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80127 juillet 2010 — Comment définir l’Afghanistan ? Ecartons les futilités habituelles, s’il vous plaît, – enjeux géostratégiques, barrage contre l’islamisme, les tchador ou pas pour les dames, – et posons sérieusement cette question. L’Afghanistan est-il le laboratoire in vivo du déroulement extrêmement rapide de la folie occidentaliste et américaniste ? Nous approchons d’un débat intéressant. Cette “guerre”, – l’étrange mot, dans ce cas, – est-elle l’exposition exemplaire, in vitro, des spasmes d’un système qui ne sait plus qui il est, ce qu’il veut, où il va et ainsi de suite ?
La question, après la précédente, est intéressante. Les fuites de Wikileaks orchestrées par son énigmatique éditeur, Julian Assange, constituent un acte important pour découvrir un peu plus la très intéressante réalité de ces questions et, par contraste, l’extrême et presque émouvante futilité des questions sérieuses des moralistes, stratèges et penseurs appointés du système, de BHL à Sarkozy. Question subsidiaire mais néanmoins ultime : au nom de quoi agit Julian Assange ? C’est-à-dire, au nom de qui ? Au nom du Ciel ? La question (la dernière) est amusante… Poursuivons.
@PAYANT Comme cela était prévu et prévisible à la fois, les “fuites” de Wikileaks-Assange n’apportent rien de nouveau. (Cela a été la réaction roborative et d’un solide bon sens du président afghan et corrupteur-corrompu en chef, Hamid Karzaï, à l’annonce de la chose : «There is nothing new…» Un orfèvre en la matière.) Pourtant, le fait est qu’il s’agit d’une véritable tempête qui secoue le monde pensant et spéculant du bloc occidentaliste-américaniste. D’abord, cette civilisation qui ne connaît que la force, la puissance et le poids comme référence, donc tout ce qui est quantitatif avec une absolue ignorance du qualitatif, cette civilisation ne peut que s’incliner devant la quantité : 92.000 documents, mazette… (91.731, exactement.)
Ensuite, cette civilisation est touchée au cœur. La presse “officielle”, ou presse-Pravda, s’est précipitée sur l’affaire, elle y a même collaboré. C’est un peu comme s’il y avait moyen, par ce biais, de se refaire une vertu, sinon une santé. Le New York Times se croirait revenu au temps des Pentagon Papers, temps où il pouvait jouer au parangon de la vertu constitutionnaliste du “quatrième pouvoir” qui fait se pâmer d’aise l’élite des salons occidentalistes-américanistes depuis deux siècles. (La “presse indépendante” comme chien de garde des libertés constitutionnelles dont les Founding Fathers étaient si fiers, avec Montesquieu en bandouillère et quelques échos du «Sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur». Vertige d’un instant d’une vertu retrouvée, pour un instant, du temps où la raison américaniste-occidentaliste croyait tenir la recette du monde meilleur.)
Les fuites de Wikileaks, par leur aspect quantitatif, seule chose qui importe pour le système, ont soulevé un lièvre de taille, elles ont levé une marée déferlante comme les aime le système de la communication (effet “fratricide”, suite et sans fin, – voir plus loin). 92.000 documents, cela fait un tel poids qu’on ne peut escamoter la chose, qu’on n’a même plus le désir d’escamoter la chose, qu’on éprouve même un certain plaisir à ne pas escamoter la chose... Peu importe qu’ils nous disent, ces documents, tout ce que nous savons déjà, c’est bien le poids qui compte. Notre intelligence, notre raison humaine, aujourd’hui, ne peuvent pas ne pas réagir devant l’argument du poids, – l’on peut même dire que cette raison humaine, dans l’état où elle se trouve du fait des catastrophes qu’elle a elle-même engendrées et de sa vanité incompressible, n’est plus capable de réagir que devant l’argument du poids. D’où l’écho formidable des fuites.
