Le plan Rousseff : internet comme le dollar

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Le plan Rousseff : internet comme le dollar

Nous avons déjà évoqué certains aspects de cette affaire, cette “sous-crise“ de la crise Snowden/NSA avec la crise Brésil-USA résultant de la surveillance intrusive de la présidente Rousseff par la NSA, engendrant elle-même des mesures qui, on le verra plus loin, débouchent sur une autre crise (“sous-sous-crise”, comme on dit arrière-petite-fille ?). Nous en disions ceci, le 21 septembre 2013 : «Comme on l’a vu, notamment au travers de l’exemple latino-américain (Brésil-Argentine, notamment), il y a une dynamique de “balkanisation” de cette infrastructure, selon le mot de Jenkins, ce qui active d’une façon significative une dynamique exactement contraire à la globalisation que prétendrait présenter l’internet, mais simplement parce que cette globalisation est un faux-nez pour la domination des USA, c’est-à-dire du Système. La réaction en cours peut signifier effectivement une fragmentation défensive dans certains domaines, tout comme elle peut représenter une réaction antiSystème dans d’autres cas et se manifester comme telle ; dans ce domaine de l'internet, notre jugement serait plus favorable à une dynamique antiSystème qu'à une posture de fragmentation défensive.»

L’initiative brésilienne se développe, se précise, et prend de l’ampleur au niveau de l’écho de communication. Il s’agit même, désormais, d’une controverse de type “global”, qui concerne désormais également (en plus des arcanes de la crise Snowden/NSA et de l’attaque de la NSA contre Rousseff) le statut et la position d’internet par rapport aux références telles que la globalisation d’une part, les contrôles nationaux d’internet d’autre part. L’initiative brésilienne concerne effectivement un vaste ensemble de mesures de défense et de protection, d’une sorte de “nationalisation” de l’internet brésilien hors des normes US, ou des fourches caudines de la NSA et de tous ses affiliés type Google & Cie, – selon la définition qu’on veut donner de l’initiative. (Cette initiative brésilienne implique en théorie des mesures telles que la construction de cables sous-marins indépendants du réseau US, des points de passage d’internet spécifiquement brésilien dans le pays, un encryptage propre au Brésil par le service postal et le stockage des archives de communication spécifiquement brésiliennes par les compagnies type Facebook et Google au Brésil même.) Un texte d’Amanda Holpuch, dans le Guardian du 21 septembre 2013 donne quelques indications sur ce projet brésilien et, surtout, sur la polémique qui monte autour de lui, avec toutes les nuances de positions contradictoires. Il y a les arguments selon lesquels le Brésil va s’isoler complètement en se coupant de la “globalisation”, et les arguments complémentaires qui font justice du faux-nez de la globalisation selon lesquels le Brésil n’osera ni ne pourra se couper de ses liens économiquement essentiels avec les USA, transitant par l’internet sous contrôle US/NSA. Il y a les arguments contraires qui disent que Rousseff a mis au premier plan du système de la communication un débat extrêmement intéressant et fondamental, et qui n’est pas tranché d’avance....

«“The hope that Brazil has is that the measures would curb the control the US has in terms of infrastructure and that maybe it will be a pressure for the United States to change its practices that came to knowledge after the Snowden leak," said Marilia Maciel, a researcher who works on Internet security policy at Brazil's Fundacao Getulio Vargas. [...] “I think that there is a feeling that the US has always had a prominent role in internet governance and they want to change that," Maciel said. “The conversation is under way, and it became prominent last year at Dubai.”

»It's the conversation at the World Conference on International Telecommunications (WCIT) Dubai that has internet executives offering alarmist warnings about a balkanized internet that suppresses online freedom. There, Russia and China explicitly stated their hopes to take control of the internet away from the US.

»At a discussion in New York last week, Google executive chairman Eric Schmidt said he was more concerned about a balkanized internet than NSA surveillance and government spying. “The real danger [from] the publicity about all of this is that other countries will begin to put very serious encryption – we use the term 'balkanization' in general – to essentially split the internet and that the internet's going to be much more country specific,” Schmidt said. “That would be a very bad thing, it would really break the way the internet works, and I think that's what I worry about.” [...]

»Rousseff, however, is expected to bring the conversation about the role of the US government and US-based corporate multinationals to a global stage at the UN General Assembly at the end of this month.

And by discussing these measures now, Rousseff is taking the unusual step of having a diplomatic conversation about cyber espionage, said Camille François, a researcher at Harvard University's Berkman Center who has worked for Google and the US Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa).

