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14026 octobre 2008 — Des signes apparaissent, à la fois substantiels dans leur contenu et significatifs de l’évolution d’un climat, à propos de la situation de crise au Pentagone, ou de la situation de la crise du Pentagone puisque l'événement devient structurel. Il est indubitable que l’un de ces signes est l’étude sur la crise de l’USAF publiée, le 1er octobre 2008, par le CSIS (Center for Strategic and International Studies) de la George Washington University.
Les auteurs sont Anthony H. Cordesman et Hans Ulrich Kaeser. C’est sans aucun doute le nom de Cordesman qui porte la crédibilité publique de l’étude et assurera son écho. Cordesman est un expert réputé, un représentant incontestable et prestigieux du milieu de la sécurité nationale à Washington, représentant plutôt de la tendance “réaliste”.
Le titre de l’étude est : «America’s Self-Destroying Airpower, –Becoming Your Own Peer Threat». Le titre indique bien les lignes de l’étude, l’axe choisi, le principal travers qui est dénoncé, qui est la forme de la crise du Pentagone telle que nous l’observons régulièrement ici. (Il est très vite compris, à la lecture du document, que si l’USAF est en position d’accusée, sa crise se retrouve dans les autres services, à hauteur largement équivalente dans l’U.S. Navy, avec une moindre intensité dans l’U.S. Army. La chose est explicitement affirmée dans les extraits de l’introduction ci-dessous.)
Principalement, et suivant l’ordre du titre et du sous-titre, les deux points suivants caractérisent l’étude:
• Le Pentagone est engagé dans un processus d’auto-destruction (“Self-Destroying”).
• Le Pentagone n’a pas, aujourd’hui, de pire ennemi que lui-même, il est l’“ennemi intérieur” dans ce que cette idée peut avoir de plus subversif car cet antagonisme existerait dans la substance même de la chose.
L’étude détaille la plupart des grands programmes de l’USAF, où le F-22 Raptor et le F-35 Lightning II (alias JSF) tiennent les places d’honneur, et les places catastrophiques que l’on imagine. Le constat général est dramatique: l’USAF est enfermée dans une nécessité d’un rééquipement très rapide, en raison de l’âge du capitaine (des avions en service), et tous les programmes, assez peu nombreux par souci de rentabilité (!!), sont dans une crise profonde, comme autant de tonneaux des Danaïdes recyclant des subventions considérables en autant d’avatars techniques, de délais et de contre-performances, de blocages et de gaspillages. Ce tableau général est, si l’on se place du point de vue de l’Air Force (et de la Navy puisque le JSF est censé équiper la Navy également), absolument angoissant pour l’avenir opérationnel.
(La pensée que huit pays non-US, dont cinq européens, sont liés à cette catastrophe en devenir par le biais du JSF inviterait à une réflexion latérale sur la sottise, – quel autre mot employer? – de ces cadres bureaucratiques, des soi disant militaires, ces divers généraux des pays de l’OTAN, “otanisés” jusqu’à la moelle et fascinés jusqu’à l’hébétude, ayant présidé à ces choix. On ne parlera pas de corruption, sinon psychologique certes, car l’envergure de cette sottise nous fait croire qu’ils sont trop sots pour être vraiment malhonnêtes.)
En marge de l’évaluation de la catastrophe en train de se faire, Cordesman-Kaeser introduisent une thèse spécifique sur la responsabilité de la catastrophe. Leur constat est absolument impératif : la responsabilité repose sur la direction, tant civile que militaire, du Pentagone, les secrétaires à la défense successifs, les chefs d’état-major, etc., qui évitent de prendre les décisions qui importent, qui laissent se développer les affrontements bureaucratiques, etc. (D’où l’image employée dans le rapport, qui est décrite comme un cliché courant dans les milieux de la gestion au Pentagone: «a fish rots from the head down», – que nous traduisons approximativement, notamment pour justifier notre titre, par “le poisson pourrit par la tête”, – la “tête” étant dans ce cas la direction du Pentagone.)
Les extraits ci-dessous, tirés de l’introduction du document, mesurent la vigueur du propos. Les auteurs, outre de désigner ceux qui, à leur avis, sont coupables, nous disent que la maison brûle. Et c’est une immense et mythique baraque, qui porte toute la puissance des USA, – le Pentagone.
«Instead of rigorous leadership at the level of Secretary and Chief of Staff, there is an ill-concealed struggle to solve the problems in a failed procurement system by either raising the defense budget or somehow getting more funding at the expense of other services and programs. The US defense procurement system has effectively become a liar’s contest in terms of projected costs, risk, performance, and delivery schedules. Effective leadership is lacking in any of these areas. In both shipbuilding and military aircraft manufacturing, the services have become their own peer threats.
