Le Japon, la raison et le Système

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La catastrophe du Japon, – tremblement de terre colossal et tsunami, – est un événement qu’on qualifie de naturel, comme si on pouvait aujourd’hui différencier les événements naturels des événements humains, politiques, sociaux, intellectuels, etc. (C’est-à-dire, plus précisément, comme si l’on pouvait avancer que les événements naturels n’ont aucune connexion avec des activités humaines et n’en subisse aucune interférence.) On voit bien que cette observation née de la raison humaine et moderniste est délicate ; si certains la font implicitement mais avec force, c’est parce qu’ils craignent que le contraire soit affirmé, de diverses façons, par une myriades de commentateurs non agréés par le Système, que les gens eux-mêmes, le vulgum pecus, soient tentés irrationnellement de faire de même (selon les conceptions que la modernité et la raison humaine se font de l’irrationnel perçu comme une déraison).

The Independent est un quotidien britannique objectivement de grande qualité, “libéral” avec une sensibilité progressiste, ouvert aux grandes causes humanitaires et attentif à la crise de l’environnement, mais aussi avec une philosophie renvoyant sans aucun doute à la raison humaine maîtresse d’elle-même et de son époque dans le cadre de la modernité, dans cette époque où la raison humaine entend justifier sa nécessité et sa vertu sans trop s’attarder aux liens catastrophiques qu’elle a noués avec le Système, au service du Système. Pour toutes ces raisons (!), on jugera son éditorial sur la catastrophe japonaise, ce 12 mars 2011, extrêmement caractéristique.

Première réflexion après une brève introduction décrivant la catastrophe : «It is a human impulse in such circumstances to search for an explanation – something that can give a natural disaster some human meaning. But it is a futile search. There is no morality in plate tectonics. Some parts of the world are simply more prone to natural disasters than others.»

Suit une description de la façon dont a évolué, d’un point de vue technique précisément, la situation de défense contre les calamités naturelles. Une remarque échappée d’un stylo peut-être inattentif, ou peut-être trop attentif, a des résonnances politiques s’accordant à notre crise générale ; écrire que «…recent years have confirmed that high-income nations generally cope better with natural disasters than poor ones» pourrait conduire à une réflexion politique parallèle ou tangentielle sur les conditions, entre “pauvres” et “riches”, que le Système impose, et qui est sanctionné, et qui est récompensé. (Tandis qu'a contrario, certains pourraient y voir un argument douteux et suspect en faveur du Système et de la vertu des richesses qu'il dispense à certains et pas à d'autres.) Quoi qu’il en soit, le propos est clair, et synthétisé par la conclusion, – qui nous signifie, autant qu’il signifie à l’auteur lui-même : restons-en à l’intendance limitée à ses circonstances bien réduites à certains aspects de l’événement, et l’on verra que tout ne va pas si mal…

«In 1995, a quake of 6.8 magnitude struck in the city of Kobe and killed 6,500. The cost of the damage was equivalent to 2.5 per cent of Japan's GDP at the time. The official response was erratic. The circumstances now are different. The epicentre of the Kobe quake was in an urban area; this time it was out at sea. Nevertheless, the official response appears to have been dramatically better. Four nuclear power stations were automatically shut down when the earthquake occurred. And the damage is less severe than in 1995 since the government increased its spending on earthquake-resistant building structures. Preparation and planning have saved thousands of lives. In our search for meaning, that is probably the only lesson that can be drawn. All mankind can do, when it comes to natural disasters, is prepare itself to cope better when the nightmare becomes reality.»

De même pouvait-on entendre cette sorte de propos dans les chefs de la myriades de “consultants” aussitôt convoqués par les chaînes TV d’actualité. Il s’agissait de scientifiques vous expliquant comment la catastrophe était survenue, d’une part, et comment, d’autre part, le Japon s’y était bien préparé (sur ce dernier point, on nous permettra d’attendre et de voir, sur un terme un peu plus long, avant de conclure). Il s’agissait du “comment”, répété à l’envi : comment un tremblement de terre a lieu, comment les plaques tectoniques font ce qu’elles font, comment se forme un tsunami, comment on peut prévoir et ne pas prévoir, comment on peut se préparer à affronter ces catastrophes, comment le Japon riche et moderniste s’y est bien préparé. On ne pouvait pas ne pas conclure : la nature a une très grande puissance mais nous connaissons de mieux en mieux les mécanismes de cette puissance ; le Progrès fait son œuvre (continue à faire son œuvre) et nous sommes de mieux en mieux préparés à affronter le déchaînement de cette puissance. On ne pouvait pas ne pas émerger de ce tsunami d’explications doctes, terribles mais néanmoins rassurantes, avec cette idée : après tout, tout va presque bien dans le monde en train de devenir le meilleur des mondes possibles, – car le Progrès existe toujours, et le Système avec lui. Bref, comme dirait Bouvard à Pécuchet, ou l’inverse, “le Progrès progresse”.

