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4661L’opération Geronimo (liquidation de ben Laden) est perçue dans l’administration Obama, et par le président lui-même, comme l’archétype du triomphe des “forces spéciales” et, précisément, de l’organisation spécifique qu’est le Joint Special Operations Command (JSOC), qui regroupe pour les intégrer des unités de forces spéciales venues de différentes armes (des SEAL de l’U.S. Navy, la Delta Force et des Rangers de l’U.S. Army, le 160th Special Operations Aviation Regiment, dit “Night Stalkers”, de l’USAF). Selon la description qu’on a aujourd’hui de l’opération Geronimo, le JSOC a opéré d’une façon notablement indépendante du Pentagone, et notamment de son commandement organique direct, le SOCOM (Special Operations Command), qui est inclus dans la chaîne de commandement du Pentagone. On peut admettre que le fait que SOCOM soit dirigé par un amiral venu des SEAL (Olson) et que JSOC soit également dirigé par un amiral venu des SEAL (McRaven) facilite cette posture bureaucratique ; Olson a sans doute facilité, dans tous les cas en évitant toute résistance bureaucratique, la situation indépendante de JSOC pour Geronimo (cela, surtout à partir du moment où ce fut une unité SEAL, – le Team 6, – qui fut choisie pour l’opération, – cas classique de solidarité d’arme surpassant les impératifs hiérarchiques de la bureaucratie). Cette autonomie de JSOC dans cette occurrence a permis une coopération étroite de JSOC avec la CIA, très présente dans cette opération.
Bien entendu, on peut se demander si ce schéma d’organisation est ponctuel (pour Geronimo) ou s’il n’amorce pas, ou s’il ne confirme pas une position nouvelle de JSOC comme unité organique quasiment indépendante et destinée à servir directement le président. Bien des indications montrent qu’Obama est particulièrement intéressé par ce mode opératoire qui le dispense de passer par la bureaucratie tentaculaire du Pentagone. On indiquera ici deux textes qui documentent à la fois l’opération Geronimo et l’organisation JSOC, et laissent des indications et indices de cette position de BHO vis-à-vis de JSOC, sans pourtant aller jusqu’à proposer la possibilité d’un nouveau type d’organisation où la Maison-Blanche disposerait directement de sa force d’intervention globale. Mais cette absence pourrait aussi bien correspondre au cheminement intellectuel pas encore assez avancé pour proposer une telle hypothèse structurelle. Les deux textes sont celui du 2 mai 2011 , de Jeremy Scahill, dans The Nation, plus conceptuel, parlant de JSOC comme d’un “Black Force” (“force secrète). Scahill ne cache pas le caractère particulièrement brutal de JSOC :
«Col. W. Patrick Lang, a retired Special Forces officer with extensive operational experience throughout the Muslim world, described JSOC’s forces as “sort of like Murder, Incorporated.” He told The Nation: “Their business is killing Al Qaeda personnel. That’s their business. They’re not in the business of converting anybody to our goals or anything like that.” Shortly after the operation was made public, retired Gen. Barry McCaffrey called JSOC’s operators the “most dangerous people on the face of the earth.”»
Le texte de Defense News du 9 mai 2011 est plus technique. Saluant Geronimo comme un formidable succès de JSOC, Il expose la genèse de JSOC, créé en 1980 (avant SOCOM, dont la création date de 1986), son évolution, etc., le rôle fondamental qu’a joué le général McChrystal, qui commandait JSOC avant d’être brièvement en charge du théâtre d’opération d’Afghanistan.
«But JSOC's star truly began to rise when then-Maj. Gen. Stan McChrystal took command in 2003, said one recently retired SEAL officer. “Look at JSOC from 1980 to 2003, and there was a series of progressions that was on a very similar path … and then look what happened starting in 2003 to today, how radically different it is,” the SEAL officer said. “Look at the level of respect it gets in the interagency. Look at the level of respect it gets in the conventional forces.”
»Before McChrystal, who spent much of his career in the Army's 75th Ranger Regiment, “we were really good at what we did [in JSOC], but we were pirates and totally disorganized,” the retired SEAL officer said. “McChrystal took the Ranger discipline, applied it systematically to the organization and then completely changed the way the organization works within the government, within the Defense Department and then within the greater interagency.”»
A cette lumière, nous dirions que JSOC a pris sa (nouvelle) véritable dimension à l’occasion de Geronimo, d’ailleurs perçu comme une revanche du désastre que fut l’opération Eagle Claw en Iran, en avril 1980. Nous survolons, dans la rubrique Perspectives de dde.crisis, dans le numéro du 10 mai 2011, le rôle en pleine transformation de JSOC. (Nous devrions y revenir plus en détails dans un prochain numéro de dde.crisis.) Voici un extrait de ce texte.
