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2318Dans notre numéro de defensa-papier du 10 décembre 2002, nous abordons à nouveau le problème du JSF, sous un angle plus inattendu qu'à l'habitude.
Il s'agit au départ d'évaluer l’évolution de l’exportation des armements, dans ses grandes tendances. Le cas choisi est celui qui nous paraît à la fois le plus structuré et le plus significatif, et le plus radical aussi ; bien entendu, les USA y tiennent la place centrale, avec, tout au centre, le système global qu’est le JSF, auquel nous trouvons une dimension inattendue, — une dimension idéologique.
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Une hypothèse que nous tenons comme très probable est que le programme JSF aurait été abandonné, réduit ou dénaturé, si l’attaque du 11 septembre 2001 n’avait pas eu lieu. La veille, le secrétaire à la défense Rumsfeld avait fait un discours d’une puissance stupéfiante, que nous avions commenté pour nos lecteurs ; comme on s’en doute, ce discours n’a pas survécu aux événements du lendemain. (Ce discours a été commenté dans dd&e, Vol17, n°02, rubrique Journal, et sur ce site, naturellement à la date du 11 septembre 2002.)
Rumsfeld développait l’idée que l’Amérique courait un danger, sans doute comme elle n’en avait jamais connu auparavant, même contre l’URSS, et que ce danger était le fruit de la menace qui pesait, celle de la prolifération de la bureaucratie washingtonienne, celle du Pentagone principalement, qui, par sa puissance et sa pesanteur, paralyse les processus, bloque les réformes, etc. Ce discours, — qui pèse aujourd’hui d’une ironie extraordinaire si l’on songe aux événements du lendemain — portait, entre ses lignes, mais d’une façon fort visible, une logique dont l’un des effets aurait été, sans le moindre doute, au travers de l’attaque contre la bureaucratie et ses programmes qu’il annonçait, la mise en cause sous une forme ou une autre du JSF.
9/11 a tout changé. L’événement a suscité une politisation radicale de tous les domaines aux USA. La question des armements y figure au premier rang, particulièrement dans son aspect le plus avancé des technologies. C’est encore plus le cas d’un système aux prétentions globales comme le JSF, qui représente à lui seul une stratégie à l’exportation, voire la seule stratégie à l’exportation possible (concevable) des États-Unis. Il y a un JSF post-9/11, qui diffère fondamentalement du JSF d’avant l’attaque.
La réaction à 9/11 a été double aux USA : réaffirmation agressive et panique profonde. Le JSF et la stratégie à l’exportation qu’il représente constituent évidemment le relais quasiment automatique de la première réaction, celle de la réaffirmation agressive. Le JSF est devenu une “arme” pour établir un nouvel ordre (américain) que l’attaque 9/11 rend impératif.
L’approche US est désormais unilatéraliste, globalisatrice, totalement intégrée. Il ne s’agit ni d’une stratégie ni d’un complot mais d’une tendance extrême qui est une fatalité. Plus que d’une “offensive américaine” à l’exportation, nous parlerons d’une vision du monde qu’il importe d’imposer. Le JSF est l’exemple le plus élaboré d’un point de vue structurel et philosophique de cette situation.
Électrisés d’une façon contrastée mais additionnée, à la fois par la conviction intime de leur puissance (hubris) et par la perception des relations internationales comme des rapports de force, à la fois par le sentiment de l’urgence, voire de panique à cause de la perception apocalyptique de 9/11, les Américains en viennent à proposer, —mais le terme “décider” serait plus approprié — qu’un système global et totalement intégré soit considéré et appliqué. Pour ce qui nous importe et ce que nous en connaissons, ce système se nommerait : JSF. (Conséquence : ne dites plus Made In USA, dites Made In JSF.)
Le comportement américain bouleverse de fond en comble le concept des exportations. (Exportation d’armement ici, mais cela pourrait être de n’importe quoi ; mais l’armement est ce qu’il est, c’est-à-dire l’“industrie stratégique”, fondatrice et gardienne de la souveraineté, avec un poids et une importance essentiels.) Il se marque par des attitudes extrêmes et extrêmement surprenantes :
• Les Américains ont renversé l’ordre habituel de ce qu’il y a de démarche commerciale dans l’activité de l’exportation des armements. Jusqu’ici, on recherchait et on identifiait les marchés, puis on se préparait à les investir. Désormais, les Américains développent leur produit, leurs structures, les projections diverses qui s’y attachent ; une fois tous ces paramètres déterminés, qui représentent une structure générale évidemment dominée par eux, ils ordonnent au marché de s’y insérer. “Pete” Aldridge, n°3 du Pentagone, nous dit la façon dont on a procédé pour évaluer la production à l’export et le coût du JSF : « It could be as much as 3,000 if you take the high end of the expectation. I just don’t know how many that’s going to be because nobody’s committed to it, and we’re talking about the year 2020. For cost estimating purposes, for affordability purposes, we’re using around 3,000 airplanes and that’s where our unit cost is derived from. »
• De même, les Américains cherchent moins des “clients” qu’ils ne désignent ceux qui pourront acheter le JSF, et la classification se fait évidemment selon différents critères, avec l’imposition d’un niveau de confidentialité spécifique (UK en premier, certes).