Le sénateur Kerry, un archi-mandarin du système et président de la pompeuse commission des relations extérieures du non moins pompeux Sénat des Etats-Unis, a trouvé bien du charme à cette fuite d’un poids massif. Il nous communique donc ceci : «However illegally these documents came to light, they raise serious questions about the reality of America's policy toward Pakistan and Afghanistan. Those policies are at a critical stage and these documents may very well underscore the stakes and make the calibrations needed to get the policy right more urgent.» Et Steve Clemons, qui cite ce communiqué, se demande si Kerry ne connaît pas Daniel Ellsberg et s’il n’est pas un admirateur secret du “moment Pentagon Papers” (en 1971). Il faut dire que le mandarin Kerry était, en 1971, de retour du Vietnam où il avait fait une belle guerre et mesuré la cruauté et la bêtise de cette guerre, et il militait avec vigueur dans les troupes antiwar de la Grande République. Wikileaks l’a rajeuni, en un sens.
Bref, le roi est nu constate-t-on de toutes parts, alors qu’on le croyait bardé de systèmes performants, de lunettes de visée à infra-rouges, de lunettes noires qui permettent de protéger vos pensées secrètes, de fusils d’assaut agréés par Hollywood, de missiles qui savent reconnaître les talibans rien qu’au turban. Les fuites ne nous apprennent rien et, pourtant, leur poids nous force et nous décille le regard. C’est un étrange phénomène, – ou bien, non, c’est un phénomène logique dans la logique du fou qui règne sur nous ; car lorsque nous disons “déciller le regard”, cela concerne beaucoup moins ce qu’il convient de faire en Afghanistan et ce qui va se passer en Afghanistan que d'observer l’importance considérable que l’Afghanistan a prise dans la crise du système dans sa phase de folie et d’effondrement.
Comme nous en jurions hier, nous jurerions bien que les fuites ne changeront rien à la “stratégie”, sinon pour la durcir encore. Comme l’on ne le dit pas assez souvent, non seulement on ne change pas une équipe qui perd, mais, plus encore, on ne change surtout pas une équipe qui n’existe pas. Placés devant cet afflux de réactions, les services concernés de l’OTAN ont eu comme réaction d’attendre et de voir comme réagirait Washington. La réaction de Washington-Pentagone a été de dire qu’il faudrait “des jours, peut-être des semaines”, pour évaluer les dégâts causés par les fuites. A tout hasard, on met en évidence que ces fuites, au moins, montrent que le Pakistan n’est pas le partenaire loyal qu’on n’a jamais dit qu’il était. En un mot, les fuites ont obtenu le résultat recherchées (si ce n’est l’état recherché par Assange, c’est celui qui est recherché par le Ciel) : elles ont installé la discorde chez l’ennemi, sous la forme pernicieuse de la confusion et de l’attentisme hébété… (Pour rappel, en disant “ennemi”, nous ne parlons que du système. Les seuls à ne pas vraiment s’intéresser à l’affaire, on le remarquera, ce sont les mythiques talibans.)
L’orfèvre en la matière Ellsberg a donc raison. Cette séquence des fuites de Wikileaks vaut bien celle des Pentagon Papers, et c’est bien par ce biais des fuites massives et de grand poids, selon la tactique évidente dite du “roi est nu”, qu’il faut frapper la bête. Ellsberg dit du soldat de première classe Manning (et non “sous-officier”, comme nous l’avions promu par inadvertance), qui est la source originelle des fuites et qui est en prison pour cela, qu’il est «the first person I’ve heard in forty years who is in the same state of mind that I was forty years ago»…
Autrement dit, – la révolution couve puisque la conscience des années du Vietnam renaît ? Pas si vite, ce n’est pas si simple. Le terme “révolution” est acceptable d’une façon symbolique, quoique le terme “effondrement” lui conviendrait beaucoup mieux. Il s’agit d’un processus mécanique, sinon organique, – si l’on prête au système, comme nous sommes toujours de plus en plus tentés de le faire, des caractéristiques d’autonomie telles qu’on puisse en faire une entité autonome, qui trouve elle-même ses voies vers son évolution finale, qui est évidemment l’effondrement. Il ne s’agit pas d’un processus politique ; l’homme comparse mineur dans cette affaire, et rien d’autre.
