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75921 août 2009 — Dans le nombre incalculable de cas de programmes de défense en attente ou menacés de “restructuration” dans le cadre de cet énorme désordre qu’est actuellement le Pentagone, et désordre dont on nous dit que l’administration Obama a décidé d’y mettre bon ordre, le programme de ravitailleurs en vol KC-45 trône en bonne place. On en connaît les péripéties sans nombre et la position qu’il occupe actuellement: pas plus avancé qu’en 2001, lorsque fut lancé ce programme de remplacement des KC-135 des années 1950 – tous ces avions encore en vol et en mission et qui pourraient être en âge les pères des pilotes qui les conduisent. On sait également qu’on trouve aujourd’hui, face à face, une proposition Boeing et une proposition Northrop Grumman, cette dernière en fait celle de l’européen EADS (Airbus). C’est le président (citoyen US) de la branche US de ce même EADS, Ralph D. Crosby Jr, qui est interviewé le 19 août 2009 par le Washington Times.
Crosby Jr. n’apporte rien de nouveau sur le fond de la chose. Il nous signale que la compétition est toujours au même point, c’est-à-dire à l’arrêt, attendant la relance du Pentagone. Il paraît qu’il ne faut pas prendre cet arrêt pour une paralysie, pour de l’indécision ou pour une impuissance quelconque; dixit Loren B. Thompson dans son Early Warning, ce 19 août 2009, parce que Loren B. est attentif à ne pas laisser trop entacher la bonne réputation des autorités dont il est fameusement indépendant. L’argument de ce professionnel de l’analyse et de l’information, comme il s’identifie lui-même, est sympathique mais un peu spécieux puisqu’il revient à dire que la compétition n’est pas paralysée parce que la réputation des chefs de l’USAF souffrirait trop qu’elle fût paralysée; cela revient à dire que le mal n’existe pas parce que ceux qui souffriraient indirectement de ses symptômes ne veulent pas qu’on voit qu’ils souffrent de ces symptômes; c’est un peu court comme médicament et comme indice de guérison… «[T]he Air Force isn't planning to delay its re-competition of the tanker program by two years. Not after all the work the Air Force has done to draft a revised RFP and kill Congressman Murtha's idea of splitting the contract. With so many other air power programs on the budgetary chopping block, service leaders can't kill their top modernization priority without also killing their own credibility in the process. So the tanker effort goes forward as planned.»
Par conséquent, l’interview de Crosby Jr. est surtout intéressante par ce qu’il nous dit de l’impression existante actuellement dans l’industrie de défense (US mais surtout transatlantique, sinon européenne) vis-à-vis des efforts que déploie l’administration Obama pour réformer le Pentagone. Il s’avère que cette impression est présentée comme formidable, ce qui nous laisse perplexe; à la fois, nous jugeons l’impression excessive et nous envisageons qu’elle soit peut-être fondée; subsidiairement, nous ajouterions qu’elle est peut-être sollicitée de la part de Crosby Jr., et de pure tactique… Comme nous disons parfois: on verra.
D’abord Crosby Jr. nous dit sa considération remarquable pour un discours récent où Obama a agité les foudres du pouvoir civil à l’intention des contractants civils du Pentagone. Fini le temps de la gabegie, du laisser-faire (nom affectueux donné à la doctrine libérale) et du n’importe quoi. Soit.
«Defense contractors have been put on notice that they will have to provide value for money and meet their delivery obligations if they want to continue selling to the Department of Defense, the chief executive of Europe's largest aerospace company said Tuesday.
»Ralph D. Crosby Jr., chairman and chief executive officer of European Aeronautic Defense and Space Co. (EADS), told editors and reports of The Washington Times that there is “obviously merit” in tough remarks delivered Monday by President Obama, who complained that huge cost overruns have undermined the U.S. war against Islamic extremists.
»Mr. Crosby said the president's speech, combined with the cancellation of a half-dozen defense acquisition projects this spring, “sends a strong message that [Defense Secretary Robert M. Gates] is just not going to buy things where the performance of the contractors is not up to par.” […]
«Mr. Obama, in his remarks Monday, objected to “indefensible no-bid contracts that cost taxpayers billions and make contractors rich.” Complaining of “special interests and their exotic projects that are years behind schedule and billions over budget,” the president said “entrenched lobbyists” were pushing weapons programs “that even our military says it doesn't want.” He also went after lawmakers who try “to protect jobs back home building things we don't need.”»
