Le monstre jette le masque

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Le monstre jette le masque

2 mars 2009 — Robert Reich, personnage d’influence sélective aux USA, et, surtout, point de référence de la gauche progressiste US et responsable, laisse enfin éclater sa satisfaction, le 26 février sur son site (“Finally a Progressive Budget”):

«President Obama’s new budget is, well, audacious – not just because it includes several big, audacious initiatives (universally affordable health care, and a cap-and-trade system for coping with global warming, for starters) but also because it represents the biggest redistribution of income from the wealthy to the middle class and poor this nation has seen in more than forty years.»

Reich termine son billet, qui constate ce qui constitue, in fine, une déclaration de guerre à une posture socio-économique fondamentale des USA, à une conception du monde sous influence US, – celle où “les riches” sont nécessairement favorisés contre “les pauvres”, – tandis qu’il s’agit bien de la crise elle-même qui est en cause: «Fairness is at stake but so is the economy as a whole. This Mini Depression is partly the result of a widening gap between what Americans can afford to buy and what Americans when fully employed can produce. And that gap is in no small measure due to the widening gap in incomes, since the rich don't devote nearly as large a portion of their incomes to buying things than middle and lower-income people. The rich, after all, already have most of what they want.»

Parlant au Sunday Times hier 1er mars, Reich se montre beaucoup plus expansif, beaucoup plus affirmatif, – le voilà qui enterre une époque, – et quelle époque!… «Reich told The Sunday Times: “It is the boldest budget we have seen since the Reagan administration, and drives a nail in the coffin of Reaganomics. We can basically say goodbye to the philosophy espoused by Ronald Reagan and Margaret Thatcher.”»

Il faut dire que cet article du quotidien londonien, d’hier, mesure la profondeur de l’attaque et la gravité de la situation. Il sonne l’alarme, crie “au feu”, se lamente et lance des accusations furieuses. L’article reflète nettement les vues des conservateurs libre-échangistes anglo-saxons (cette fois, US et britanniques compris, – Reagan & Thatcher, les icônes du temps passé), bien plus qu’aucun autre article de presse de ces derniers joues.

…Car, soudain, ils découvrent le vrai visage d’Obama, l’homme qui vient de jeter le masque avec son budget monstrueux de $3.600 milliards. «Republicans believe Obama has finally emerged in his true colours», écrit Sarah Baxter, de Washington, sans mauvais jeu de mots, sans allusion, sans rien, oubliant toutes les romances et les ivresses qui accompagnèrent l’élection du premier président africain-américain, de la fête multiculturelle et antiraciste; désormais, plutôt, il s’agit du plus effrayant président démocrate depuis FDR et LBJ, car il a su (comme FDR) “profiter” de la crise («But the collapse of the economy has given Obama the chance to emulate the sweeping changes made by two earlier Democratic presidents: Franklin D Roosevelt’s New Deal in the 1930s and Lyndon Johnson’s Great Society measures in the 1960s.»). Bref, l’Amérique républicaine, l’Amérique des conservateurs, l’Amérique de Reagan est absolument trahie… «Peter Wehner, a former White House aide to George W Bush and senior fellow at the Ethics and Public Policy Center in Washington, said the budget was “a frontal assault on every tenet of Reaganism from the size of government to taxes, the attitude towards entrepreneurs, small businesses and pro-growth policies”.»

En un mot, – c’est la Révolution, – au point qu’ils citent, en français dans le texte, le mot ambigu d'“égalité”, célébré en anglo-américain lorsqu’il s’agit de faire la promotion du système et de ses vertus innombrables, honni dans la langue des guillotineurs… «“So the revolution has come,” one US commentator noted. “Now, will it bring a new égalité? Or will we simply lose our heads?”»

Ainsi commence la présidence Obama, non par l’union nationale qu’il envisageait mais par l’affrontement qu’il craignait par-dessus tout et écartait résolument. Les démocrates, écrit Sarah Baxter, jubilent en se répétant les mots de leur président : «I don’t think we can continue on our current course. I work for the American people and I’m determined to bring the change that the people voted for last November.»

Résumé de cette offensive épique qui inaugure la guerre intérieure:

«America “was on a glide path to European-style democracy”, Wehner said. Those who had wondered during the two-year election campaign who Obama really was — “a centrist throwing bones to the left or a leftist throwing bones to the right?” — now had their answer. He was an out-and-out leftist worthy of an “ism” of his own: Obamaism.

»The economic crisis has given the Republicans a cause after their crushing electoral defeat, but not yet a politician to take on Obama. Bobby Jindal, 37, the much-hyped governor of Louisiana, embarrassed his own side with the lameness of his response to Obama’s speech.

