Le Pentagone “adrift

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 456

Le Pentagone “adrift

12 juillet 2008 — L’audition devant le Congrès de John Young, sous-secrétaire à la défense pour les acquisitions (n°3 du Pentagone), le 10 juillet, a mis en lumière les divers caractères d’une situation qu’on ne peut que qualifier d’extraordinaire si on en prend l’exacte mesure. Young est désormais chargé de conduire à son terme la sélection du ravitailleur en vol KC-45 de l’USAF, et c’est déjà un premier fait extraordinaire que la conduite à terme d’un contrat d’un programme spécifique soit de la responsabilité directe d’un fonctionnaire d’un rang si élevé. Cela situe l’enjeu et la tension qu’il génère, définis par cette image de John Young: «The air is charged» (“la tension est terrible [autour de ce programme]”).

Un très bon rapport de cette audition effectivement très tendue est donné par le Daily Report de l’Air Force Association, le 11 juillet; audition exceptionnelle, faite devant une sous-commission de la Chambre (sous-commission des forces aériennes et terrestres) qui avait invité nombre de parlementaires n’appartenant pas à la sous-commission mais intéressés par l’affaire, et qui étaient autorisés à intervenir.

Young est apparu tendu, préoccupé, conscient de l’énormité de la tâche qui l’attend, caractérisée notamment par des pressions très fortes s’exerçant en sens inverse et l’emprisonnant dans des nécessités contradictoires. Il s’agit principalement d’une pression générale pour que l’affaire soit bouclée le plus vite possible (décembre 2008), pour éviter une aggravation supplémentaire de la crise et parce que l’USAF a un besoin urgent de ses ravitailleurs; et d’une pression générale en sens inverse, parce que tout doit être minutieusement accompli, toutes les précautions doivent être prises pour que rien ne vienne remettre en question la décision qui sera prise. Les différents points décrivant cette situation extraordinaire sont les suivants:

• Cette contradiction des tensions pesant sur le processus… La prudence de Young d’abord: «“The air is charged around this competition,” said Young, who has supplanted the Air Force’s acquisition executive as the person in charge of the reopened competition and will pick the winner. “I cannot guarantee you we will make that schedule. ... There’s probably an infinite number of obstacles.”» La réplique du président de la sous-commission, exposant clairement que si le KC-45 n’est pas sélectionné en décembre, tout le processus risque d’échapper au contrôle des autorités du DoD: «“If you aren’t finished by the end of the year, then this thing is going to start all over again and it’s going to take a heck of a lot longer,” Neil Abercrombie (D-Hawaii), the panel’s chairman, told Young in reiterating the time urgency and urging Young to complete the process sooner rather than later.»

• Parmi les obstacles possibles à un bouclage rapide du processus de sélection est apparue la possibilité que Boeing, tirant la leçon de l’inclination de l’USAF pour un gros avion (le KC-30 de EADS), décide de proposer un nouveau concurrent, le plus gros KC-777, à la place du “petit” KC-767: «For example, should Boeing opt to bid its KC-777 tanker concept based on the revised request for proposal, “I expect it will take more time than we have allotted on the schedule to evaluate,” Young admitted.»

• Extraordinaire également, la place qu’a prise le GAO dans ce processus. Ce sont les jugements du GAO qui ont relancé l’affaire. En général, le GAO est méprisé par le Pentagone, comme un empêcheur de danser en rond, ses avis (qui ne sont que consultatifs) sont rejetés avec dédain. Dans cette affaire, le GAO a pris au contraire une place centrale et il est désormais appelé à l’aide par le Pentagone. Toute l’affaire est placée dans le cadre de la référence du GAO, désormais désigné comme une référence de vertu dont la caution qu’il sera sollicité d’apporter au processus en cours doit protéger le Pentagone du désordre qui le menace avec les diverses contestations (pathétique Young, qui affirme que le Pentagone n’est pas “à la dérive” et confie «…I have to anticipate another protest.”»): «Young said that he rejected the notion that DOD is in a “drift period” now during the final days of the Bush Administration. Rather, he said the next few months are critical. He stated repeatedly that he would amend the RFP as little as possible and adhere strictly to the eight points that the Government Accountability Office highlighted in its findings on June 18 that upheld Boeing’s legal protest of the Air Force’s award of the KC-X contract to Northrop Grumman in February. “To the extent we need to change it, it’ll be based on the findings that GAO had and then how well those findings are grounded in our requirements document, because we’re going to give that the greatest weight,” said Young. “I think in every case, though, we’re going to seek to have as robust a record as possible, because I have to anticipate another protest.”»

