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12752 décembre 2009 — …Ou bien, aurions-nous pu choisir plutôt le titre, plus dramatique et un peu plus cruel : “le goût du sang”? Non, sans aucun doute, parce qu’il y a un lien essentiellement entre ce que nous nommons “la quincaillerie” d'une part et, d'autre part, les idées qu’on qualifierait de postmodernistes en référence au temps historique fou que nous vivons, et qu’on doit qualifier simplement de “modernistes”, en référence plus large à la modernité. Ce lien est bien entre le phénomène mécaniste, la technologie, la matière même et le fer et le feu qui la caractérisent, et la pensée moderniste (progressiste de ce point de vue-là).
Entre les deux textes choisis comme références à la fois symboliques et très concrètes, par lequel commencer? Sans hésiter par celui de CNBC.com du 1er décembre 2009. Quelques lignes avec le charme des compte-rendus boursiers, et puis de beaux graphiques montrant la progression des actions des grands conglomérats du Complexe (le complexe militaro-industriel, US cela va sans dire, c’est-à-dire américaniste). Une belle idée dans le titre: sera-ce le “surge” – ce mot stupide et faussaire employé pour l’Irak et maintenant pour l’Afghanistan – pour les actions du Complexe aussi? Les spécialistes sont-ils intéressés? Ils répondent “oui” d’avance; pas besoin d’être expert-boursier pour ça.
«All twelve of the S&P 500 Aerospace and Defense stocks were trading up this morning on the news that President Obama has decided to expedite the deployment of 30,000 troops to Afghanistan. Will the trend continue ? Since the markets reopened after the terrorist attacks of 9/11, the S&P Aerospace & Defense subindustry (part of the Industrials Sector) has significantly outperformed the broader S&P 500 Index , up over 75% in the past 8 years compared to a 1% gain for the S&P 500…»
La messe est dite, comme on dit. La ferveur très grande que l’Afghanistan désormais devenu “la guerre d'Obama” suscite dans les esprits humanistes sert dans tous les cas à entretenir la prospérité de ce domaine du progrès industrieux du monde moderniste et du technologisme qui le caractérise au cœur de la pensée de ces esprits.
Pour le second texte, changement de décor. Nous voici dans le domaine des idées, de la haute morale, de la pensée martiale. Les clichés s’y bousculent, l’Histoire aussi, scrupuleusement récrite par l’élite intellectuelle de notre civilisation pour devenir histoire singulière, comme par des moines-scripteurs du Moyen Âge, tout de même avec infiniment moins de conscience, de grâce et de talent, et d’humilité sans aucun doute.
Symbole inévitable de leur récriture de l’histoire, le nom claque aussitôt: Churchill! Et l’expression, inévitable, comme le plat de résistance de la célébration: the Churchill Moment. Churchill est le héros de leur temps dans l’histoire qui leur va, celui qui, dans leur récriture de la chose, a fixé un “moment” où ils peuvent croire aujourd’hui que le Ciel était avec eux. Le titre sollicite notre accord pour la forme, car le point d’interrogation, entre gens de la même pensée moderniste, est de trop: «Barack Obama's Churchill moment – Leaders and war. This, really, is what history finally comes down to, is it not?»
L’article, dans le Guardian du 2 décembre 2009, est de Michael Tomasky, citoyen américain, ou devrait-on dire “américaniste”… Directeur du Guardian-USA, commentateur, catégorie liberal hawk (“faucon libéral” ou, pour notre parti salonard des salons parisiens, “libéral interventionniste”, ou mieux encore “libéral belliciste”); il s’agit de cette forme de pensée qui va d’un Glucksmann et d’un Timothy Garton-Ash à un Vaclav Havel (l’ex-dissident devenu président et inventeur du concept des “bombardements humanitaires”, circa-Kosovo 1999). On retrouve, depuis la fin de la Guerre froide, cette horde arrangée en cohorte derrière les escadres de l’U.S. Air Force et l’humanisme gestionnaire et bureaucratique du Pentagone.
Ainsi Tomasky couvre-t-il implicitement d’éloges émus le président Barack Obama, chéri des libéraux dans l’âme à plus d’un titre, qui se découvre enfin en “président de guerre”. Alléluia dans les salons chics. Soudain, il atteint la dimension de l’Histoire elle-même… Soudain, la guerre, la décision de faire cette guerre, fût-elle la plus sotte, la plus surréaliste, la plus vaine, la plus cruellement inutile, soudain la fascination pour la guerre éclate.
«Leaders and war. This, really, is what history finally comes down to, is it not? Winston Churchill's statue was not put up in front of the Houses of Parliament to commemorate his tenure as chancellor of the exchequer, or his rather forgettable second go at No 10.