»It is not a problem for now, said Wehner. “Obama is a magnetic figure and tremendously charismatic. He is the dominant force in American politics. The Republicans are secondary actors. What they can do is to prepare themselves so that if this monstrosity fails, people can look to the Republicans and say, ‘They’re ready’.” Ultimately, he predicted, it could “bring back Reaganomics quicker than one thinks”.

»Obama has not only turned his back on Reaganomics but has ditched Clintonomics too. It was Bill Clinton who declared “the era of big government is over” when he lost Congress to the Republicans in 1994 and began to roll back welfare entitlements. Now almost any spending that can keep consumption going is viewed as a public good.

»Some of Obama’s closest White House advisers, including Larry Summers, the head of the National Economic Council, were members of Clinton’s inner circle. They were among those who encouraged the roaring stock markets and multi-million-dollar bonuses for chief executives in the 1990s, but have been obliged to adjust their thinking.

»“The idea of a self-regulating market seems quaint if not outright ludicrous in the wake of the biggest crash since the Great Depression,” said Reich. Summers may not have had so much a change of heart, as a change of president, according to Reich. “It doesn’t really matter what anybody thinks. Obama is the boss and it is his budget,” he said.

Comment traduire “Obamaism”?

… Oui, comment? “Obamaism”, cela donne quoi? “Obamaisme”, really? “Obamisme”, pour faire plus court? Ou bien, “Baracka”, après tout? On verra. Il reste que le rouge est mis.

Non, nous n’allons pas nous enfermer dans la rhétorique “riches-pauvres”, encore moins vaticiner à propos de l’égalité. Tant d’autres ont déjà donné à cet égard, sans rien expliquer si eux-mêmes ont compris, sans rien résoudre dans tous les cas. Ce qui nous importe est de constater qu’une énorme fissure apparaît dans le système, comme même l’Irak et la catastrophique présidence de GW n’étaient pas parvenus à provoquer, ce qui montre la gravité profonde de la situation aujourd’hui par contraste avec hier où l'on dissimulait les choses. Ce qui nous importe est qu’Obama, finalement, quitte sa position de danseur sur le fil de l’épée. Il a choisi son camp, – certains avanceraient qu’il faut nommer cela: “franchir le Rubicon”, – on verra… (Bis repetitat). Pour l’instant, nous laissons à part les effets sur la situation intérieure US de cette orientation d’Obama, et la question si importante mais encore à peser avant d’en débattre d’y voir ou pas l’amorce d’une démarche radicale intérieure, par rapport au système. Ce qui nous importe d’abord, devant cette orientation qui apparaît, et qui apparaît si puissante, c’est d’envisager les effets extérieurs sur la structure générale, et par rapport à la crise qui, elle, continue à exhaler sa fureur vengeresse.

Les cercles de la pensée française des salons parisiens, qui proclament qu’il faut abandonner les fables sur l’“Etat-providence”, se sont-ils aperçus de quelque chose, eux qui, Baverez au poing, proclament qu’il faut s’adapter à la doctrine de la Foi générale? Pour rappel et pour leur édification: «Still, conservative talk show hosts dubbed the stimulus bill the European Socialist Act of 2009 – not meant as a compliment – and Newsweek magazine followed up the theme with a cover that carried the headline We Are All Socialists Now and noted inside that “Barack Obama sounds more like the president of France every day.”»… Imaginez, après ce budget, combien il apparaît “more and more and more like the president of France every day”… Cela signifie-t-il que, comme Sarko, Obama va se trouver, de plus en plus chaque jour, puisque la crise le presse par ailleurs, en désaccord avec la doctrine général et imposée, notamment d’interdiction de toute protection?

Si BHO agit comme FDR et LBJ, en installant un super-gros gouvernement pour aider le citoyen, il n’a pas le même environnement. Dans les années 1930, l’Amérique est libre de tout engagement extérieur contraignant, y compris doctrinaux d’ailleurs, et FDR peut jouer la scène du réformateur radical, avec son New Deal, en restant scrupuleusement sur la scène nationale; dans les années 1960, l’Amérique est assez puissante pour tenir ses démons à distance, et poursuivre la stupide guerre massacreuse du Vietnam tout en se payant, très cher, la “Nouvelle Société” de Johnson, qui reste ainsi une affaire intérieure US. Mais Obama? A la différence de ses prédécesseurs, son initiative, même si elle est au départ nationale comme il va de soi, va nécessairement déborder sur la scène internationale, dont les USA font désormais partie à cause de leur affaiblissement dramatique. Comme dit finement Gordon Brown, qui arrive demain à Washington, «Globalization is not an option, it is a fact.»

Effectivement, Obama n’est pas tout seul, comme les USA eux-mêmes, et il n’est pas dans la meilleure position possible, comme les USA. La question est de savoir quel effet sa position intérieure nouvelle, d’affrontement avec les républicains, de volonté de changer les rapports économiques au profit des plus “pauvres”, aura sur les relations des USA avec le reste du monde et, surtout, sur la position des USA vis-à-vis de la doctrine centrale (le libre-échange). Il faut faire attention au contresens du libéral européen à cet égard, celui qu’on ne trouve jamais plus virulent lorsqu’il s’agit de matières économiques que chez les Britanniques.