»“This is a conversation, in the open, about expectations: what countries expect from each other in that realm and how what they can leverage – domestic law, international law, technologies, etc – to enable this state of peace,” said François. She said that the internet isn't inherently US-centric, even though “a significant part of Brazilians' experience of the Internet is shaped by US companies, and they obey American law.”

»At a practical level, it would be "very, very difficult" for Brazil to cut its internet off from the rest of the world, said Andrew Blum, author of Tubes...»

... Une première chose à observer est que certains “experts” devraient apprendre à ne pas trop dire “ceci est impossible, cela est impossible ... parce que les USA tiennent tout et que tout le monde veut rester ‘connecté’ (stay tuned) aux USA”. (“Connecter” justement pas dans le sens de “stay tuned” mais bien pieds et poings liés par la grâce de la NSA.) Il est d’ailleurs remarquable d’observer en plus qu’il y a, disons cinq ans, une telle initiative de Rousseff aurait été accueillie par un chœur hystérique du type “ceci est impossible !” agrémenté de condamnations à l’enfer éternel pour avoir osé songer à contrevenir aux lois extrêmement américanistes de la globalisation. (Crime de lèse-globalisation, la pire engeance avec l’accusation de racisme du lexique de la narrative-Système.)

Poursuivons sur la voie de nos observations : depuis la fugue du jeune Snowden, il n’y a pas mal de “ceci est impossible, cela est impossible...” qui se sont envolés en fumée. Au reste, pour autant d’“experts” qui nous disent en toute bonne foi, sans doute bien rémunérée, que la tentative de Rousseff, la “balkanisation”, est sans espoir, il y a un Eric Schmidt (grand philosophe à la tête de Google, comme chacun sait) qui nous dit, sans ambages lui, qu’il préfère, pour notre liberté à tous sans doute, que l’internet soit quotidiennement contrôlé par la NSA plutôt qu’être “balkanisé”. Cela nous conduit à penser 1) que la “balkanisation” n’est pas si impossible qu’on croit, notamment puisque Schmidt la craint comme la peste, et 2) qu’elle n’est pas nécessairement si mauvaise qu’on juge, notamment puisque Schmidt la dénonce comme le choléra. Bref, il y a de la place pour du débat, ce qui est une excellente chose car qui dit débat à propos du monopole absolu des USA, donc de la NSA, sur l’internet, signifie désordre dans cette machinerie de domination subreptice, et aujourd’hui complètement mise à jour, des USA sur le reste.

Il est juste et loyal de noter, au reste, que certains arguments de ce débat du côté de ceux qui sont “contre” l’initiative Rousseff ne sont pas aussi détestablement suspects que l’argument de Schmidt. Par exemple, c’est le cas de ce que nous dit Jillian York, directrice de l’association Electronic Frontier Foundation, à l’honorable réputation, qui craint que cette initiative soit suivie par d’autres pays et serve surtout à permettre à certains régimes d’imposer des contraintes politiques et idéologiques allant contre la liberté de communication transfrontalière qui est la vertu cardinale de l’internet. («With Brazil it's a bit trickier, because I think they've got the right intent. But I do think it sets a really dangerous precedent, so in that sense it's a bad idea – in the sense that if Brazil does it, you're going to see all sorts of other countries going to do it.») Il faut néanmoins que les débatteurs, et notamment les défenseurs inconditionnels de la liberté de l’internet, aillent au bout de leur logique, jusqu’au cercle complet de cette logique qui peut les conduire à des paradoxes embarrassants. Lorsque l’excellent et honorable philosophe Slavok Zizek, qu’on étiquetterait audacieusement et sans garantie de rencontrer sa vraie tendance de marxiste-libertaire, nous dit qu’il veut des Snowden et des Mannings partout, y compris en Chine et en Russie pour dénoncer les turpitudes chinoises et russes, et qu’il ajoute que ces régimes (la Chine et la Russie) sont de bien pires oppresseurs que les USA, notamment pour le traitement de leurs prisonniers, on ne peut s’empêcher de penser qu’il pousse le bouchon un peu trop loin au nom de la défense de “la liberté” comme notion qu’on croirait exclusivement occidentale et du domaine exclusif des Lumières : de Gitmo au Goulag américaniste qui distance tout le reste, aux éliminations “en douceur” de populations carcérales US, aux escapades type-drones tueurs, on sera bien réservé sur ce jugement. Il est peut-être bon d’avoir à l’esprit que si la Russie n’existait pas, il est bien probable que Snowden existerait encore, et certainement pas comme exemple exceptionnel d’une occurrence antiSystème sans précédent dans son rapport d’efficacité poids-puissance ...