Crosby Jr. ne semble pas très satisfait, toujours pas, de la décision du Pentagone, à la suite d’un rapport du GAO, d’annuler la décision de février 2008 (en faveur de EADS) et de la renvoyer à l’administration suivante. Il la qualifie toujours de “politique” et la met au débit de Robert Gates, et d’une façon peu plaisante (puisque l’effet est de reculer ce programme vital des ravitailleurs en vol de 3 à 5 ans). On observera alors combien ce jugement peu amène sur le secrétaire à la défense contraste avec le jugement extrêmement favorable sur la volonté du président Obama cité plus haut – et, dans ce cas, si Gates est cité, c’est directement d’une façon qui laisse croire qu’il ne fait qu’appliquer les instructions d’Obama: «“The reasons seemed to me to be pretty political,” he said. “The secretary of defense canceled the contract instead of fixing the eight things.” That decision, he noted, “added three to five years” to the date when the new tankers can be put into service.»
Alors, nous trouvons un intérêt encore plus grand, dans cette interview, dans le portrait que Crosby Jr. ne nous trace pas du secrétaire à la défense Robert Gates, mais dont des “officiels de la défense”, évidemment sollicités par les journalistes du Washington Times pour donner un avis de commentaire sur l’interview de Crosby Jr., avant publication (c’est notre hypothèse sans gloire excessive), se chargent. Or, ce portrait va à l’encontre de celui que suggère, entre les lignes, Crosby Jr., lorsqu’il parle à propos du programme, d’une décision “politique”. Lisez ceci et voyez si les trois paragraphe sur un Gates type “pitt bull” (selon les “officiels de la défense”) ne sont pas une réponse aux deux précédents, dont celui déjà signalé plus haut, sur l’aspect “politique” de la décision de Gates; voyez aussi combien les “officiels” tiennent à faire remarquer qu’à côté des déclarations d’Obama applaudies par Crosby Jr., il y a Gates lui-même, qui mène lui-même la barque de la réforme et durcissement du Pentagone.
«“The reasons seemed to me to be pretty political,” he said. “The secretary of defense canceled the contract instead of fixing the eight things.” That decision, he noted, “added three to five years” to the date when the new tankers can be put into service.
»The Air Force's current 513-plane fleet of KC-135 tankers is now at an average age of 50 years or more and facing heavy demands in Iraq and Afghanistan. He said the biggest losers when new planes are delayed are the current “war fighters.”
»Although Mr. Obama got attention with his remarks on defense contracting this week, Pentagon officials say Mr. Gates has been taking a tough line since April.
»Long known for his quiet demeanor in the Pentagon, the secretary has turned into a “pit bull” on wasteful contractor spending, said one Defense Department official who asked that his name not be published because of ongoing contract bids.
»“He's not afraid to draw the line on the defense contractors,” the Pentagon official said. “He's not going to allow anyone to bully him into anything.”»
Ce qui est remarquable dans cette interview, effectivement, c’est la tendance qui est faite à chercher une séparation entre Obama et Gates, pour les rôles des deux hommes, avec avantage au premier bien entendu, dans la situation au Pentagone. Cette position de Crosby Jr. est certainement influencée par les rumeurs, qui sont très récemment apparues, d’un possible départ de Gates. (Loren B. Thompson s’en fait l’écho à deux reprises sur son blog, dans ce cas du plus certain intérêt, les 7 août 2009 et 10 août 2009.) Ces rumeurs de départ n’ont rien à voir avec des désaccords politiques mais, simplement, des projets personnels; on avait oublié que Gates avait accepté de rester au Pentagone pour une période intérimaire et on imaginait qu’il resterait le secrétaire à la défense attitré d’Obama au moins pour le terme de novembre 2012.