[…]
»No military service today can point to effective leadership in any of these areas at the level of the Secretary and the Chief of Staff. Instead, there is an ill-concealed struggle to solve the problems in a failed procurement system by either raising the defense budget or somehow getting more funding at the expense of other services and programs. The US defense procurement system has effectively become a liar‘s contest in terms of projected costs, risk, performance, and delivery schedules.
»There also has been no effective leadership from any element of the Office of the Secretary of Defense. The Secretary and Deputy Secretary have failed to manage from the top. DDR&E, the Comptroller, and PA&E have failed in one of their most basic missions. Documents like the Quadrennial Defense Review – like all of the service strategy documents – have become pointless statements of doctrine, policy, and good intentions that are not supported by workable force plans, procurement plans, program budgets, and measures of effectiveness.
»The problem does not lie in defense industry, program managers, mid-level officers and officials, or in the procurement process. It lies in a fundamental failure to take hard decisions and force the overall defense procurement process to become realistic in making easily foreseeable judgments about risk and feasibility, to contain costs, and to create a mix of program objective memorandum and PPB goals that the nation can actually afford. It is a management cliché in the Department of Defense that, a fish rots from the head down. Today, this is precisely where the fish is rotting.
»It is an open contest as to which military service and which aspect of defense procurement is now in the most trouble, but the near term winners in this contest seem to be shipbuilding and production of military aircraft. Both have become their own peer threats. These self-inflicted wounds, in terms of force structure and real-world rates of modernization, pose at least as much of a danger as any current foreign enemy. In fact, major questions exist as to whether key aircraft procurement programs will be force shrinkers rather than force multipliers.»
Pour compléter cette approche offerte par le rapport Cordesman-Kieser d’une part, pour donner plus d’ampleur et de hauteur à la réflexion d’autre part, il faut consulter un excellent article de William Pfaff, du 3 octobre, sous le titre The Threat of a Pentagon Crash. Pfaff aborde la question de la situation du Pentagone, essentiellement au départ du point de vue de la bureaucratie en général. (Il cite notamment le fameux, – pas assez fameux, – discours de Rumsfeld du 10 septembre 2001.)
«The nuclear physicist Leo Szilard once remarked that the fall of the Soviet system would eventually lead to the fall of the American system. He said that in a two-element structure the interrelationship and interdependence are such that the one cannot survive without the other.
»This comment has been relayed by a friend, and as Szilard has passed to his reward I am in no position to explain his meaning, but it is possible to restate it in political terms, and we are seeing the result in finance and in war. I think that Szilard was implying what a very intelligent opponent of the United States also said when the cold war ended. Georgi Arbatov, former head of the U.S.A. and Canada Institute of the Soviet Union, said to an American interlocutor: we are about to do something truly terrible to you. We are going to deprive you of your enemy.
»Without the enemy, the machinery of power begins to race, with nothing to resist it; megalomania sets in. The end of the cold war coincided with the beginning in the United States of globalized finance, launched under the Clinton administration. It operated with ever more dazzling and daring gambles in which the constraints and tension of the cold war were replaced by the psychology of greed and excess.
»The economic crisis that has now overtaken the United States can be interpreted as the logical result of a financial system that had reached the point where there was no limit to what you could take out of it even when you were incapable of understanding the transactions taking place.
»Less apparent to most people but just as real are the signs of an impending crash of [the] American military system…»
Pfaff termine en citant un discours de Gates, le 29 septembre dernier, à l’Air University, où le secrétaire à la défense actuel dénonce une fois de plus les pratiques de la bureaucratie. La conclusion de Pfaff va au cœur de la thèse, qui est de lier la décadence du Pentagone notamment à celle du système financier et d’en faire un signe puissant, voire l’une des voies essentielles, d’une possible, – d’ores et déjà probable? – chute de la puissance US à bout de souffle.
«There could not be a better description of a bureaucracy in decadence. Just as the same adjective must be applied to a financial system for multiplying the apparent value of fundamentally worthless securities. (It was Alan Greenspan who said that American finance had symbolically passed through the sound-barrier of the known financial system, and now was in an entirely new dimension. So it had, as we see now.)
»I think that what Leo Szilard was saying is that a system cut free from the opposition that kept it honest, passes into hubris, otherwise known as irrational exuberance, and after hubris, comes the fall.»
Cordesman, qu’on doit retenir comme principal auteur du rapport cité, est un de ces experts exemplaires de l’establishment washingtonien, qui sont chargés d’un rôle bien spécifique; il est juste assez technicien, juste assez d’apparence indépendante, juste assez dans la ligne, juste assez d’esprit politique pour effectivement tenir ce rôle de porteur de messages techniques transmutés en avertissement politique sous une forme d’apparente d’objectivité. Ses avis sont un signal qu’à partir des constats techniques qu’il fait, les conclusions politiques qu’il suggère sont importantes. Dans le cas présent, son avis est simplement du type apocalyptique très courant par les temps historiques qui courent.
