastrophe de la station pétrolière BP, hier par les conséquences de l’ouragan Katrina, la rage absolument dévastatrice et totalement incontrôlable du public américain («I have never seen anything like this in my lifetime», selon Noam Chomsky). D’une façon très révélatrice du mode de pensée du géopoliticien, Friedman tire d’un fait hypothétique considéré hors de son contexte (la mise au pas du système financier par le système politique) une conclusion factuelle doublement hypothétique (la satisfaction du public devant cette mesure) qui dépend pourtant entièrement d’une perception qu’une multitude d’autres éléments d’une importance considérable contredisent chaque jour.
Le géopoliticien Friedman a découvert la perception psychologique de l’ère psychopolitique, mais pour mieux tenter de sauvegarder ses conceptions géopolitiques. Cela est visible essentiellement pour les USA. Pour lui, la dé-légitimation du système à partir d’une crise qu’il considère comme un avatar classique du capitalisme, qui pourtant perdure et s’aggrave depuis deux ans, devrait être aisément réduite grâce à une autre manœuvre classique du système. Il ne voit de danger qu’extérieur, dans l’équilibre des forces («If the Americans and Europeans both enter a period in which managing the internal balance becomes more pressing than managing the global balance, then other powers will have enhanced windows of opportunities to redefine their regional balances»).
Enfin, après ces divers aménagements plutôt rassurants vient la conclusion qui semble curieusement mesurer le désarroi de l’analyste, – au moins pour les USA, notre centre d’intérêt, – puisqu’après avoir annoncé que le système politique allait aisément retrouver sa légitimité il constate avec angoisse qu’il ne l’a pas retrouvée, comme s’il doutait qu’il ne la retrouve jamais… «But the most important point is that almost two years since a normal financial panic, the polity has still not managed to absorb the consequences of that event. […] When that system appears to fail, the consequences go far beyond the particular financials of that event. They have political consequences and, in due course, geopolitical consequences.»
Cette même conclusion nous instruit, elle nous dit que le géopoliticien est devenu effectivement un psychopoliticien puisque les choses le veulent ainsi. Les événements géopolitiques ne sont plus que des “conséquences” d’un événement complètement gouverné par la perception, qui est l’effondrement de la légitimité des directions politiques. Friedman nous fait ainsi une étrange démonstration, revenant à renforcer notre conviction qu’effectivement cette crise, soi-disant naturelle pour le capitalisme, soi-disant aisément soluble par l’une ou l’autre mesure, finalement s’avère être dans la perception qu’on en a un événement sans précédent dont nul ne sait ce qu’il en sortira. Encore un effort et il nous prédira le pire que nous percevons déjà.
Mis en ligne le 5 mai 2010 à 15H37
Forum — Charger les commentaires