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188829 juillet 2009 — On a vu hier 28 juillet 2009 quelques notes sur le climat qui s’installe au Royaume-Uni à propos de la guerre d’Afghanistan. C’est un événement important, d’abord pour lui-même, par l’évolution psychologique qu’il mesure; ensuite, par le contexte où il se place, à la conjonction d’un effort supplémentaire (US) impliquant plus la possibilité d’un engagement aggravé que celle de la victoire, et de l’installation des économies occidentales dans une structure crisique qui s’est peu à peu imposée depuis la crise du 15 septembre 2009.
Pressés par les nécessités intérieures et par les mauvaises nouvelles venues du “front”, la guerre d’Afghanistan devient, pour les Britanniques spécifiquement et particulièrement, la partie désormais la plus insupportable d’un piège construit sur l’illusion entretenue par l’esprit enfiévré de Tony Blair, à partir de l’attaque du 11 septembre 2001, d’un renouvellement de la “Grande Alliance” churchillienne de l’été 1941, lors de la signature de la Charte de l’Atlantique. Simon Jenkins décrit effectivement (le 14 juillet 2009, dans le Guardian) ce gouvernement Brown, avec ses ministres s’épuisant à présenter la “guerre” comme une entreprise pleine de sens et de valeur : «[T]hey are trapped in an alliance with America, a country also in denial.» Puis Jenkins poursuivait, décrivant une situation désormais marquée par le désordre des esprits, des conceptions et des perspectives:
«The worm is now turning. Not a week passes without a military and diplomatic source questioning the government's policy, or lack of one. A high-powered British Academy seminar last Friday, attended by senior generals, diplomats and academics, was astonishingly at odds. Some said Britain should stay “for the long haul”, others that staying was a terrible mistake. Some said that security would only follow a “hearts and minds” campaign, others that it should precede it. Some wanted democracy, others said forget it. The shambles was revealing.
»Washington hardly displays greater coherence. Obama gave his favourite general, David Petraeus, three months to come up with a new Afghan strategy. The advice, to no one's surprise, was for a “surge”, with more troops to hold territory and rebuild consent for the Kabul government. Obama appeared to like it.
»The strategy was reminiscent of Earl Haig in the Great War: more of what had failed, but with the army still centre stage. Obama's other emissary to the region, the diplomat Richard Holbrooke, is said to have despaired at the Petraeus strategy. He experienced Vietnam and could see the same mission creep occurring. Afghanistan offered his president no wins, only losses. In addition, were continued conflict to plunge Pakistan into a full civil war, it would be a disaster of unimaginable consequences.»
Bien évidemment, de grandes théories géopolitiques sont tracées à l’envi pour expliquer l’intérêt de cette guerre en Afghanistan, tout comme elles l’ont été pour l’Irak. On pousse ces théories dans tous les sens, mais elles n’ont jusqu’ici accouché que de l’effondrement des appareils militaires anglo-saxons, d’un poids épouvantable sur les trésors respectifs, sans garantir la moindre sécurité pétrolière pour quiconque ni la moindre garantie de fidélité des gouvernements en place. Les théories géopolitiques ont ceci d’arrangeant qu’elles sont extensibles à l’infini, autant que la géographie du monde vue de son fauteuil, sans être jamais confrontées aux faits définitifs. Elles sont confortables.
L’attaque en Afghanistan vient essentiellement d’une réaction très coutumière depuis la fin de la Guerre froide chez les Anglo-Saxons, surtout les USA, à la fois de riposte disproportionnée par la force et de volonté messianique de démocratisation. Cette démarche n’a guère d’efficacité géopolitique, notamment pour le contrôle du pétrole. La période de contrôle la plus efficace des Anglo-Saxons (des USA) se situe entre l’arrangement entre Roosevelt et Ibn Saoud en 1945, à Alexandrie, et la guerre du Golfe de 1990-91, suivie de la décision malheureuse de baser des soldats US en Arabie, l’un des ferments initiaux de l’agitation islamiste. Le meilleur moyen de contrôler une situation géopolitique, c’est de ne pas y être impliqué et d’y peser par influence. Quel est l’acteur de la partie qui est le plus à l’aise dans l’affaire afghane? La Russie, qui s’en est retirée en 1988 et qui y dispose aujourd’hui de bien plus d’influence et d’opportunités que lorsqu’elle y entretenait un corps expéditionnaire de 200.000 hommes.
