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377625 septembre 2009 — Le 21 septembre 2009, le Washington Post publie un texte de son reporteur-vedette, Bob Woodward, qui divulgue le rapport que le général McChrystal, chef des forces US et de l’OTAN en Afghanistan, a envoyé le 30 août dernier à ses chefs civils – son ministre Robert Gates et son commandant-en-chef, le président Obama. Le rapport est tout de même un peu explosif, tel que le résume le titre que Woodward a minutieusement pesé: «McChrystal: More Forces or “Mission Failure” – Top U.S. Commander For Afghan War Calls Next 12 Months Decisive.» Détail (?): McChrystal veut 40.000 hommes de plus en Afghanistan.
(L’affaire faite, le Washington Post a pris bien garde à publier un article, le 22 septembre 2009, commentant le processus qui a conduit à la publication du rapport McChrystal, obtenu par Woodward par un processus dit “de fuites”. L’article est à la gloire de Woodward, du Post, du Pentagone, de la liberté de la presse et du patriotisme, et de la collaboration générale entre toutes ces belles choses, chacun ayant agi en toute liberté mais en concertation pour que le rapport soit publié une fois que Woodward ait eu mis une main inspirée dessus, sans que cette publication ne cause de tort aux forces US et héroïques qui se battent pour la liberté en Afghanistan…
«To Bob Woodward, it was the modern-day equivalent of the Pentagon Papers. But to Obama administration officials, the classified assessment of the deteriorating situation in Afghanistan, if disclosed by The Washington Post, represented a potential threat to the safety of U.S. troops. The result was that The Post agreed to a one-day delay in publicizing the report by Gen. Stanley A. McChrystal, the top U.S. and NATO commander in Afghanistan, and that the paper's top editor engaged in a lengthy discussion Sunday with three top Defense Department officials in a meeting at the Pentagon. The Post published the report, which Woodward had obtained, on Monday…»)
Le New York Times, qui a raté le rapport McChhrystall, parce que, notamment et principalement, il n’a pas Woodward attaché à sa rédaction, publie un article, le lendemain 22 septembre 2009. Il observe d’une façon appuyée:
«But even as the president expresses skepticism about sending more American troops to Afghanistan until he has settled on the right strategy, he is also grappling with a stark reality: it will be very hard to say no to General McChrystal. Mr. Obama has called Afghanistan a “war of necessity,” and in the most basic terms he has the same goal as President George W. Bush did after the Sept. 11 attacks, to prevent another major terrorist assault.»
Comment interpréter ces remarques? Comme ceci, par exemple: le président Obama connaissant les conditions de la guerre en Afghanistan et les conditions pour l’emporter selon “son” général en Afghanistan, et l’establishment connaissant également tout cela, comment le même Obama refuserait-il ce qu’on lui demande comme condition de la victoire? Cela étant posé, McChrystal prend les précautions d’usage, également par l’intermédiaire du New York Times.
McChrystal déclare donc, le 24 septembre 2009, dans le même New York Times, qu’il n’a nullement émis la menace d’une démission si sa demande n’était pas rencontrée, comme le bruit en a couru avec une certaine insistance. Pas de chantage à la démission, pas de pression incongrue sur le président, nous sommes entre gens civilisés.
«General McChrystal said he agreed to speak to The New York Times on Wednesday after he became increasingly concerned about reports of rifts between the military and the civilian leadership, and about rumors he was considering resigning if his assessment was not accepted.
»The general denied that he had discussed — or even considered — resigning his command, as had been whispered about at the Pentagon, saying that he was committed to carrying out whatever mission Mr. Obama approved. “I believe success is achievable,” he said. “I can tell you unequivocally that I have not considered resigning at all.”»
Tout le reste de l’interview est une sorte de bouillie pour les chats, pour montrer les meilleures dispositions que le général McChrystal tient manifester au chef de l’exécutif (son commandant en chef), à tous les conseillers de ce chef de l’exécutif, au Congrès (qui s’inquiète des conditions des élections présidentielles en Afghanistan et de ce qui va en résulter du point de vue de la situation politique dans ce pays). McChrystal est prêt à examiner toutes les suggestions, comprise celle d’un Joe Biden qui pense qu’on peut faire “le boulot” en Afghanistan en retirant des troupes plutôt qu’en en rajoutant, et en se contenant d’opérer avec des drones qui attaqueraient les talibans qui se croiraient ainsi en toute sécurité. Il nous précise même, McChrystal, qu’il s’attend à parler directement au président, ce qu’il n’a pas fait jusqu’ici…
«General McChrystal, […] said that he had not spoken directly to Mr. Obama since he submitted his assessment, but that he expected he would after the president and his advisers had time to digest it.»
Notons encore, car ce n’est pas indifférent, que le général Petraeus, qui est le supérieur direct de McChrystal (chef du Central Command), et l’amiral Mullen, qui est le président du Joint Chiefs of Staff, soutiennent le rapport. (On ajoute, ce qui n’est pas sans intérêt non plus, que le soutien de Mullen a été rapporté par Petraeus, qu’il n’a pas été exprimé directement, jusqu'ici, par le président du JCS.):
«Separately, at a conference in Washington, Gen. David H. Petraeus, commander of American forces in the Middle East, said that both he and Adm. Mike Mullen, chairman of the Joint Chiefs of Staff, had endorsed General McChrystal’s broad assessment of the situation in Afghanistan.»