L’attitude de Crosby semblerait montrer que les Européens n’espèrent pas un règlement rapide de la question des ravitailleurs, qu’ils s’installent sur le moyen terme, que, dans ce cas, leur intention serait de faire monter cette affaire au niveau politique le plus haut pour tenter de s’assurer du soutien d’Obama. Ce qu’ils désireraient dans ce cas, c’est la garantie d’un choix où le caractère étranger (non-US) d’EADS ne soit retenu en aucun cas comme un argument mortel contre lui.
D’autre part, il est mentionné dans l’article-interview que Crosby Jr. n’est pas du tout insensible à une tendance qui s’est déjà nettement dessinée au Congrès en faveur d’un double achat (commande divisée en deux entre Boeing et Northrop Grumman/EADS). C’est le Représentant Murtha, le président de la commission des appropriations et la principale personnalité de la Chambre dans les questions de défense, qui est le plus favorable à cette solution, alors que Gates y est férocement opposé (“like a pitt bull”). Là aussi, le consortium EADS, et l’Europe en général, se trouvent en opposition avec Gates, et leur faveur pour cette solution en fait des opposants à l’actuel secrétaire à la défense; cela est d’autant plus évident qu’une telle solution est évoquée si la chronologie de la décision est retardée, donc avec possible départ de Gates à la clef («Mr. Crosby said he thinks that if a decision is not made soon on the refueling tankers, Congress will demand that the project be divided between the two bidders, an outcome that would satisfy EADS.»).
Dominant toutes ces diverses supputations, on distingue surtout, de la part d’EADS (Airbus) et de l’Europe en général, la volonté de tenter d’obtenir une commande en évitant un débat général et public sur la question. L’appréciation des Européens est qu’un tel débat, dans les conditions actuelles, serait absolument destructeur, non seulement pour le cas évoqué mais encore plus pour les relations entre les USA et l’Europe. Nombre d’autorités européennes, considérant le climat actuel, tel que le débat sur les soins de santé en témoigne, avec les tensions, la position “nihiliste” du parti républicain, l’exacerbation des sentiments chauvins sur fond de crise économique gravissime, estiment qu’un débat sur les ravitailleurs en vol dans un avenir rapproché déclencherait une vague anti-européenne irrationnelle, explosive, extrêmement dommageable pour les relations entre les USA et l’Europe.
La situation évoluerait plutôt vers une répartition des positions assez paradoxale. Le secrétaire à la défense Gates, dont l’arrivée fut accueillie comme une “divine surprise” par les Européens, tendrait à devenir une sorte d’adversaire involontaire par l’évolution des diverses circonstances. La rapidité d’une décision pour les nouveaux ravitailleurs en vol, qui était jusqu’ici un des arguments les plus pressants des Européens, deviendrait une occurrence beaucoup plus défavorable, parce qu’elle serait liée à la présence de Gates et à un climat explosif qui pourrait rapidement devenir anti-européen. Bien entendu, tout cela est basé sur l’idée qu’un départ de Gates amènerait un nouveau secrétaire à la défense plus intéressant pour le camp européen dans cette circonstance, dans un climat général qui serait plus apaisé, avec un Congrès conduit à rechercher une solution de compromis (commande divisée entre les deux compétiteurs). Il n’est absolument pas assuré que ce qui semble acceptable aujourd’hui en fait d’analyse le soit demain.
Notre impression serait plutôt du type inéluctable, en fonction de la volatilité du climat aux USA, de la situation générale, de l’irrationalité qui prévaut dans le climat politique, etc. Dans tous les cas, y compris le cas extrême d’une défaite d’EADS, l’affaire des ravitailleurs en vol conduira à une vague anti-européenne – pendant le débat et avec la conclusion – vague anti-européenne triomphante si EADS est écartée, vague anti-européenne d’alerte générale si EADS est choisi, en partie ou complètement. S’il y a un facteur constant et stable (!!) dans sa continuité, aux USA aujourd’hui, c’est “la montée aux extrêmes”; il s’agit aujourd’hui d’une évolution absolument garantie, quelles que soient les circonstances, et une évolution bien entendu inéluctable lorsqu’il s’agit de l’hostilité à l’Europe dans un cas comme celui du remplacement des ravitailleurs en vol..