• Parmi les détails qui s’accumulent pour décrire la complexité du processus que Young prend en main, un parmi d’autres: «Young said he will also have an independent review team observing his office’s work and advising him throughout the entire reopened competition.» Dans tous les sens vont s’exercer des pressions de surveillance, de contrôle, de vérification, pour parvenir à une situation où l’on pourrait aussi bien décrire le processus comme quasiment incontrôlable. (Le paradoxe est que ces précautions ne sont pas antagonistes aux acteurs du processus. Au contraire, c’est Young qui établit ces garde-fous autour de lui, qui vont agir comme autant de freins et de tracasseries dans le processus qu'il dirige.)

• …Et par-dessus tout, cerise sur le gâteau, la position de Young lui-même, qui porte un double chapeau, celui de juge et de partie (il est juge de la probité et de l’excellence du processus dont il est également le responsable puisqu’il le conduit, – il est à la fois OSD, le juge qui apprécie, et l’USAF, la partie qui conduit sa cause et qui a déjà été jugée fautive à deux reprises) : «Young acknowledged that this would create an awkward and “extremely unusual” situation at the review in which he would be representing both the KC-X program as the source-selection authority and OSD as the milestone decision authority.»

Tout le monde à la dérive et en désarroi

…Extraordinaires également, les efforts de Young pour repousser la notion que le Pentagone est “à la dérive” («in a “drift period”»). C’est ce qu’a montré l’audition. Young, ou OSD (Office of Secretary of Defense, c’est-à-dire Gates), n’est pas apparu comme une autorité maîtresse d’elle-même, prenant le dossier en main avec sûreté et montrant ainsi, par contraste, le désarroi de l’USAF que le même OSD s’est employé à massacrer jusqu’à la “décapitation” du 5 juin (ministre et CEM de l’USAF virés). Au contraire, OSD est, dans cette affaire, autant en désarroi que l’USAF…

Ils sont tous “à la dérive” devant ce monstre qu’est la bureaucratie du Pentagone, incapable de parvenir à boucler un contrat pour l’équipement des forces armées. Le contrat est important, comme le programme certes, mais il s’agit bien d’un seul parmi tant d’autres. Le programme KC-45 est en train de devenir le symbole pressant, menaçant, de la crise du Pentagone. Un homme, quasiment du rang de secrétaire d’Etat d’un grand ministère, voit désormais toute son activité pendant au moins six mois concentrée sur un seul contrat d’une administration qui en passe plusieurs milliers par an, – la crise n’est plus au niveau du budget à répartir, de l’argent disponible, etc., mais au niveau de la mise en œuvre de l’acte juridique permettant de débloquer l’argent pour commander un système qui doit satisfaire un besoin stratégique urgent.

