Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
12294 octobre 2010 — Depuis vendredi, on sait que les avions du programme JSF sont suspendus de vol. (Nous en parlions le 2 octobre 2010, avec quelques commentaires sans intention de nuire…) Jusqu’ici, il semble qu’il s’agisse d’un problème qui devrait être rapidement résolu, – dans tous les cas selon la version officielle. Pourquoi, n’est-il pas, mettrait-on la version officielle en doute ? Toujours est-il qu’on annonçait pour demain la résolution du problème et la reprise des essais. On verra.
En attendant, force est de constater l’extraordinaire effet de communication de cette nouvelle, pourtant admise en général comme étant assez banale dans le cours d’un programme en développement. Nombre de sites et organes presses des pays concernés (USA, Australie, Canada, etc.) ont repris la nouvelle, d’ailleurs dans les termes anodins qui sont ceux de cette information. Même la presse française s’y est mise (Le Monde le 2 octobre 2010, Le Nouvel Observateur le 2 octobre 2010, L’Expansion le 2 octobre 2010). Inutile de se précipiter sur ces textes, il s’agit de la même dépêche Reuters, avec les mêmes informations anodines. Ce qui nous importe ici est l’“effet de masse” du système de la communication, avec l’impression forte et durable sur la psychologie, l’image sommaire qui reste dans l’esprit (“Le JSF a des ennuis techniques”, “Le JSF interdit de vol…”, “Le JSF, ça continue..” et ainsi de suite). Cette image-là reste et restera même si tout redémarre demain, essentiellement parce qu’ainsi aura été indirectement, ou inconsciemment confirmée la mauvaise réputation du JSF.
@PAYANT On sait que le JSF est d’abord un artefact virtuel du système de la communication. Pendant des années, ce programme a été construit sur une narrative triomphante, irrésistible, quasiment légendaire, appuyée sur des affirmations qui n’étaient même pas des mensonges (un mensonge est une affirmation faussaire par rapport à la réalité, – alors qu’il n’y avait aucune “réalité-JSF”) ; des affirmations qui étaient purement et simplement des fabrications de communication relevant de la fiction pure, des créations d’une situation futuriste mais légendaire sans la moindre connexion avec la réalité des choses. Le JSF était effectivement une sorte d’extrapolation aérospatiale et technologique de l’American Dream. Considérant la chronologie de la chose, il s’agissait donc d’un cas assez remarquable, typiquement enfanté par la postmodernité, où la légende précédait la vérité de l’histoire qu’elle prétendait, comme toute légende, rapporter avec les enluminures qui vont bien. Bien entendu, dans l’esprit de nos phalanges de publicistes high tech et postmodernes, il ne faisait aucun doute que la légende créerait la vérité, – recette désormais classique de ce que nous nommons depuis des lustres “le virtualisme”. Depuis, à cause de diverses circonstances que nous lecteurs connaissent bien, la vérité du programme a commencé à apparaître, et elle ne s'en laisse aucunement conter par la légende qui la précédait.
Il y eut notamment, et d’une façon décisive pour l’apparition au grand jour de la vérité du JSF, une action vigoureuse d’un réseau de critiques indépendants du JSF, sur Internet à partir de la mi-2008. Il est assez étonnant que l’establishment en la matière (essentiellement le JPO [JSF Program Office] du Pentagone, avec bien sûr LM [Lockheed Martin] en soutien rapproché), pourtant réputé pour sa modernité et sa croyance dans la système de la communication (donc dans Internet), n’ait pas réalisé plus rapidement le danger. Péché de vanité et d’arrogance, as usual, et d’un esprit singulièrement et paradoxalement obsolète et encalminé dans un conservatisme ossifié. Ce n’est que récemment, disons à partir du printemps 2010, que des mesures ont été prises (voir les mésaventures de notre ami Bill Sweetman). Elles l’ont été prudemment, parce que la vérité-JSF était déjà très fortement affirmée et qu’une action trop violente se serait retournée contre ses auteurs, dans ce système général où l’habillage moral tient un rôle essentiel et où il est impensable de laisser s’accréditer un mot tel que “censure”. (On cite le cas d’au moins deux généraux de l’USAF et d’un expert de la RAND invités, fermement mais poliment, à mettre une sourdine à leur appréciation critique du JSF.) Ces mesures ont donc été des demi-mesures et n’ont pas complètement tari la source de la critique du JSF, entretenant un malaise nettement public et affirmé. Entretemps effectivement, – et c’est un tribut à l’efficacité de l’action d’Internet, – la réputation du JSF comme “programme pourri”, avec certaines retombées officielles comme l’attitude de plus en plus rétive de certains pays participant à la phase de développement devant la perspective de passer à l’acte de commandes fermes, est devenue un fait évident de la situation de la communication du programme.