Commentant la visite de Gordon Brown aux USA à partir de demain, The Independent écrit ce matin: «Mr Brown arrives just as the President is engaging in a battle to transform the US economy with its huge dependence on foreign oil while delivering ambitious healthcare and education reforms to restore US competitiveness. Mr Obama is also fighting special interest groups and lobbyists who want to derail his $3.6trn (£2.5trn) budget plan aimed at jump-starting the US economy while radically reforming it. The President is coming under tremendous pressure from unions and industry to protect US jobs by erecting barriers to trade. Mr Obama may find an ally in the Prime Minister, much as George Bush needed an accomplice in Tony Blair for his military adventures in Iraq.

»In his weekly radio address on Saturday Mr Obama delivered a populist blast at entrenched Washington interests, challenging his domestic opponents: “I know these steps won't sit well with the special interests and lobbyists who are invested in the old way of doing business, and I know they're gearing up for a fight as we speak. My message to them is this: So am I.” “The system we have now might work for the powerful and well-connected interests that have run Washington for far too long but I don't. I work for the American people.”»

Le contresens est là. Obama s’attaque moins à une “réforme profonde de l’économie US” qu’il ne tente de changer en profondeur les rapports sociaux, ou, disons, l’aspect économique des rapports sociaux; il s’attaque donc, comme il le dit et dans tous les cas il le dit, aux intérêts particuliers et aux lobbyistes qui défendent “the old way of doing business”. Il est fort présomptueux, sinon sophistique, d’en déduire qu’il va être «under tremendous pressure from unions and industry to protect US jobs by erecting barriers to trade», comme s’il s’agissait de la riposte du système, comme si lui-même, Obama, allait combattre également ceux qui veulent une protection des emplois US. Au contraire, bien sûr. Pour mener sa bataille, Obama qui adopte la politique du réformisme social doit s’appuyer sur son électorat naturel, sur ce qui se confirme par la force des choses et le choix des situations comme son soutien évident, donc sur une population habitée d’une hostilité implicite au libre-échange et à la globalisation avec ses effets, qui réclame la protection des emplois. Ce sont les dirigeants républicains qui ont, depuis des décennies, mené la bataille pour le libre-échange, pour la globalisation générale et financière, pour le soutien de Wall Street et des libre-échangistes et ainsi de suite. Ce sont les républicains et leur “old way of doing business” qu’Obama attaque. Au contraire, ce sont les démocrates, et Obama est en l’occurrence entièrement démocrate, qui ont toujours montré ces dernières années de sévères réticences à l’encontre du libre-échange, jusqu’à créer une expression (“fair-trade”) pour habiller convenablement cette réticence.

La question est donc de savoir quels effets, et dans quelle mesure ces effets, cette nouvelle posture socio-politique aura sur la politique US vis-à-vis de la doctrine régnante dans le vaste monde en si grand désarroi; dans quelle mesure Gordon Brown, qui vient chercher à Washington un appui, notamment pour ses conceptions globalisantes de libre-échange, ne se trompe pas de porte et de sujet (d’autant que Brown, lui aussi, doit chercher à “protéger” les emplois britanniques, – contradiction régnante, elle aussi); dans quelle mesure un président français, qui a lui aussi des tendances pour une politique “de protection”, ne trouverait pas un appui du côté US; et ainsi de suite…

Le problème est bien sûr que tous ces hommes politiques tendent à faire une politique en proclamant leur attachement à une foi qui leur interdit cette politique et dit le contraire de ce qu’ils veulent faire. Curieux emprisonnement de l’esprit, qui constitue un cas remarquable du sophisme pris comme règle de pensée. Tous les commentaires (britanniques) qui accompagnent Brown aux USA proclament la nécessité d’un grand accord sur la lutte contre le réchauffement climatique et une opposition décidée à toute forme de “protection” des situations sociales nationales (libre-échangisme); ainsi conduits à réclamer le mariage d'une politique fondamentale de la sauvegarde de l’environnement par des mesures de protection et de régulation, et de la doctrine qui est l’une des causes de l’accélération de la destruction de l’environnement par absence de mesures de protection et de régulation. Puisqu’ils veulent “protéger” l’environnement (s’il est encore temps) par une coopération internationale impliquant protection et régulation aux niveaux nationaux, ce qui est une bonne chose sinon une chose urgente, pourquoi ne veulent-ils pas discuter des moyens de “protéger” les population par une coopération internationale impliquant protection et régulation aux niveaux nationaux? Qu’est-ce que l’“Obamaism” va nous dire de cela?