Ils sont donc tous coupables et victimes à la fois, OSD et USAF qui s’affrontaient, qui sont obligés de coopérer. (D’ailleurs, on a confirmation, par le GAO lui-même, que, dans la crise du KC-45, l’USAF ne présente nullement un cas particulier, un accident épouvantable qui blanchirait a contrario le reste. Le comportement de l’USAF est malheureusement exemplaire du comportement du reste.) Cette situation pathétique définit bien ce qui est désormais la crise même du Pentagone, crise du système bureaucratique, crise des engrenages eux-mêmes. Plus aucune autorité sérieuse n’existe parce qu’aucune autorité n’a plus le moindre domaine identifié, la moindre personne autorisée sur laquelle s’exercer d’une façon décisive. Le revirement “dans l’esprit” de la chose d’OSD par rapport à l’USAF montre cette évolution, pour l’instant non encore réalisée pleinement. L’attaque directe contre l’USAF en tant qu’institution ne donne aucun résultat, et même affaiblit un “allié objectif”, alors que c’est contre les rouages de la bureaucratie, dont l’USAF est elle-même victime, qu’il faut porter l’attaque… Mais allez trouver “les rouages de la bureaucratie” coupables! Le Pentagone est bien “adrift”, et c’est la folle dérive de la nef des fous, où les fous sont à la fois, eux aussi, complices et victimes. Le système fou règne en maître…

Il est possible qu’on puisse historiquement dater à cette affaire rocambolesque du KC-45, surtout depuis le 18 juin et la mise à nu des erreurs de l’USAF par le GAO, l’embrasement de la crise systémique du Pentagone, couvant par ailleurs depuis des décennies et toujours écartée par un expédient ou l’autre, et aggravée dans l’entretemps. Ce qui fait du KC-45 une crise ouverte, à ciel découvert, de la bureaucratie, c’est son incidence directe et directement constatée sur la puissance US; une incidence qui peut s’avérer catastrophique si le processus n’est pas maitrisé et bouclé, par le vide stratégique qui s’installerait entre une flotte de KC-135 à bout de souffle et à la merci du moindre accident de vieillissement (avec le risque d'une décision d’immobilisation d’une partie ou de l’entièreté de la flotte) et le choix encalminé du nouveau KC-45.

Là-dessus, si les Européens croient que Washington va s’occuper de l’aspect transatlantique, si Brown croit qu’un coup de fil à GW peut avoir le moindre effet! Les Européens semblent à mille lieues de comprendre l’enjeu précis de cette crise du KC-45, en y voyant un complot protectionniste, du machiavélisme politique US. On ne s’en plaindra pas nécessairement puisque cette attitude introduit une tension transatlantique qui a d’une façon générale, et la chose considéré cyniquement, le mérite de mettre en cause une situation générale où l’Europe est asservie aux USA; mais il est bon de savoir, pour l’estime qu’il faut avoir de notre intelligence d’analyse et de notre connaissance des USA, que c’est en l’occurrence au plus mauvais des propos.

Par contre, c’est un point essentiel et important que les Européens soient indirectement au cœur de la tourmente, par la présence dans la compétition d’EADS. Ils voient de près la chute du monstre qu’ils adorent en le couvrant de vertus qu’il n’a pas. Plus encore, leur présence active le feu, en donnant une dimension de plus à la crise, en imposant une pression de plus; c’est, du côté US, la défense de la base industrielle US, qui est loin d’être une cause mauvaise, qui est au contraire, dans cet imbroglio kafkaïen, la seule cause dont on comprend le bien fondé; qu’elle soit défendue par des sénateurs corrompus jusqu’à la moelle par les lobbies des uns et des autres n’enlève rien à la logique du jugement.

Il est très caractéristique que, dans toute cette description, si l’on écarte les faux procès et les accusations infondées, on a le spectacle de différents acteurs qui ne sont pas en conflit les uns avec les autres mais qui sont tendus dans un but commun: arriver au terme d’un processus de sélection. Leurs désaccords portent éventuellement sur les méthodes, les techniques, les comportements, etc., mais nullement sur le but. Ce n’est pas une guerre, c’est le processus menant à la signature d’un contrat; et c’est pourtant une crise majeure, comme il y a dans les guerres… Ce spectacle est caractéristique, c’est celui des hommes face au système fou et proche d’être incontrôlable.