Mais plus encore. Les ennuis du JSF, le passage de la légende à la vérité, ont semblé créer, – c’est du moins notre analyse, – une certaine, sinon réelle discorde chez l’ennemi. (Bonne formule, comme l’on sait.) Le Pentagone suit LM et soutient le JSF, mais diversement selon les centres de pouvoir (voir la Navy), et avec une prudence de Sioux qui pourrait faire croire à l’éventualité où l’on dirait que le Pentagone soutient LM/JSF comme la corde soutient le pendu, – au cas où… En effet, l’édifice peut s’écrouler à tout moment et on peut être sûr que, dans une telle hypothèse, LM passera à la casserole. Le signe le plus étonnant de cette prudence/méfiance du Pentagone, c’est le vide extraordinaire de l’information venant du Pentagone à propos du programme, depuis plusieurs mois, avec, en plus, comme on l’a vu par ailleurs, un vice-amiral à la tête du JPO aussi disert qu’un timide congénital tombé en dépression et devenu aphasique profond. Le même article d’Amy Butler qui nous informe à ce propos nous apprend qu’enfin, après de nombreux mois de vide, le poste de porte-parole du JPO vient enfin d’être affecté. (Goûtez le sel de l’habileté de nos bureaucrates : l’heureux élu est Joe DellaVedova, qui assurait auparavant la communication pour la base de Guantanamo, y compris pour la prison modèle que chacun connaît bien.)
Pour l’instant, c’est essentiellement, sinon exclusivement LM qui assure la communication concernant le programme JSF. Cette situation est largement dénoncée par nombre de chroniqueur (Butler : «…the sole official voice speaking for the program is contractor Lockheed Martin. Though the company is dedicated to executing the program, its interests are arguably different than those of the U.S. government and taxpayer»). La critique semble justifiée, dans tous les cas elle l’est d’un point de vue objectif et en considérant l’ensemble du programme. Pour autant, l’effet est contrasté, et peut-être pas si exécrable que cela pour la vérité paradoxale des choses.
LM est conscient de la situation de communication absolument catastrophique du programme, et des graves soupçons, sinon des quasi-certitudes de fraudes et de manipulations massives de la communication et de l'information durant ces dernières années. Ces fraudes et ces manipulations se sont même exercées contre les dirigeants politiques du Pentagone, à partir du couple infernal JPO-LM, et même le secrétaire à la défense Gates en a été la victime. Par conséquent, LM sait parfaitement qu’il se trouve sur le fil du rasoir à cet égard, avec, en plus, le Congrès en embuscade, qui s’apprête à se faire les griffes sur le programme et qui, en attendant, fait son miel de toutes les occurrences où LM (et le Pentagone) pourrait être pris la main dans le sac. Par conséquent, LM, pour l’instant seule source d’information officielle, doit jouer extrêmement serré, en écartant tout risque insupportable de se faire prendre en flagrant délit de dissimulation ou de manipulation. LM est donc passé d’une position confortable où il pouvait activer des manœuvres de manipulation et de désinformation sans être nécessairement tenu comme le coupable automatique puisque sa responsabilité en matière de communication officielle était partagée, sinon très faible, à une position inconfortable où il supporte toute la responsabilité en cette matière.
Le paradoxe de cette situation est qu’effectivement LM s’est montré plus ouvert en matière de communication ces derniers mois, notamment en ne dissimulant rien des problèmes de la version ADAC/V, et d’autres problèmes, y compris la très récente décision (prise de manière autoritaire par le Pentagone) d’interdiction de vol de tous les JSF jusqu’à ce que le problème de logiciel d’une des valves d’alimentation en carburant soit résolu. Pour autant, et parce que ce programme est effectivement dans un état de pourriture si avancée, notamment en matière de communication, LM ne récolte aucun avantage de cette évolution vers une plus grande “ouverture” de communication… Parce que tout le monde comprend d’intuition, sinon d’instinct, que cette évolution a été imposée par les événements, d’une part ; parce que, d’autre part, la confiance du public et des observateurs indépendants dans le corporate power en général, et dans LM pour le cas JSF en particulier, est complètement réduite à néant.