Nous sommes désormais dans une société dominée par la communication, et c’est en référence à cette force principalement que le pouvoir se détermine et agit. La communication implique une narrative démagogique justifiant des actions suscitées par la pression dynamique de certains centres de pouvoir, sans autre but que l’exercice de cette pression. (Le Pentagone en l’occurrence, pour l’Afghanistan, parce que le Pentagone est un système fait pour utiliser ce qu’il crée, sans raison particulière, – de cette façon avait-on rebaptisé l’opération Just Cause contre le Panama en décembre 1989 : Just Because.) La narrative exigée par la communication fut, dans le cas afghan, la démocratisation par l’émancipation, et c’est cela qui constitue la “cause” principale de l’intervention en Afghanistan; l’Occident en est effectivement à ce niveau de sclérose politique. Jenkins règle la question en quelques lignes, où il n’y a pas grand’chose à ajouter, sinon à applaudir à des expressions telles que “the NGO’s gruppies” qui nous donnent une idée juste de la dimension ontologique de la démarche, identifiée au niveau de l’énervement des utopies en vogue dans les salons:
«The idea of establishing a western-style democracy is dead. The dreams of Kabul's NGO groupies, to install technocrats or elevate women or eradicate poppies, have vanished in a morass of corruption and aid extravagance. The best hope is a series of regional deals and compromises, transferring power to warlords or Taliban coalitions, behind which military withdrawal can take place. The west failed to “build a nation” in Kabul, despite tipping billions of dollars into its underworld. Only colonialists build nations, and the will for empire was never present.»
Le problème de la “guerre” de l’Afghanistan, c’est celui du vide, – du vide des raisons avancées, des causes brandies, des calculs détaillés, de la morale proclamée, concernant un conflit qui voit des forces armées occidentales à bout de souffle, impuissantes et ridiculisées par la guerre type G4G adaptée aux montagnes, avec en arrière-plan la situation d’une structure économique et sociale (celle du Royaume-Uni, pour le cas qui nous occupe) aux abois. Tout cela, l’héritage de Blair et de sa “politique de l’idéologie et de l’instinct”, version-Westminster.
Ce vide de la guerre en Afghanistan ne cesse paradoxalement de peser de plus en plus lourd, – mais paradoxe apparent, on le comprend, puisqu’entreprendre de tels actes au nom de politiques aussi vides constitue effectivement un poids négatif considérable. Les pertes, pourtant bien faibles par rapport aux guerres courantes, sont insupportables à cause du vide de la cause, ou des causes exposées pour les besoins de la communication. Le vide insupportable de ce conflit engendrant pourtant le poids négatif qu’on lui voit doit trouver sa substance quelque part, une substance sur laquelle effectivement s’exercer; cette substance, Jenkins la cerne bien («[T]hey are trapped in an alliance with America, a country also in denial.»). La solution qu’il propose est un retrait britannique, mais il en situe bien l’enjeu, – il n’a rien à voir avec l’Afghanistan mais tout avec l’alliance avec les USA.
«For British generals and politicians to talk of fighting in Helmand “for décades” is absurd, not least as neither the British public nor the Taliban believe it. Like the Canadians, they should give a date for withdrawal, to stop wasting British lives and to isolate Obama in his wrong-headed policy.
»To imagine that Britain might have leverage may be fanciful. Tony Blair's failure to influence Bush over Iraq was humiliating. The mix of political obsequiousness and diplomatic smugness Washington detected in Britain then is being replicated today over Afghanistan.
»But Brown is still prime minister. He could act as he is known to believe and cut loose from the Americans in Helmand. It would take courage, but it would be the right thing to do.»
Pour le Royaume-Uni, le problème de l’Afghanistan n’est pas un problème extérieur dans le sens d’un problème “expéditionnaire”, ou de projection de forces, – ni croisade à la Blair, ni Great Game géopolitique. C’est un problème qui pèse sur la politique centrale du royaume (de Sa Très Gracieuse Majesté), un problème qui concerne la politique de sécurité nationale d’une part, la stabilité du gouvernement et du pouvoir en général d’autre part. C’est évidemment dans ce cadre qu’il faut envisager ses effets sur les relations avec les USA.
On dira que le cas n’est pas nouveau, – celui de l’alliance anglo-saxonne soumise à rude épreuve à cause des circonstances où elle s’exerce. Mais le cas afghan introduit une circonstance générale nouvelle, explicitée par trois facteurs.
• La situation britannique est celle d’un désenchantement complet par rapport à la période 2005-2006 où les Britanniques jugeaient qu’ils allaient prendre la guerre en main et la mener à son terme, là où les Américains avaient échoué. Dès décembre 2006, la cause était entendue. En décembre 2007, le pauvre Jenkins se lamentait déjà en implorant le Premier ministre Brown d’ouvrir les yeux sur la situation en Afghanistan («There is no military solution in Afghanistan, not even a military start to a solution. Can Brown not see this?»). Tout cela signifie que le sentiment britannique a eu le temps de mûrir dans le sens de l’amertume, de la désillusion et du désenchantement.