Cette activité étonnante correspond assez bien à l’activité diplomatique depuis l’attaque 9/11, ce qui ne peut étonner. L’Amérique détermine “qui est avec [elle] et qui est contre [elle]”, en, identifiant de facto des “parias” (ceux à qui l’on ne propose rien en fait de JSF), voire des “États-voyou” (le principal d’entre eux est évidemment la France, qui propose un avion qu’on pourrait percevoir comme un concurrent du JSF, le Rafale, qui, en plus, est noté presque à égalité avec le JSF par les Néerlandais, — 6.95 contre 6.97, – alors que le Rafale existe et le JSF pas).
Plus que d’un marketing des marchés de l’exportation, il s’agit d’une proposition globale, intégrée et, semble-t-il, assez impérative, d’une organisation du monde de l’exportation des armements semblable à l’organisation du monde en général suggérée après 9/11. Une séparation implicite est suggérée entre “bons” et “mauvais” et il n’est pas assuré qu’on n’en vienne pas rapidement sur ce qui pourrait être un “axis of evil”, — aussi bien des acheteurs que des concurrents.
Cette vision ne peut être neutre politiquement. La ligne suivie est celle de la frange la plus radicale de l’administration. De même que la conquête de l’Irak doit imposer une démocratie propice au “bien” et aux intérêts américains (ceci équivaut à cela), l’intégration dans le programme JSF aura les mêmes effets déstructurants au niveau des domaines concernés.
Lockheed Martin (LM) a pris une place centrale dans le système. LM hérite d’une riche tradition de contacts extérieurs, essentiellement par Lockheed, spécialisé dans l’exportation avec son F-104 et dans l’intervention politique dans ce cadre (scandales de corruption Lockheed mis à jour en 1975-76). Deux événements dont nous nous sommes faits largement écho, vont dans le sens de cette interprétation :
• Le 4 octobre, devant l’AECMA, Vance Coffman, CEO de LM, annonce que l’intégration du marché transatlantique est en bonne voie, qu’elle se fera sous la houlette de LM, que l’industrie européenne est fermement invité à suivre, en rang et sans rechigner. (Voir dd&e, rubrique Contexte, Vol18, n°04 du 25 octobre 2002. Voir aussi, sur ce site, notre Analyse à la date du 26 octobre 2002.)
• L’action centrale dans les réseaux d’influence de quelques hommes de LM, particulièrement Bruce P. Jackson. Ancien officier des SR de l’Army, Jackson est chez Martin-Marietta depuis 1993 (fusion avec Lockheed en 1994), jusqu’au poste de Vice-Président pour la stratégie ou le marketing, qu’il occupe encore ou a quitté en août dernier (selon les sources). Jackson a été dans les lobbies pro-élargissement de l’OTAN. Il fait partie du Project for a New American Century [PNAC] (organisme qui a inspiré la plate-forme de politique extérieure du candidat Bush) et préside le CLI (Committee for the Liberation of Iraq). Il s’agit d’organisations idéologiques contrôlées par les neo-conservatives (Perle, Kristoll, etc). Jackson n’y est pas comme un simple manipulateur: son activité conceptuelle est très grande, il écrit des études avec Robert Kagan, William Kristoll, etc. Jackson est un activiste mais aussi un idéologue et sa position chez LM, où il utilise toutes ces activités, en dit long sur l’engagement de ce conglomérat.
Cette entreprise acquiert naturellement, sans plan préconçu, — sans “complot” si vous voulez — les dimensions et les caractéristiques d’une machine de guerre idéologique. L’action est celle, assez naturelle désormais aux USA, du type impérialiste et d’orientation d’extrême-droite. Le business n’est plus le business , et le complexe militaro-industriel (CMI) a retrouvé les ambitions idéologiques de ses origines des années 1935-38, lorsque le professeur Millikan, physicien fameux et président de CalTech à partir de 1935, voyait dans le rassemblement scientifico-politique fait autour de l’industrie aéronautique en Californie (CMI originel), « the western outpost of the Nordic civilization ».
Les Américains ne nouent pas un complot, ils ne suivent pas des projets machiavéliques. Ils suivent une tendance qui leur est désormais naturelle et pressante, qu’ils n’expliquent pas nécessairement ni n’affirment mais qu’ils imposent comme leur réalité “impériale” contre le reste. Les projets et programmes d’exportation des armements développés selon cette logique, dont le JSF au centre, doivent inéluctablement et très rapidement se heurter, et avec une force considérable, aux conceptions et à la politique extérieure générale du reste du monde, essentiellement de l’Europe. C’est dire si, aujourd’hui, un dilemme se dessine pour l’Europe, avant de s’imposer à elle, très rapidement.
Les Européens vont devoir appréhender le problème de l’exportation des armements du point de vue politique, à l’image de ce qu’est cette activité du côté américain. Ils le feront ou bien ils cesseront d’exister en tant qu’entité industrielle, technologique, etc, dans le domaine des armements, avec comme conséquences la perte de toute possibilité d’autonomie et d’indépendance, de toute possibilité de politiques étrangère et de sécurité propres. Si les Européens veulent continuer à exister, ils devront prendre des mesures politiques, même si certaines de ces mesures ont mauvaise réputation. (Certaines de ces mesures ne feraient que dupliquer des mesures existantes aux USA ; comme celles-ci, les Européens devront dissimuler certaines contradictions avec leur situation commerciale sous l’énoncé de l’argument politique.) Il s’agira autant de la protection de leur marché que de l’institution d’une situation de “préférence européenne” pour le choix des matériels. Plus que la vertu, les événements imposent ces choix extrêmes. Dommage pour la vertu, — mais on sait qu'elle est, de toutes les façons, une exclusivité Made In USA.