»In the United States, the reputations of presidents who serve during wartime hang largely on how successfully they waged it. For better or worse, it's the first thing we look at.
»In his speech to the American people, Barack Obama made his bid to become a president who will be remembered for the way he handled a war that was not originally his. The troop increase of 30,000, which will take the total number of US soldiers over 100,000 for the first time, is surely the most fateful decision of his presidency thus far, and its success or failure will go a long way toward determining his place in history.»
Suit l’habituel balancement dans la plaidoirie auquel nous sommes soumis et accoutumés depuis plus d’une décennie, pour ces guerres dont on ne sait pas très bien à quoi elles servent, qui sont totalement impopulaires, qui n’exercent aucune des contraintes morales et des exigences de caractères qui sont le seul aspect héroïque et peut-être enrichissant de la guerre lorsqu’elle menace la survie et l’indépendance d’un peuple, pour les peuples qui la font. Tout le monde connaît le cas afghan après le cas irakien, après le cas du Kosovo, ces conflits qui renvoient à un ersatz de guerre plus qu’à un modèle de guerre, qui se caractérisent par des massacres en toute impunité et par une illégitimité foncière maquillée par le suprématisme moral de l’Ouest ou l’arrogance comme argument moral impératif, qui n’engagent aucun des cas fondamentaux des nations, qui s’appuient sur la communication et ses constructions virtualistes, qui sont en fait des transcriptions extérieures des pathologies internes d’une civilisation mélangeant l’excès d’une puissance inouïe et l’absence entropique de sens.
Tout cela bien compris ou habilement dissimulé, reste l’ivresse des mots pour traduire l’ivresse de la fascination pour le seul mot de “guerre”, dans la péroraison.
«It's not exactly “blood, toil, tears and sweat” against a “monstrous tyranny never surpassed in the dark and lamentable catalogue of human crime”. But the words matter less now than the actions. America, the president said, is “passing through a time of great trial”. And so is he.»
Ah certes, les mots, les mots… Ce ne sont pas les mots qui comptent mais l’action («But the words matter less now than the actions»), nous dit Tomasky. Cette dialectique-là, c’est bien connu, clôt la discussion d’un coup de menton martial, avant de quitter le salon luxueux du coin – dialectique absolument churchillienne, d’un Churchill dont la pensée a toujours été inspirée par une véritable passion guerrière digne des hystéries les plus courantes à ce propos (lisez donc le livre de John Charmley sur La Passion de Churchill).
Nous avons une vue bien différente. Ce que nous dit Tomasky (“ce ne sont pas les mots qui comptent mais l’action”), traduisons-le à notre manière: “ce ne sont pas les idées qui comptent mais la ferraille hurlante et déstructurante” – la matière même qui assure aujourd’hui un empire total sur les esprits des élites chargées, dans les colonnes bienpensantes, de nous débiter les idées comme-il-faut, comme les abattoirs de Chicago du temps d’Upton Sinclair nous débitaient de la chair à saucisse en conserves.
Le texte de Tomasky est un signe de plus de la crise de l’esprit dans la modernité, comme les agitations de toute cette catégorie de libéraux depuis la fin de la Guerre froide – néo-conservateurs compris, qui n’ont rien de “conservateurs” comme chaque sait, puisque originaires de l’extrême-gauche adaptés aux conditions de la modernité “relookée” en postmodernisée. C’est de cette “crise de l’esprit”, Valéry recommencé jusqu’au sprint final, que nous voudrions dire quelques mots.
Cette révérence de l’esprit libéral pour la guerre, qui est la révérence pour la puissance, pour la capacité déstructurante de l’armement, pour la violence, n’est pas une spécialité de notre temps mais effectivement la marque de la crise ultime de l’esprit dans notre temps. Qu’elle se marque chez les “libéraux” particulièrement ne peut étonner puisque ce courant de pensée est la branche d’adaptation standard de la posture politique depuis les débuts de la modernité (fin du XVIIIème siècle-début du XIXème siècle) à cette modernité issue aussi bien des deux Révolutions (américaine et française) que du tournant fondamental de l’“économie de force”(choix de la thermodynamique, ou choix du feu comme moyen de produire de l’énergie).
Contrairement aux thèses développées depuis ces époques à peine reculées, la proximité de l’esprit libéral et de la guerre, et plus particulièrement de l’armement avec tous ce qu’il représente de matière et des effets de la matière, est constant. Il s’exprime par l’observation que la guerre, précisément la “guerre révolutionnaire” comprise comme le modèle de la guerre déstructurante puis la guerre moderne avec la disposition d’armements d’une très grande puissance déstructurante, est le phénomène principal caractérisant la modernité, en première analyse comme moyen trouvé par la modernité pour imposer ses idées par la force.