• La crise (celle dite de 9/15, du 15 septembre 2008, que personne n’a vu venir et que tout le monde avait prévue) a introduit un nouveau facteur d’importance. Comme on le sait, le Royaume-Uni est particulièrement touché. Les répercussions sur les capacités budgétaires du gouvernement seront évidemment importantes. Le domaine de la défense devrait être touché comme les autres (on parle de £3-£5 milliards en moins, sur un budget annuel de £37 milliards). D’un autre côté, de telles circonstances impliquent que la popularité, le soutien de l’électorat sont devenus un problème vital pour le monde politique; parallèlement, l’opposition populaire à la guerre en Afghanistan est devenu un facteur important de la science statistique de l’opinion publique. Additionnez tous ces facteurs et imaginez combien est grande la tentation pour un Premier ministre, en exercice ou à venir, d’envisager des initiatives de repli ou de retrait.
• Au contraire, Obama arrive avec, pourrait-on croire, un “esprit nouveau”, ayant fait de l’Afghanistan “sa guerre”, d’une façon assez curieuse quant à l’analyse de ses propres intérêts. Il lui faut développer une stratégie nouvelle, avec des impulsions et des ambitions nouvelles. Quelles que soient les circonstances et ce qu’il en sortira, et même si Gates se donne un an pour réussir (bon vent), il y a ceci que l’état d’esprit US sur cette question est aujourd’hui très opposé à l’état d’esprit britannique.
Actuellement, la situation politique au Royaume-Uni est dans un phase singulière. Les conservateurs jugent qu’ils peuvent, d’ici juin 2010, briser près de 15 ans de domination New Labour. Toutes les prévisions vont dans ce sens, dans une mesure dévastatrice (152 sièges de majorité pour les conservateurs, disent les plus récentes analyses). Ils ont un programme d’austérité important, qui comprendra des réductions dans le domaine de la défense. Ils commencent à afficher avec discrétion, à la britannique, des idées “européennes” en matière de défense, c’est-à-dire l’hypothèse d’une proximité nouvelle avec la France, avec coopération appuyée. L’idée s’articule notamment, mais fondamentalement, sur le constat d’un éloignement des USA dans ces matières de sécurité. Il y a, comme on dit, une sorte de consensus sur la question, dans le monde politique britannique.
Dans ce cadre général, on comprend combien les conservateurs ne seraient pas opposés à un effort de désengagement, ou d’orientation vers un désengagement d’une guerre impopulaire, qui grève le budget et n’amène que des déboires; et combien les travaillistes, tentant de sauver ce qui peut l’être pour les élections, pourraient effectivement lancer un effort dans ce sens, que les électeurs apprécieraient sans doute. Il y a une convergence d’intérêt pour que le monde politique britannique prenne ses distances du conflit en Afghanistan, renversant complètement la présentation obstinée qu’il en fait depuis 2005. Dans ce cas, le Royaume-Uni se trouverait en opposition frontale avec l’évolution actuelle aux USA, toujours et particulièrement au niveau de la communication dont on a vu l’importance. C’est de cette façon, dans le monde d’aujourd’hui, que les crises mûrissent, après avoir été sous-jacentes pendant un certain temps (ce qui est le cas entre USA et UK sur cette question des aventures extérieures, style-9/11, au moins depuis le départ de Blair).
Une telle évolution serait grosse de conséquences extrêmement déstabilisantes, essentiellement pour la “coalition occidentale” en Afghanistan. Le Royaume-Uni tient une place centrale dans le conflit afghan, entre l’engagement de type systémique des USA, et l’engagement par tactique d’arrangement avec les USA des autres pays de l’OTAN (y compris la France, malgré tout ce qu’elle se raconte à elle-même). Le Royaume-Uni est le pays qui, jusqu’ici, a maintenu la fiction d’un conflit ayant sa propre justification, comme c’est le cas pour l’interprétation pour les USA, donc réalisant la soudure entre les USA et le reste de la “coalition”. Les Britanniques sont le maillon fort de l’étrange “coalition” regroupée sous casquette OTAN. Et si le maillon fort devenait le maillon faible?
L’affaire afghane est importante aujourd’hui pour ses effets sur la cohésion occidentale, et sur l’OTAN par conséquent, et tout ce qui va avec, d’une façon générale toutes les relations entre alliés et les relations transatlantiques. Le Royaume-Uni tient la clef de cet arrangement hétéroclite. Si le maillon fort devient faible, c’est l’ensemble qui est menacé.
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