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1281Il y a peu encore, la Russie, fidèle à ses engagements datant de la guerre froide transformée en “détente” et de l’URSS, ne se serait pas publiquement engagée dans l’affaire PRISM/Snowden comme elle le fait. Il y avait, toujours du temps de la Guerre froide, lorsque les deux superpuissances voulurent établir des liens codifiés (la “détente”), une sorte de gentlemen’s agreement selon lequel on se gardait d’exploiter de façon trop publique et trop sonore les déboires intérieurs de forme médiatique et de la communication du “partenaire”. Cela entrait également dans la production de la politique principielle classique, qui entend observer une distance et une attitude de non-ingérence par rapport à la barrière du principe de souveraineté qui dit qu’on ne s’ingère pas (pas trop) dans les affaires intérieures des pays souverains. Ce temps-là est fini. Dans l’affaire PRISM/NSA/Snowden, la Russie a montré qu’elle pratiquait désormais elle aussi, avec vivacité et maestria, et également une bonne dose de prudence, la technique stratégique de l’“agression douce” mise en place et en pratique par le bloc BAO.
C’est là encore un aspect de l’intérêt et des conséquences positives de l’“humanisation” de l’affaire, – affaire PRISM devenant affaire PRISM/Snowden, avec l’affirmation publique du whistleblower Edward Snowden. Dès lors que Snowden se trouve à Hong Kong, cherchant un asile politique dans un pays ou l’autre, l’affaire s’internationalise effectivement. Or, le premier pays à présenter spontanément une offre d’appréciation de l’asile politique est justement la Russie. Comme on le voit par ailleurs, l’offre a été directement confirmée, sous une forme volontairement neutre, par le bureau du bureau de presse du président Poutine ; cela a aussitôt représenté, sans aucun doute et quelle que soit la décision de Snowden, un acte politique puissant de la part de la Russie. La chose a été presqu’aussitôt renforcée par une interview de Poutine, en visite dans les studios de Russia Today et convié à une table-ronde avec des journalistes de la station. L’article qui rend compte de cet entretien, en plus de la vidéo, est présenté sur le sujet de l’affaire PRISM/Snowden, alors que d’autres sujets sont abordés. L’intervention de Poutine reste extrêmement prudente et réservée ; elle ménage le principe de la surveillance et de l’écoute, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme à laquelle la Russie est extrêmement sensible ; mais elle laisse une ouverture évidente, d’ores et déjà exploitée in fine dans l’intervention de Poutine, pour une appréciation critique de la conduite des USA, dans le champ de l’illégalité du processus... (Dans Russia Today, le 11 juin 2013.)
«Data surveillance is an acceptable measure if done within the law, Russia’s President Vladimir Putin told RT while visiting the channel in the capital. Speaking to RT the Russian president stressed that Snowden revealed “nothing we didn’t know before”, adding that surveillance “is becoming a global phenomenon in the context of combatting international terrorism”, and that “such methods are generally practicable”. But Putin pointed out that “the question is how well those security agencies are controlled by the public.”
»“I can tell you that, at least in Russia, you cannot just go and tap into someone’s phone conversation without a warrant issued by court,” Putin said answering the question of RT’s Editor-in-Chief Margarita Simonyan. “That’s more or less the way a civilized society should go about fighting terrorism with modern-day technology. As long as it is exercised within the boundaries of the law that regulates intelligence activities, it’s alright. But if it’s unlawful, then it’s bad.” Commenting on Obama’s statement that “You can’t have 100 per cent security and 100 per cent privacy,” Putin disagreed, saying it is possible if done within the law.»
Cette intervention, à RT, est certainement beaucoup plus impressionnante et significative que l’offre d’asile politique. Elle engage Poutine personnellement, et bien entendu délibérément comme on s’en doute : le président russe a voulu parler de l’affaire PRISM/Snowden, et il a voulu que l’écho soit important. Sa mise en cause concerne l’illégalité des méthodes et nullement la forme des méthodes, ce qui est une manière d’adresser une critique bien précise de la situation aux USA, qui s’étend au bloc BAO par extension, dans le cadre du Système. (En même temps, Poutine écarte de facto les critiques du bloc BAO contre lui puisqu’il affirme que l’important est de respecter les lois qu’on s’est donné, cela signifiant implicitement que chacun se donne les lois qu’il choisit lui-même.) Il y a plusieurs années que les Russes estiment que le bloc BAO est complètement subverti par le Système, conduit par lui, entraîné par lui dans des politiques et des pratiques nécessairement illégales, et par conséquent déstructurantes et dissolvantes. (Le 4 août 2008, nous citions le cas de Rogozine affirmant que la politique de l’OTAN était guidée par le “technologisme”, et donc répondant à des forces matérielles et mécaniques incontrôlables.)