Loin de nous l’idée d’y voir un plan préconçu et machiavélique, un “complot” comme on dit, pour faire triompher l’optimisme malgré l’ampleur de la catastrophe et la crainte irraisonnée qu’elle provoque, dans un cadre international et globalisé de chaos politique et environnemental. D’autres s’en chargeront puisque, après un court délai permettant d’affuter les plumes, on peut être sûr que l’Internet sera envahi de thèses et d’explications qui, elles, suggéreront machiavélisme et “complotisme”, comme cela a été fait dans le cadre d'autres tremblements de terre. On ne fait que constater ce que nous jugerions, non comme la réactions d’individus divers, mais la réaction d’individus placés au sein du Système dont ils sont irrésistiblement, sinon naturellement, sinon inconsciemment, poussés à assurer la promotion, et s’appuyant sur la raison humaine d’où découle la connaissance scientifique et les considérations morales spécifiques à notre époque et à son Système, et qui valent par conséquent ce que valent notre époque et son Système. Ce qui est remarquable, par contre, c’est qu’on reconnaît aussitôt cette intention et cette démarche, et que les “consultants”, ces scientifiques au cœur naturellement pur et au désintéressement bien connu, nous paraissent autant être venus sur le plateau TV pour nous informer à propos de choses archi-connues, que pour nous rassurer sur la valeur en constante augmentation du Système face aux excès déraisonnables de la nature du monde. La chose a son intérêt à l’heure où les bruits courts de la multiplication des “excès déraisonnables de la nature du monde” dont la cause serait due à des interventions déstructurantes et catastrophiques du Système sur les grandes lois de la nature du monde. A leur audition, comme à la lecture de l’édito de The Independent, on sortirait en se disant “mais, après tout, cela ne marche pas si mal”, – ce qui est une conclusion éminemment politique concernant un Système dont on connaît la crise terminale où il se trouve et la mise en cause dont il est objet.

On dira : “mais pourquoi tant d’observations complexes, voire soupçonneuses, pour une réaction de communication somme toute naturelle ?” Mais poser la question, c’est y répondre. A ce “pourquoi?” (enfin un “pourquoi? ”, au milieu de tant de “comment ?”), on répondra par l’évidence ; c’est parce que tout ce qui se passe aujourd’hui, – tout, jusqu’aux “excès déraisonnables de la nature du monde”, parce que le Système est devenu notre univers, et tout ce qui se passe dans l’univers le concerne et dépend in fine de son activité, – tout renvoie au Système et à sa crise, et toute démarche, même celle qui paraît la plus naturelle, ne peut échapper à la confrontation à cette référence, et doit être confrontée à cette référence. Peu nous importe que les “consultants” scientifiques n’aient pas une seconde ni cette intention, ni, encore moins, la conscience de cette intention ; il reste que, s’ils ne sont pas coupables, ils en sont comptables, sans qu’on leur demande leur avis et qu’ils en soient nécessairement conscients, et que cette perception d’une démarche liée à la nécessité de la promotion les dépasse évidemment et ne leur demande ni leur avis ni leurs intentions. Il y a longtemps, depuis que la crise de l’environnement est un fait majeur de notre temps de crise terminale, qu’aucun événement, y compris le plus naturel, ne peut ni ne doit échapper à cette sorte de jugement. Si la raison humaine, largement compromise avec le Système, lutte contre cela, la psychologie humaine, elle, a tranché depuis longtemps… Si ce n’est la rançon du succès (du Système) puisque ce succès est largement mis en cause, c’est dans tous les cas la rançon de la puissance (du Système). Qui a cette puissance qui tend à prétendre à la maîtrise de l’univers ne peut échapper à l’idée formidable de la responsabilité de tout ce qui survient dans l’univers, – et ainsi, à un moment ou l’autre, la rigueur usée de la raison humaine compromise avec le Système ne peut échapper aux soupçons de la critique, même irrationnelle, de la validité et de la vertu que cette même raison humaine continue à affirmer.


Mis en ligne le 12 mars 2011 à 06H08