Enfin, il y a l’article de Tom Engelhardt, sur son site TomDispatch.com, ce 24 septembre 2009, qui nous confirme qu’il s’agit bien de la première intrigue militaro-civile à laquelle le président des USA nouvellement élu se trouve confronté. Elle concerne moins la situation en Afghanistan que la situation politique à Washington, même si elle passe nécessairement par le débat sur la situation en Afghanistan. Pour Engelhardt, il s’agit d’une tentative de pression maximale des militaires, et surtout d’une cabale de certains militaires, avec McChrystal et, derrière lui, Petraeus, tirant les ficelles. Engelhardt voit en Petraeus une sorte de MacArthur, celui de la guerre de Corée, mais en plus habile politiquement. Il s’agit d’enfermer Obama, qui est de plus en plus réticent à un engagement maximal en Afghanistan, dans la responsabilité de n’avoir pas soutenu les demandes de ses chefs militaires, ou pas assez bien, et de porter la responsabilité d’un échec; ou de l’obliger à les suivre contre son gré, vers ce que ces chefs militaires jugent une victoire probable dont ils retireraient tous les lauriers – pour prendre date pour plus tard.
«Now, it looks as if we are about to have a civilian-military encounter of the first order in which Obama will indeed need to take responsibility for difficult actions (or the lack thereof). If a genuine clash heats up, expect more discussion of “MacArthur moments,” but this will not be Truman versus MacArthur redux, and not just because Petraeus seems to be a subtler political player than MacArthur ever was.
»Over the nearly six decades that separate us from Truman's great moment, the Pentagon has become a far more overwhelming institution. In Afghanistan, as in Washington, it has swallowed up much of what once was intelligence, as it is swallowing up much of what once was diplomacy. It is linked to one of the two businesses, the Pentagon-subsidized weapons industry, which has proven an American success story even in the worst of economic times (the other remains Hollywood). It now holds a far different position in a society that seems to feed on war.
»It's one thing for the leaders of a country to say that war should be left to the generals when suddenly embroiled in conflict, quite another when that country is eternally in a state of war. In such a case, if you turn crucial war decisions over to the military, you functionally turn foreign policy over to them as well. All of this is made more complicated, because the cast of “civilians” theoretically pitted against the military right now includes Karl W. Eikenberry, a retired lieutenant general who is the U.S. ambassador to Afghanistan, Douglas Lute, a lieutenant general who is the president's special advisor on Afghanistan and Pakistan (dubbed the “war czar” when he held the same position in the Bush administration), and James Jones, a retired Marine Corps general, who is national security advisor, not to speak of Secretary of Defense Robert Gates, a former director of the Central Intelligence Agency.
»The question is: will an already heavily militarized foreign policy geared to endless global war be surrendered to the generals? Depending on what Obama does, the answer to that question may not be fully, or even largely, clarified this time around. He may quietly give way, or they may, or compromises may be reached behind the scenes. After all, careers and political futures are at stake.
»But consider us warned. This is a question that is not likely to go away and that may determine what this country becomes. We know what a MacArthur moment was; we may find out soon enough what a Petraeus moment is.»
Obama devient de plus en plus pressé de toutes parts. A côté des pressions intérieures dues au malaise général qui s’exprime pour l’instant sur la question des soins de santé, l’Afghanistan, devenu un problème à cause de l’opinion publique (hostile à la guerre) et de l’establishment (divisé sur la guerre), s’oriente vers le point de fusion d’un affrontement entre les chefs militaires, essentiellement Petraeus-McChrystal, et le pouvoir civil. D’autres acteurs ont un jeu trouble dans cette montée de la tension.