En seconde analyse, notre appréciation de cette tranche historique, que nous nommons “deuxième civilisation occidentale” à cause de la rupture que ce passage à la modernité représente par rapport à tout ce qui a précédé, est bien qu’un phénomène extraordinaire s’est imposé avec la prise en main de la conduite de la civilisation par la matière domestiquée – ou bien, plutôt, apparemment domestiqué mais en vérité “déchaînée” comme on dit libérée, en productrice de force, jusqu’à sa forme moderne de la technologie et du technologisme. Dans ce schéma, les idées, et l’esprit avec elles, n’apparaissent qu’en seconde place, comme soumis à la matière, dépendants d’elle, développés pour justifier la dictature de la matière sur l’esprit en habillant cette dictature de principes humanistes dont l’effet est aujourd’hui justement apprécié – ces principes humanistes justifiant, non, imposant la guerre – dito, les “bombardements humanitaires” du néo-camarade Havel, l’un des inspirateurs du Parti.
Ainsi les penseurs libéraux sont-ils aujourd’hui, à visages découverts, les véritables bellicistes dont la pensée est soumise à la matière lorsque cette matière est transformée en puissance par le technologisme, et transformée en fin de cycle en activités guerrières. La pensée libérale est aujourd’hui complètement acquise au Pentagone et à ce que représente ce monstre systémique en fait de force guerrière déstructurante, exactement selon la situation de la matière toute-puissante qui se déchaîne pour elle-même, sans aucun sens nécessaire pour justifier son action. Les compliment de Tomasky à Barack Obama, parce que le président a paraît-il installé “sa” guerre, constitue une marque de reconnaissance : “Bienvenu à bord, monsieur le Président, vous êtes des nôtres”.
Ci-dessous, nous donnons un extrait de notre rubrique de defensa de dde.crisis du 25 octobre 2009 sur cette question. Cela préfigure le développement de la thèse dans
«La victoire en brisant
»On a déjà lu, sur la question de l’évolution de la guerre durant la Révolution française, deux articles qui se référaient notamment à l’œuvre de Guglielmo Ferrero (“Aventures”) sur la campagne d’Italie de Bonaparte [Voir sur ce site au 19 décembre 2007.] L’interprétation que nous en tirions était d’abord que la guerre elle-même, telle qu’elle fut menée à partir de cette époque, avec son caractère radical (levée en masse, adoption de tactiques de destruction, abandon des “règles de bienséance” des guerres au XVIIIème siècle, intervention systématique contre les structures d’administration civile, etc.), avait manifestement un caractère bien mieux défini par le qualificatif “déstructurant” que par le qualificatif “révolutionnaire”.
»A partir de ces batailles, le pays ou la région envahis se trouvaient effectivement déstructurés, dans un état d’affaiblissement et de chaos qui permettait à toutes les idées de s’installer. Ainsi, le triomphe des “idées révolutionnaires” ne devait-il rien aux idées, mais tout au caractère de choc déstructurant de la guerre; ainsi pouvait-on constater que ce choc déstructurant de la guerre, quelles que fussent les parties de la géographie sociale et administrative où il s’exerçait, frappait d’abord d’une façon fulgurante les psychologies – autant les psychologies individuelles que la psychologie collective, et les premières s’inscrivant sans restriction dans la seconde –, permettant encore plus la pénétration des idées dans une psychologie collective littéralement vidée. (La même idée est reprise par Naomi Klein aujourd’hui, pour caractériser la “stratégie du choc”, selon le titre de son ouvrage, qui caractérise le capitalisme du même nom – le capitalisme de choc ultra-libéral.)
»Ce point de départ, qui s’ajuste dans notre rangement à ce que nous nommons la “deuxième civilisation occidentale”, fut complété, non pas par des idées nouvelles et/ou plus puissantes, mais par des armements de plus en plus puissants, de plus en plus destructeurs; surtout, nous dirions, des armements de plus en plus brisants, c’est-à-dire, selon la définition même, des armements qui ont “une forte puissance de fragmentation”. On retrouve alors le sens fondamental de la déstructuration, la fragmentation étant littéralement une “déstructuration physique”. Ainsi, l’armement s’alignait-il sur le caractère de la guerre déstructurante, évidemment en le renforçant. Ainsi avons-nous déjà évoqué, dans le cas de la bataille de Verdun [voir sur ce site, au 11 juillet 2009], le caractère physiquement déstructurant de l’attaque par une préparation d’artillerie sans précédent. A ce point, effectivement – et la Grande Guerre est un paroxysme à cet égard – l’effet déstructurant général de la guerre rejoint et se marie intimement avec l’effet déstructurant de l’armement.
