Le “jeu russe” et l’accord de Téhéran

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Dans la saga de la semaine précédente où l’on a vu la signature de l’accord Iran-Brésil-Turquie, puis l’annonce de l’accord des 5+1 arrangé par les USA pour des sanctions contre l’Iran, – ces deux mesures vues comme antagonistes et la seconde comme la riposte des USA à la première, – la position de la Russie pose un problème particulier. Pourquoi les Russes suivent-ils les Américains et acceptent-ils ainsi, de facto, la mise à l’index par l’“ordre ancien” qu’ils condamnent en général d’une initiative qui a toutes les caractéristiques pour favoriser un “nouvel ordre” dans les relations internationales ?

• D’une part, il y a la réponse mercantile pure, avec l’article de Peter Baker et David E. Sanger, du New York Times, le 22 mai 2010, qui nous détaillent les concessions que les USA ont faites à la Russie pour obtenir son appui à la résolution en faveur de nouvelles sanctions. L’introduction de l’article, le seul premier paragraphe, résume l’essentiel du propos, le reste étant le détail des habituelles modalités d’“achat” de la position russe.

«As it sought support for international sanctions on Iran, the Obama administration gave Moscow two concessions: lifting American sanctions against the Russian military complex and agreeing not to ban the sale of Russian anti-aircraft batteries to Tehran.»

• Les critiques sont nombreuses aux USA, concernant ces concessions faites aux Russes. Elles viennent de la droite républicaine et, du point de vue de la logique américaniste, sont loin d’être injustifiées.

«John R. Bolton, who was acting ambassador to the United Nations under Mr. Bush, said Russia’s foreign minister, Sergey V. Lavrov, got the upper hand on the Obama team. “He sensed desperation in the Obama administration on this Iran resolution, and probably extracted all that the traffic would bear,” he said. “The only remaining question is what else he got that we don’t yet know about.”

»Representative Adam B. Schiff, Democrat of California and co-chairman of the Nuclear Security Caucus, said that the overall trend in Russian-American relations was good but that he was not sure Moscow agreed to enough teeth in the United Nations resolution to justify the concessions.

»“It’s clear Russia is extracting a huge price for its cooperation at the U.N. Security Council on the Iran sanctions,” he said in an interview. On the S-300s, he said, “It’s hard to understand why they would insist on that if they weren’t intending to deliver.”»

• D’autre part, nous citerons un de nos commentateurs favoris, le 22 mai 2010 sur Atimes.com. M K Bhadrakumar prend comme thème une incitation faite à son pays, l’Inde, de profiter de l’accord de Téhéran pour, en le soutenant, prendre l’orientation de politique extérieure qui briserait avec le catastrophique alignement de l’Inde sur les USA durant les années 2005-2009, – alignement qui est, aujourd’hui, largement mis en question. L’intérêt, pour notre propos, se trouve dans le passage où M K Bhadrakumar donne quelques indications sur ce qu’il juge être la politique russe (et la politique chinoise) en l’occurrence. C’est ce passage que nous retenons.

«The Barack Obama administration has hastily debunked the Iran-Turkey-Brazil deal, which was announced in Tehran on Monday, and announced its intention to press ahead with a United Nations Security Council sanctions resolution, claiming that a “strong draft” has been reached by the so-called “Iran Six” (the five permanent council members plus Germany). The grandstanding highlights that Washington's policy is at a crossroads as the cohesiveness of the “Iran Six” comes under renewed stress.

»The statements and innuendos – and, more importantly, the unspoken words – from Moscow and Beijing suggest the two capitals are quietly chuckling with pleasure over America's discomfort over Iran outsmarting the Obama administration's own best instrument of diplomacy in present-day world politics – “smart power”.

»Russian commentators even portray that Moscow had a hand in bringing Iran, Turkey and Brazil together in an act of strategic defiance to the United States – which is a considerable exaggeration of the emerging templates of the Iran nuclear issue. China, on the other hand, has coyly welcomed the announcement in Tehran without rubbing salt into America's injured pride.

»Evidently Russia and China, both members of the “Iran Six”, have left the door ajar for much horse-trading with the Obama administration that is sure to follow in the coming weeks.»

Notre commentaire

@PAYANT D’un strict point de vue réaliste, nous dirons que le “jeu russe” est du type très avantageux, – type “win-win”, comme on dit. Ou bien les sanctions font droitement leur chemin et sont votées au Conseil de sécurité, et la Russie est à bord, avec de substantiels avantages. Ou bien, l’accord de Téhéran provoque suffisamment de remous pour interférer suffisamment sur la marche des sanctions, pour imposer des délais, des modifications, jusqu’à vider l’initiative de son reste de substance et acter ce qui sera perçu comme une défaite des 5+1. Dans ce cas, la Russie jouera à fond sa “différence” et pourrait en revenir clairement à une critique de cette politique des sanctions, dans tous les cas dans les circonstances nouvelles créées par l’accord de Téhéran. M K Bhadrakumar laisse entendre que cette deuxième issue est déjà en développement.