«We need Mannings and Snowdens in China, in Russia, everywhere. There are states much more oppressive than the US – just imagine what would have happened to someone like Manning in a Russian or Chinese court (in all probability no public trial). However, one should not exaggerate the softness of the US: true, the US doesn't treat prisoners as brutally as China or Russia – because of its technological priority, it simply does not need the brutal approach (which it is more than ready to apply when needed)...» (Zizek, dans le Guardian du 3 septembre 2013.)

Comme on voit, le débat est extrêmement large, il organise des confusions, il demande des reclassements et l’exploration des logiques présentées jusqu’à leur terme ; et, dans tous les cas, il (le débat) reste ouvert ... Il est donc d’autant plus nécessaire d’observer que, pour nous l’essentiel n’est pas là. Il est plutôt dans ce fait incontestable, renforcé de façon dramatique et sensationnelle par la crise Snowden/NSA et tout ce qu’elle révèle de la domination hégémonique des USA sur l’internet, le réseau, le phénomène de la communication électronique à l’échelle globalisée, – une fois encore, faux-nez pour l’hégémonie US et, par conséquent, pour celle du Système. Il y a dans cette situation, d’une façon très générale, dans les domaines politiques et économiques certes, mais aussi et surtout dans les domaines de l’influence et d’une façon très générale de la psychologie, la réalité d’une hégémonie US du domaine qui vaut bien la domination du dollar dans les domaines financier et commercial. C’est à ce niveau qu’il y a un enjeu avec l’affaire Rousseff-internet : non pas tant que tout cela nous révèlerait que l’internet est complètement “infecté” par les USA, ce qui n’est pas le cas malgré cette hégémonie dont on sait bien qu’elle est un panier percé lorsqu’on se réfère aux performances de la NSA ; plutôt parce que l’initiative brésilienne met spectaculairement le feu aux poudres sur la question de cette hégémonie et, par conséquent, doit susciter une panique à mesure, et une progression dans le chaos du côté de l’américanisme, c’est-à-dire du Système. Pour que Schmidt-Google se découvre au point de nous dire froidement qu’il préfère le contrôle de la NSA à la “balkanisation”, – ce qui ne plaira pas nécessairement à ses diverses clientèles, – il faut qu’il y ait “panique à bord“, certes....

Ainsi donc, voici l’essentiel qui est de voir le monopole US sur le réseau mis en question. On dira certes qu’il y a déjà des pays qui jouent “perso”, mais ces pays sont marqués au front du signe du sacrilège, qui est celui de l’accusation largement répercutée de refuser l’alignement sur les USA et d’être irrécupérable de ce point de vue. Ces pays sont “hors-jeu”, hors de notre galaxie, etc., et la malédiction explicite ou implicite qui les accompagne les fait compter pour partie négligeable du point de vue de la communication, dans le grand décompte permanent de l’hégémonie monopolistique de l’“Empire”. Le Brésil, et surtout le Brésil de Rousseff qu’on jugeait plus arrangeante que Lula, c’est tout autre chose. Qu’ils réussissent ou pas, qu’ils soient critiquables ou non même du côté de gens qui s’estiment antiSystème, les projets de Rousseff constituent une mise en cause de l’hégémonie US en même temps qu’un bruit contestataire de plus, et de taille, dans un domaine où cette hégémonie était encore moins contestée que pour le dollar, où cette hégémonie, en un sens, allait de soi bien plus qu’avec le dollar. Ainsi peut-on, une fois encore, mesurer les effets colossaux, d’abord de la stupidité à front de taureau de la NSA et de la diplomatie-Système des USA  ; ensuite et surtout, de la crise Snowden/SNA et des actes de ce freluquet de 30 ans qui a tout quitté de son univers confortable, avec quelques méga-disques durs dans son sac à dos, un jour de mai 2013. Cette crise est décidément comme un arbre généalogique qui ne cesse de se dérouler pour nous faire découvrir de nouvelles crises enfantées par la crise originelle, comme l’arbre nous fait découvrir les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants ; ou bien comme ce vêtement de laine à la maille serrée pour ne laisser rien passer, qui se détricote inexorablement ... Un jour, le voyant privé de sa petite laine, on pourra donc s’exclamer réglementairement que “le roi est nu”.


Mis en ligne le 23 septembre 2013 à 11H52