Woodward, l’homme qui a sorti le scoop du rapport McChrystal, n’est pas le moindre de ceux-là. Woodward est l’archétype du vrai-faux héros journaliste de la narrative américaniste, à l'audition de laquelle nos intellectuels germanopratins béent d’admiration, avec le Premier Amendement en bandoulière. Le héros du Watergate, qui a reçu tous les lauriers et s’est bâti une fortune sur cette gloire, à la différence de son compère Bernstein qui eut la peau de Nixon avec lui, Woodward, donc, est un ancien agent du renseignement naval, proche du chef d'état-major de la Navy devenu président du Joint Chiefs of Staff (JCS) d’alors (l’amiral Moorer en 1970-74), avant d’entrer au Post et de se retrouver avec l’affaire du Watergate. L’élimination de Nixon, à partir d’informations obtenues plus par des complicités suscitées directement et indirectement par le JCS que par des vertus journalistiques et progressistes, tombait à pic pour les militaires qui craignaient de fortes réductions du budget du Pentagone et un arrangement avec l'URSS. (Voir notamment le livre The Silent Coup, de 1992, de Len Colodny et Robert Gettlin, sur cet aspect du Watergate, et sur la carrière de Woodward à la gloire du journalisme le plus libre du monde.) Bref, Woodward a toujours copiné avec les militaires; il a poursuivi durant les années Bush, avec un accès idéal au président pour pouvoir publier quelques best-seller qui ont arrondi sa fortune; il semble qu’il continue aujourd’hui parce qu'il n'y a aucune raison d'abandonner les bonnes choses…
Petraeus a des ambitions politiques. Il se verrait bien en Eisenhower postmoderne en 2012, ou en MacArthur qui aurait réussi son coup (candidat du parti républicain en 1952, à la place d’Eisenhower). Il importe plus de voir les perspectives de cette situation de cette façon, qui est la façon institutionnelle de régler ses comptes et d’avancer ses intérêts à l’intérieur du système, que d’imaginer des complots et coups d’Etat militaires qui sont étrangers aux pratiques de la chose. Tout se passe, disons, à demi-ciel ouvert, pourvu que les formes d’apparence soient respectées. Il est vrai que les militaires de la cabale Petraeus-McChrystal tiennent Obama avec l’engagement du président, depuis sa campagne électorale, de conduire la guerre en Afghanistan à son terme victorieux.
Obama et son équipe sont de plus en effarés et catastrophés par les perspectives de la guerre, et, parallèlement, par le maximalisme de Petraeus-McChrystal révélé par le rapport publié par le Post. McChrystal a tenu à adoucir l’interprétation d’abord donnée selon laquelle il faudrait impérativement 40.000 hommes de plus, préférant parle du choix qui est laissé au président quant au nombre définitif. Sa tactique médiatique, publique – ou dira-t-on que c’est la tactique de Petraeus? – est effectivement plus habile que celle de MacArthur, in illo tempore. Petraeus-McChrystal évitent de jouer au Vice-Roi, comme faisait MacArthur, qui défiait ouvertement le président, parfois de façon publiquement humiliante pour son commandant en chef. La différence, alors, est que MacArthur s’était mis à dos toute la hiérarchie du Pentagone, y compris le Joint Chiefs of Staff, qui soutint Truman et même l’encouragea à le mettre à pied. Petraeus est effectivement plus habile. Il soutient une cause stratégique (la victoire en Afghanistan) que le JCS, notamment Mullen, semble avoir embrassée; il suffit alors de faire de la cause stratégique un tremplin politique selon les normes du système.
C’est un affrontement assez classique, à l’intérieur des bornes du système, entre des intérêts différents, avec un président déjà affaibli, qui ne cesse de découvrir la profondeur du piège afghan. Car, bien entendu, si même Obama cède complètement à McChrystal (40.000 hommes de plus), on est très loin d’avoir la garantie de la victoire “dans les 18 mois” – qui est le délai en général avancé par Robert Gates. A propos de Gates, personne ne sait exactement quelle est sa position, comme en toutes choses; une source de l’OTAN, qui a suivi depuis deux ans les délibérations autour de l’Afghanistan, observe ce qu’elle nomme “le génie” de Gates «pour dissimuler sa véritable position et pour retourner sa veste sans paraître bouger d’un millimètre».
L’Afghanistan est donc devenu un sujet de discorde majeur de plus à l’intérieur de la direction washingtonienne, et un nœud gordien de plus face à la coalition Petraeus-McChrystal et ceux qui, à Washington, la soutiennent pour avoir la peau d’Obama. Le président US ne cesse de s’enfoncer dans un marais paralysant, avec son goût et son habileté pour le compromis qui, en ces circonstances extrêmes qui relèvent d’une structure crisique de plus en plus active, l’enferment effectivement dans une paralysie dévastatrice. Chaque crise se développe, aucune ne se résout, toutes sont l’occasion pour une opposition à la fois féroce et hétéroclite de le contraindre de plus en plus à la défensive. Pour l’Afghanistan comme pour le reste, BHO est enfermé dans l’alternative de la paralysie (suivre Petraeus-McChrystal) qui implique la mort prématurée de sa présidence et l’impossibilité d’un second mandat, ou d’une révolte de lui-même qui serait une sorte de pronunciamento contre les pressions du système. Jusqu’ici, Obama n’a guère montré qu’il était adepte de cette tactique de rupture (le second terme de l'alternative). La situation pourrait pourtant l’y contraindre; ce serait faire de l’‘“American Gorbatchev” au rabais, dans les pires conditions possibles, qui lui auraient été objectivement imposées par ses adversaires.
Pour être complet, il faut ajouter que ces jeux byzantins ne cessent de dégrader, là encore d’une manière objective, la situation et la puissance du système. Cela conduit à observer qu’à côté des hypothèses sur l’issue des affrontements en cours, ou au-dessus, pèse l’hypothèque centrale d’une dégradation généralisée et accélérée proche de l’effondrement, à Washington même, qui serait imposée par la dynamique des événements, et par l’une ou l’autre circonstance incontrôlée et imprévue, qui réglerait par le haut le destin de ces querelles de bas-empire.
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