On observera avec justesse que nous usons fort abondamment du mot “folie” dans nos titres, ces derniers temps. (Le titre de ce texte, certes, celui du 19 juillet 2010, celui du 23 juillet 2010.) Ce n’est pas un hasard ni, nécessairement, un signe de bon équilibre mental pour notre compte. Sur ce dernier cas, on verra…
Ce qu’on voit, par contre, dans le moment historique présent, nous semble-t-il, c’est un avancement remarquable de la folie du système. La surprise, tout bien considéré, est que l’Afghanistan soit devenu l’un des laboratoires d’observation favoris de cet avancement. On pouvait penser que l’expérience irakienne, saluée à l’époque comme un cas encore presque unique de la manifestation de cette folie autodestructrice du système, constituerait une expérience salutaire pour inviter à plus de prudence dans l’avenir. (On estimait même qu’il s’agissait d’un cas d’usurpation, un fou, en l’occurrence GW Bush, s’étant emparé des commandes dans un moment d’inattention du système et des urnes électorales de Floride.) C’est tout le contraire qui se produit, comme si les erreurs, les sottises, les non-sens accumulés invitaient à toujours en faire plus. Devant cette évidence, on est conduit à conclure que le schéma d’une civilisation absolument prisonnière d’un système qui ne peut que renouveler ses erreurs, chaque fois en plus grave, devient l’observation centrale et évidente de la situation. Ce qui se passe en Afghanistan est le produit de l’activité du système lui-même, que ceux qui le servent ne peuvent que suivre sans s’interroger à ce propos, n’en ayant ni le goût, ni même l’idée.
La réaction du système, à côté de tout ce qu’on a décrit plus haut, est d’encore accentuer les conditions de sa folie, de “monter aux extrêmes” selon son habitudes d’ores et déjà bien établie. Les experts s’activent déjà avec gourmandise devant ce qu’ils nomment (AFP relayé par SpaceWar.com le 26 juillet 2010) «[the] security challenges of the digital age, when gigabytes of stolen data can be shared in one click». Cela nous promet une nouvelle marée de procédures, de règles, de contraintes, d’enfermements, de contrôle de la communication par une sur-communication, – encore plus de lenteur, de paralysie, de désordre figé, qui toucheront toutes les structures du système. La réaction politique est d’accroître les pressions pour renforcer l’engagement dans la guerre jusqu’à “la victoire”, tandis qu’en sens inverse l’opposition à la guerre, y compris dans l’establishment où le désordre règne, a trouvé une base solide sur laquelle appuyer sa revendication, entraînant évidemment une surenchère des exigences dans ce sens. On dit déjà que l’administration Obama serait prête, à la suite de cette fuite massive, à complètement abandonner la limite de juillet 2011 pour le début du retrait des forces US, tandis que l’opposition à l’engagement, s’appuyant sur ses propres conclusions tirées de la même fuite massive, en ferait désormais une exigence fondamentale. Ce débat-là pourrait bien d’ores et déjà figurer dans la campagne électorale US pour novembre prochain et, déjà, dans la campagne pour les présidentielles qui va enchaîner directement ; et il pourrait bien imposer de pénibles fractures internes aux deux grands partis de l’establishment.
Si l’on veut une analyse structurelle fondamentale de l’événement, on dirait que la fuite massive de Wikileaks peut apparaître comme le “surge” du système de la communication, répondant au “surge” du système du technologisme qu’a constitué le renforcement des forces US en Afghanistan décidé par le président Obama en décembre dernier. Ce qui est évidemment remarquable, c’est, une fois de plus, la position antagoniste des deux piliers du système, le système de la communication et le système du technologisme. La folie se retrouve largement alimentée par le “désordre caractériel” régnant à Washington, au contraire du “désordre névrotique” qui régnait avant, cela impliquant le passage d’une “conscience excessive” à une “conscience réduite” dans la perception (voir notre F&C du 19 juillet 2010), notamment et essentiellement pour notre propos, des intérêts généraux et essentiels du système. Ainsi discorde et division ne cessent-elles de gagner.
L’aventure en Afghanistan se trouve de plus en plus enfermée dans les contradictions actives et autodestructrices du système, qui ont atteint aujourd’hui le stade final de la crise d’effondrement de ce même système. Désormais, depuis la fuite des 92.000 (91.731) documents, la “guerre” en Afghanistan n’a absolument plus rien à voir, ni avec la guerre, ni avec l’Afghanistan, et tout à voir avec la crise du système. L’intégration de l’Afghanistan, non dans le système, mais dans la crise de la folie du système, est complète et achevée. On peut désormais commencer à être assuré que l’aventure en Afghanistan devra nécessairement se terminer, d’une façon ou d’une autre, par une catastrophe pour le système. Cette issue est devenue pratiquement une exigence organique de la situation générale.
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