Le résultat général est toujours le même, et à l’effet inverse de la
Notre système général est complètement bâti sur la construction systématique de réalités alternatives complètes, – une ou plusieurs, c’est selon. Cette démarche de type virtualiste se fait grâce à la puissance du système de la communication. Il n’y a là rien que de très normal quand l’on sait, comme nous-mêmes le répétons, qu’on se trouve dans l’ère psychopolitique, où la perception est un des canaux fondamentaux de l’exercice du pouvoir. Le système de la communication est donc l’auxiliaire et le complément, sinon l’acteur à égalité du système du technologisme qui produit la puissance brute, dans ce “système général” qui englobe aujourd’hui notre civilisation et la modèle à son image.
Mais la condition sine qua non de l’excellence d’une ou de plusieurs “réalités virtualistes” est qu’elles ne soient à aucun moment confrontées à une concurrence sérieuse de ce qu’on pourrait juger être la réalité objective. Tout comme les différents appendices du système général, y compris l’économie dite “de marché” et manipulée à souhait, le virtualisme est par essence une dynamique monopolistique. Sa réussite dépend de l’absence de concurrence sérieuse. Si, au contraire, cette concurrence se manifeste et produit elle-même des effets intéressants, le système de la communication passe, avec armes et bagages et selon les circonstances, à l’ennemi. Il devient “fratricide”, non en trahissant le système général, mais en générant automatiquement une dynamique de la communication qui peut être aussi bien, selon les circonstances toujours, défavorable aux intérêts généraux du système.
Le système de la communication n’a pas de morale ni de philosophie intrinsèques. Par essence, il répond à des sollicitations, des stimuli disons, qui sont basés sur l’effet, sur l’écho, sur la répercussion, sur la multiplication. En journalisme, c’est ce qu’on nomme “le sensationnel”, qui peut être aussi bien rose et tendre (un mariage princier), que sinistre et cruel (des massacres d’innocents pendant une guerre), mais qui dans tous les cas est d’un bon rapport commercial parce qu’ainsi l’on vend de la copie. A partir du moment où le JSF, cet énorme et monstrueux montage virtualiste qui devait tout dévorer (cette description-là était sensationnelle dans les années 2001-2006 et charmait le système de communication), devient un monstre usurpateur qui tente de dissimuler puis ne parvient plus à dissimuler ses déboires, le système de communication est preneur. La seconde version (le “monstre usurpateur” qui rencontre des déboires) est aussi vendable que la première. Le système de la communication est ainsi automatiquement amené à la relayer et à l'alimenter, on dirait par réflexe atavique ou réflexe systémique. L’on tente bien de freiner la chose puisqu’il s’avère qu’attaquer le JSF c’est attaquer un produit du système du technologisme, mais la dynamique du système de la communication est d’une puissance absolument considérable.
Aujourd’hui, le JSF a une réputation de loser désormais bien établie, et qui s’avère “vendeuse” (voir l’écho de communication de la décision de suspension de vols). Comme il est d’une formidable puissance et qu’il a le soutien (avec les variantes qu’on a vues, ce qui corse le jeu) de l’establishment du domaine, sa mise en cause, quand elle est peu risquée (ce qui est le cas avec tous les avatars qui sont désormais officiellement reconnus par ce même establishment), reste un exercice relevant du “sensationnel” affectionné par le système de la communication. Cela est d'autant plus acceptable qu'une situation d’incertitude habite l’establishment lui-même (par exemple, que fera effectivement le Pentagone lorsque Robert Gates, qui soutient le JSF, aura quitté son poste ? Que va faire le Congrès ?) ; par conséquent, effectivement, cette exploitation des déboires du JSF par le système de la communication est d’autant moins risquée. L’“effet fratricide” joue à plein, et le JSF, chéri par tous les avis officiels du monde, semble parfois, parallèlement, servir de punching ball pour toutes les récriminations, y compris officielles, du monde.
L’aventure se poursuit, et nous n’avons pas fini de sourire aux aléas de la confrontation de la légende du JSF virtualiste avec sa “part de vérité”.
Forum — Charger les commentaires