»La révolution de l’armement. C’est bien la cause principale de notre attention et de notre intérêt fondamental pour la bataille de Verdun; parce que sa topographie enfermée, qui en fait une sorte de laboratoire, ses périodes de paroxysme inouï de rupture, son absence d’idée stratégique alors que son issue a un sens stratégique, en font quelque chose à part dans la Grande Guerre et dans l’histoire de la guerre de cette “deuxième civilisation occidentale”. La bataille de Verdun, avec ses chocs de rupture, n’est pas une rupture en soi. Elle est une somme d’événements qui ont précédé, qui se concentrent en elle, qui en font un paroxysme. Et, répétons-le, la bataille de Verdun est d’autant plus intéressante qu’elle est, au départ, sans idée précise – cas historiquement reconnu; pas d’idée révolutionnaire, bien sûr, mais même pas d’idée stratégique, les causes de l’offensive allemande étant extrêmement vagues et encore aujourd’hui l’objet de débats – preuve, à tout le moins, qu’il n’existe pas d’idée maîtresse. Pourtant cette bataille est essentielle pour ce qui n’est pas arrivée: si les Allemands l’avaient emporté dans leur première offensive, l’ordre de bataille existant sur tout le front Ouest aurait offert à l’Allemagne une capacité d’enveloppement stratégique décisive, qui aurait pu prendre Paris et les armées alliées à revers.
»Le point essentiel que nous voudrions mettre en évidence dans ce cas est que, telle qu’elle s’est déroulée, la bataille de Verdun a vu l’amalgame complet de la guerre déstructurante et de l’armement déstructurant. Verdun fut une offensive de la guerre déstructurante à cause du caractère brisant extrême des armements. Ce sont les armements – la puissance inouïe, surtout initiale, de l’artillerie – qui tendirent à bouleverser, à déstructurer complètement le “pays” (le périmètre de la bataille, si bien clos et délimité), sa géographie, son être même, et les psychologies de ceux qui le défendaient à mesure. En ce sens, l’Allemagne prenait la relève des armées révolutionnaires de Bonaparte, ce qui est absolument concevable lorsqu’on adopte une vision un peu plus éclairée que les étiquettes banales de nos idéologies courantes, et que l’on comprend, comme le fait Modris Eksteins dans “Le sacre du printemps”, le caractère intrinsèquement moderniste sinon postmoderniste, déstructurant, donc révolutionnaire de l’Empire de Guillaume II.
»Il se trouve que les Français résistèrent puis l’emportèrent finalement dans cette bataille qui, paraît-il, pour les midinettes de l’intellectualisme postmoderne qui frissonnent pour Verdun mais ont à peine une pensée pour Hiroshima, n’a aucun sens sinon celui d’une boucherie épouvantable. Les soldats français affirmèrent ainsi la position étrange de la France, qui a accouché du monstre qu’est la Révolution, événement de rupture déstructurante d’une civilisation, et qui a pourtant conduit ensuite un combat de résistance, structuration contre déstructuration, contre les rejetons déstructurants de la grande Révolution. Ainsi en fut-il de Verdun...
»La principale leçon qu’on doit retenir est effectivement celle du rôle de l’armement. L’armement a pris la place centrale. Il a montré qu’à lui seul, il vaut bien plus que l’idée. L’armement apparaît comme l’outil de la déstructuration postmoderniste.»
A partir de ces observations, il devient évident que la postmodernité est dominée par la matière, le technologisme, l’armement et, au bout du compte, la guerre; que toutes les idées de la postmodernité sont faites pour justifier, “habiller” cette situation des couleurs morales convenables; que l’esprit libéral est nécessairement conduit à adopter ce parti de la guerre, comme il le fait depuis 1989-91 à visage découvert, parce qu’il a reconnu enfin d’une façon irréfutable et avec reconnaissance son maître et son inspirateur, la matière déchaînée, déstructurante, transformée en technologisme et en armement. Par conséquent le terme de “liberal hawks”, ou “libéral belliciste” qui serait encore plus approprié, est une expression qui représente le pléonasme porté jusqu’à son extrême vicieux, trompeur, le pléonasme devenu sophisme complet, et achevant la transmutation du langage. Stendhal, qui se croyait libéral, comprit cette réalité-là lorsqu’il observa que le “libéral”, héritier des Lumières avec la Révolution au passage, n’était pas autre chose qu’un faux-nez pour définir cette capitulation de l’esprit sous l’empire de la matière; cela en découvrant la nouvelle définition offerte par H. Gouhier en 1824, alors que s’annonçaient les premiers progrès de l’âge de l’“économie de force” de notre “âge du feu”: «Les Lumières, c’est désormais l’industrie.» Tout s’est enchaîné depuis et notre époque complète le tableau.
Bienvenus à bord, les guerriers de notre Apocalypse.
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