Cordesman décrit un Pentagone (l’USAF) au bord de la paralysie, – non, d’ores et déjà paralysé. Peu importe la cause qu’il lui trouve, Cordesman réalise surtout cet acte essentiel d’introduire au sein de l’establishment par la grande porte, celle de l’expert incontestable, de l’observateur apparemment objectif, l’idée de la crise du Pentagone exposée d’un point de vue pratique et réaliste, beaucoup plus pressant que la seule conceptualisation de la chose.
Pfaff complète cette démarche en la transformant, en lui donnant une dimension généralisatrice particulièrement convaincante et impressionnante (la crise du Pentagone pour les mêmes causes structurelles que la crise financière, comme un des rejetons incontestables de la crise générale des USA et du système). Combinées, les deux approches suggèrent un effet particulièrement impressionnant, en même temps qu’elles reflètent l’évolution de la perception du monstre (la crise du Pentagone).
La crise du Pentagone est un étrange animal. Elle existe depuis des décennies mais elle parvenait régulièrement à se faire oublier en tant que telle en se dissolvant avantageusement derrière une publicité facilitée par la fascination pour l’apparence de la force. (Sans aucun doute, le Pentagone parvient encore à fasciner hors des murs washingtoniens, notamment en Europe, dans les commentaires de presse, dans les milieux correspondants, chez les intellectuels friands de frissonner au souffle des explosions. C’en est au point où, pour être cliniquement plus précis, cette fascination doit plutôt être identifiée comme de l’hébétude.) Ces dernières années, la crise du Pentagone a franchi un pas décisif; désormais, la fascination a des ratés. La crise du Pentagone est devenue d’une gravité difficilement descriptible, absolument monstrueuse, un artefact incommensurable décrivant mieux que tout l’échec de notre civilisation et de ses conceptions appuyées sur une doctrine qu’on pourrait désigner comme le “technologisme”.
D’un côté, la crise du Pentagone menace le cœur de toute la puissance US, d’un autre côté elle constitue l’exposition et la démonstration gigantesque, in vivo, d’une inefficacité, d’une pratique du gaspillage, de la corruption, de la paralysie bureaucratique, portées à des sommets qu’on jugeait inatteignables. On ne peut sans aucun doute trouver sur terre, ni dans le ciel d’ailleurs, un rapport coût-efficacité aussi absolument désastreux, avec en plus le phénomène étrange de l’accroissement de ce rapport négatif à mesure que l’argent continue à inonder la chose. Il n’y a pas plus sordidement bête au monde que ce monstre gaspilleur, massacreur, aveugle et impotent.
Ces deux textes participent sans aucun doute de l’évolution de la perception à cet égard. Ils montrent, chacun à leur manière, Cordesman en expert technicien, Pfaff avec le regard plus haut de l’historien, que la crise du Pentagone est en train d’entrer dans sa phase finale. Ce qui était en général le sujet de plaisanteries un peu inquiètes et de rapports vite étouffés s’installe dans la vie publique washingtonienne comme un cable de tension de plus dans ce nœud gordien de tensions furieuses qu’est devenu le centre du système en cours d’effondrement. Le rapport fait par Pfaff entre la crise du Pentagone et la crise financière, et avec d’autres crises cela va de soi, est particulièrement important. Cela permet de mieux comprendre la cohérence de cette crise, qui se place dans une logique déstructurante général, mais déstructurante paradoxalement puisqu’affectant une force elle-même déstructurante. La chose est complétée alors par les remarques fondamentales du rapport de Cordesman (le processus “auto-destructeur”, le Pentagone comme son “pire ennemi” contre lui-même) nous confortant dans l’idée que la destruction du système se fait par lui-même, en-dedans de lui-même, par ses vices fondamentaux qui minent son propre être jusqu’à le détruire.
La thèse de Cordesman (la crise vient de l’absence de leadership), si elle nous paraît trop généralisatrice et trop impérative pour le cas du Pentagone, a une réelle pertinence et renforce d’une certaine façon le constat de Pfaff. L’absence de leadership est plus une conséquence pour le Pentagone de la crise générale qu’une cause centrale de la crise du Pentagone, sans aucun doute; mais il est assuré qu’elle participe elle-même à l’aggravation de la situation, et alors elle peut sembler être une cause. Mais le plus important vient en sortant la remarque de son contexte précis. On comprend alors que la crise de l’absence de leadership au Pentagone duplique exactement la crise l’absence de leadership dans la crise financière, notamment telle que la dénonce Krugman. Par ce biais, le lien est fait entre tous les “soubresauts sectoriels” de la crise systémique centrale, dont la crise du Pentagone qui est un de ces soubresauts, et cette crise centrale. Une fois ces crises mises dans le contexte général, se pose toujours la même intéressante question: par le biais de quel “soubresaut” la crise centrale va-t-elle exploser? Ou bien, tous ensemble, badaboum?