«L’opération d’élimination de ben Laden, réalisée par l’unité dite Team 6 des SEAL de l’U.S. Navy, représente dans aucun doute une affirmation considérable du JSOC, qui est le commandement opérationnel des unités des forces spéciales intégrées. Cette extension du commandement des forces spéciales (SOCOM) tend à devenir une spécificité très singulière. Le JSOC est, peu à peu, par l’usage, détaché du SOCOM, c’est-à-dire détaché du commandement des forces spéciales qui est intégré dans la chaîne hiérarchique normale du Pentagone. Ainsi l’opération “Geronimo” (l’opération d’élimination de ben Laden) a-t-elle eu lieu directement sous le contrôle de la Maison-Blanche et de la CIA. (Et ainsi retrouve-t-on un complément de ce qui précède, concernant l’effacement du rôle du Pentagone dans cette opération, – mais peut-être plus encore, comme on le voit ici.) […]
»Cette évolution des forces spéciales, et particulièrement du JSOC qui se présente de plus en plus comme une entité hors structures (du Pentagone), est évidemment très significative. L’opération “Geronimo”, avec l’image de succès qu’elle représente, ne peut qu’accentuer cette évolution, d’autant plus qu’elle constitue un symbole très puissant pour les USA. Le JSOC, dont la création (en 1980) précède celle de SOCOM (en 1986), a été créé à la suite du terrible échec de la mission de libération des otages de Téhéran (la mission “Eagle Claw”), en avril 1980. La mise en évidence d’énormes faiblesses de coordination entre les trois armes impliquées dans “Eagle Claw” conduisit au constat qu’il fallait créer un commandement spécial intégrant les trois armes pour les opérations spéciales. C’est pour cette raison que la référence à “Eagle Claw” est très présente dans les commentaires autour de “Geronimo”, et qu’en un sens “Geronimo” est présentée comme une revanche de “Eagle Claw”.
»Ce contexte conduit à observer combien JSOC tend à devenir un élément spécifique, une sorte d’armée “spéciale”, qui peut répondre directement aux ordres d’autorités hors du Pentagone, notamment et précisément d’une autorité comme le président des USA. D’un certain point de vue, cela pourrait être présenté comme une façon de répondre au chaos de gestion et d’utilisation qu’est devenu le Pentagone. D’un autre point de vue, certains pourraient y voir une sorte de Garde Prétorienne du pouvoir civil, utilisable dans diverses circonstances et de façons très différentes.
»Pour autant, JSOC n’est pas à l’abri des avatars. L’exécution de la mission “Geronimo” par les SEAL, qui viennent de l’U.S. Navy, a suscité divers mécontentements dans d’autres unités de JSOC, notamment la Delta Force de l’Army. La hiérarchie de Delta Force ne manque pas de noter que les deux chefs des deux organisations des forces spéciales, sont deux amiraux venus des SEAL : Olson pour SOCOM et McRaven (successeur de McChrystal à ce poste) pour JSOC.»
On a lu récemment des avis, qui ont soulevé certains remous, du journaliste Seymour Hersh, sur l’“ambiance” régnant au sein de JSOC, avec certains détails révélateurs avancés par le journaliste. (Voir les textes du 19 janvier 2011 et du 26 janvier 2011.) Hersh ne va pas dans le sens de l’hypothèse que nous esquissons ici mais, là aussi, il pourrait être sur cette voie, selon certaines circonstances. Dans tous les cas, il nous renseigne sur un certain état d’esprit, à la fois très idéologique et très spécifique, régnant au sein de ce commandement et, sans doute, imprégnant les forces qui sont à sa disposition. Cela donne à JSOC une dimension supplémentaire de conscience de la fonction très spéciale que cette organisation pourrait jouer, y compris dans une occurrence où elle se détacherait du Pentagone ; nous dirions même que cet état d’esprit pourrait être un facteur puissant de son évolution.
Cela esquisse un tableau inhabituel. Le JSOC représente-t-il l’esquisse très avancée d’une organisation qui pourrait être qualifiée, selon l’état d’esprit qu’on a soi-même, comme une unité de tueurs professionnels, une unité d’élite incomparable, une Garde Prétorienne pour les hautes et basses œuvre d’un Président, un “ordre” spécifique à la fois idéologique et messianique, etc., – et toutes ces définitions, plus ou moins péjoratives, plus ou moins extraordinaires, pouvant d’ailleurs être acceptées sans s’exclure l’une l’autre. Le point principal militant contre cette spécificité extraordinaire, ce sont les liens organiques avec le Pentagone qui subsistent puissamment, notamment la difficulté d’établir une homogénéité pour cette organisation dès lors qu’elle est constituée d’unités et de chefs venant de services spécifiques des forces armées, et amenant avec elles les rivalités bureaucratiques y afférentes (comme le montre le détail sur le mécontentement de Delta Force par rapport au choix de l’unité SEAL provenant de l’U.S. Navy pour l’opération Geronimo, alors que les deux chefs des forces spéciales sont actuellement deux amiraux).
Dans tous les cas, c’est une affaire à suivre, également en fonction de la personnalité de BHO et de ses projets par rapport au renforcement du statut de la CIA et à ses intentions possibles de désengagement au moins partiel de l’Afghanistan. D’autre part, cette même affaire renvoie à des situations et à des conceptions très particulières de notre époque, qui méritent un examen complètement spécifique sur cette dimension très élargie par rapport aux situations courantes. Comme nous l’avons indiqué plus tôt, nous consacrerons un numéro de dde.crisis à cette question, selon cet aspect spécifique général qui correspond effectivement à une époque peu ordinaire, et à des évolutions extrêmement rapides par rapport aux schémas classiques des organisations du pouvoir, et des forces armées.
Mis en ligne le 12 mai 2011 à 08H38