“D’un strict point de vue réaliste” (suite), on comprend la politique des Russes dans cette affaire. Les avantages incontestables qu’ils reçoivent de Washington confortent leurs intérêts nationaux, avec, en plus et comme cerise sur le gâteau, l’incroyable exemption de l’embargo sur les armes qui est faite de la catégorie de missiles dont fait partie le S-300, – système dont il est question depuis quelques années que la Russie en vende cinq batteries à l’Iran. Le député US Adam B. Schiff a évidemment raison : si le S-300 (avec sa catégorie de missiles sol-air “de défense”) est exempté d’embargo expressément à la demande des Russes, on doit évidemment supposer que la Russie entend mener à son terme la vente de ces batteries à l’Iran, car c’est presque une approbation tacite des 5+1 à cette vente que représente cette précision dans la résolution. L’on sait combien les S-300 terrorisent les Israéliens, tant leurs spécialistes voient ces missiles comme d’une efficacité redoutable et presque imparable contre leurs propres avions.

Tout cela ne règle pas la question centrale qui, elle, dépasse le “strict point de vue réaliste” des intérêts nationaux et mercantiles précis de la Russie. Et là, certains jugeront que la politique russe, quoique fortement incertaine comme l’affirme M K Bhadrakumar, n’a pas dans ce cas l’ampleur de vue et l’intelligence générale qu’on lui a si souvent reconnues ces dernières années. Certes, il y a la suggestion de M K Bhadrakumar que la Russie a joué double jeu et a, en sous main, soutenu sinon facilité les négociations de Téhéran pour l’accord Iran-Brésil-Turquie. (Mais on soupçonne Obama d’avoir fait de même…) C’est très possible, voire probable, mais cela n’empêche qu’il faut à un moment exposer publiquement ses positions fondamentales si l’on veut couronner et justifier sa diplomatie secrète par l’affirmation des principes qui la sous-tendent. Dans le cas actuel, autour de la crise iranienne qui est l’archétype de la politique américaniste de déstabilisation que la Russie dénonce depuis des années, cette remarque devient plus pressante.

D’autre part, on peut voir dans l’attitude russe le résultat du tournant que nous avons déjà signalé, qui est celui d’un resserrement de cette politique russe autour d'une stricte appréciation de l’intérêt national. Dans le cas de l’Iran, les Russes ont considéré les intérêts qu’ils avaient à suivre, sans trop s’engager tout de même, la voie de la résolution concoctée par les USA, et cela renforcé par le jugement qui existe chez eux d’être avec l’Iran devant un pays aux réactions souvent imprévisibles sur lequel ils ont moins d’influence qu’on ne croit. (Sur ce dernier point, voir notamment notre Bloc Notes du 22 avril 2010.) D’une certaine façon, après une période (après la crise géorgienne et avec l’arrivée d’Obama) où ils ont cru qu’un travail commun de réforme des relations extérieures pouvait être accompli, les Russes ont aujourd’hui tendance à se replier sur le pré carré de leurs intérêts considérés du point de vue le plus strict, sans trop s’attarder à des entreprises multinationales.

Mais cette orientation n’est évidemment pas assurée, car il pourrait vite apparaître évident qu’elle peut s’avérer contre-productive, indirectement, pour leurs intérêts justement, même strictement considérés. Leur attitude dans l’affaire iranienne, quelles qu’aient été leurs pensées et leurs actions secrètes, contredit dans l’esprit la politique régionale d’expansion des liens divers qu’ils mènent actuellement (au Nord avec la Pologne, au sud avec la Turquie) et, d’une certaine façon, en freine la dynamique. Les Russes vont devoir peser les avantages, justement pour leur intérêt national, en s’engageant parfois un peu trop dans certaines entreprises sclérosées du bloc américaniste-occidentaliste, si cela se fait au détriment de leurs divers liens, dans un cadre régional ou au-delà, avec les pays “émergents” dont l’activisme ne cesse de s’étendre. Au contraire des Chinois, qui peuvent suivre une politique de modération et de retrait attentiste sans pour cela mettre en danger leurs liens essentiels (notamment avec les autres “pays émergents”) à cause de la position excentrée de la Chine, les Russes occupent une position centrale par rapport au centre le plus bouillonnant des crises géopolitiques diverses. Ils ne peuvent faire l’économie d’un certain activisme dans le sens d’une critique de l’ordre existant de la “communauté internationale”. L’affaire de l’accord tripartite de Téhéran a remis sur le tapis cette question fondamentale pour la politique russe de l’engagement dans une politique active de critique de l’ordre en place. (On a noté les critiques du président iranien à l’encontre de la Russie, le 23 mai, pour son attitude à l’égard des sanctions.)

De ce point de vue, il faut garder à l’esprit l’hypothèse de M K Bhadrakumar selon laquelle la Russie pourrait évoluer sur le dossier iranien, plus encore si des débats serrés et des affrontements ont lieu au Conseil de Sécurité à propos de la résolution sur les sanctions. C’est alors que l’affaire des missiles S-300, armes défensives par excellence qu’on doit considérer dans le cadre des menaces d’attaque contre l’Iran, pourrait jouer un rôle intéressant. Mais, dans ce cas, et malgré qu’elle soit encore “gagnante”, la Russie verrait clairement sa position (son évolution) dénoncée sur ce point par le bloc américaniste-occidentaliste. C’est un prix à payer qui n’est certes pas trop élevé au regard des avantages généraux que recueilleraient les Russes à rappeler leur position de pays “à la fois en dedans et en dehors” par rapport au système.


Mis en ligne le 25 mai 2010 à 06H36