Quoi qu’il en soit de la forme de cette intervention de Poutine, le fait de l’intervention, s’ajoutant à l’évocation de l’asile politique offert à Snowden, en plus d’une agitation sans dissimuler des milieux politiques à Moscou, montrent que la Russie a résolument choisi la voie de l’interventionnisme dans l’affaire PRISM/Snowden, – “interventionnisme doux”, comme il y a “agression douce”, d’abord et essentiellement au niveau de la communication. A notre sens, on doit placer ce constat dans une double perspective.
• La première perspective est la continuité de l’affirmation de la puissance et de l’influence russes, telles qu’elles s’imposent dans la crise syrienne par exemple. Mais le cas Snowden et l’évocation hypothétique d’un asile politique ont un effet spécifique important, – que cet effet ait été recherché consciemment ou pas importe peu. L’hypothèse signifie aux USA, et à la puissance au service de la politique-Système qu’ils déploient dans le monde sans le moindre souci de la souveraineté, pratiquant les pressions et les interventions sans le moindre frein, que ces activités ont au moins une limite, qui s’appelle la Russie. (On pense évidemment au cas de la possibilité d'une intervention illégale et arbitraire contre Snowden par une équipe d'une CIA ou l'autre.) Face à la Russie, les habituelles méthodes US d’interventionnisme et d’ignorance de la souveraineté, des incursions des forces spéciales aux drones et aux pratiques de kidnapping de la CIA, se trouvent devant un obstacle réputé infranchissable. L’intérêt de l’intervention russe dans ce cas est qu’il utilise effectivement la technique stratégique de l’“agression douce” pour signifier au créateur de cette technique qu’il peut lui-même se trouver dans un cas où l’“agression douce” ne suffirait pas, qu’il se trouverait dans l’obligation d’envisager des méthodes d’agression brutale mais qu’il se trouverait également dans un cas où de telles méthodes brutales constitueraient un risque considérable, sinon une impossibilité. Bref, il s’agit de signifier aux USA-Système qu’il exister un espace où l’impunité de son action interventionniste habituelle trouve ses limites irrémédiables, et que c’est la Russie et sa puissance qui en sont les constituants.
• La seconde perspective rejoint ce qu’on a dit plus haut de la réalisation par la Russie de la subversion de la politique-Système du bloc BAO, par le Système justement. En montrant son intérêt pour le sort d’Edward Snowden, la Russie montre également son intérêt pour un acte qui s’attaque délibérément à la structure de surveillance et de contrôle policier et de renseignement qui a atteint, aux USA, une existence quasiment autonome. Dans ce sens, il y a moins d’agressivité contre les USA en tant que puissance et éventuellement “partenaire”, et notamment moins d’agressivité éventuellement contre l’administration Obama et le président. On rejoint l’inquiétude souvent exprimée par la Russie de voir les politiques du bloc BAO conduites par des impulsions incontrôlables, émanant souvent de forces mécaniques et technologiques, comme le fameux “technologisme” selon Rogozine. De ce point de vue, Snowden est aussi un homme qui a mis à jour d’une façon spectaculaire, et d’une façon extrêmement qualifiée pour être mise en lumière par le système de la communication, l’existence de cette structure autonome de surveillance, la United Stasi of America de Daniel Ellsberg, laquelle devrait être comprise, selon les Russes, aussi bien comme un danger pour la direction politique des USA que pour le reste.
De cette façon, la politique russe dans cette affaire est bien définie et elle apparaît évidemment comme équilibrée, justifiée et en même temps affirmative d’une réelle puissance. La volonté russe est moins celle d’une domination, celle de la mise en échec des USA, celle d’une éventuelle “victoire”, bref celle d’une “agression” (douce ou pas, et bien qu’elle utilise la technique de l’“agression douce”), que celle d’une tentative de production et de protection du schéma de rangement et d’équilibrage des relations internationales. Cela est dans la mesure où elle revient à s’opposer à des tendances déstructurantes et dissolvantes. Bien entendu, et d’ailleurs très logiquement, le Système (les USA dans nombre de centres de pouvoir) ne l’entendra pas de cette oreille et y verra au contraire une volonté de confrontation et de domination, et une provocation enfin. Cela rejoint notre appréciation habituelle : la politique russe est la bonne mais elle ne peut rien de décisif, à elle seule, contre le Système ; mais elle peut et doit exacerber encore la fureur du Système pour le pousser à produire sa dynamique de surpuissance se transformant en autodestruction, et hâter ainsi son sort fatal.
Mis en ligne le 12 juin 2013 à 154H46