Le Rafale en marge du BRICS

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Le BRICS, qui réunit dans une association économique et à tendance stratégique informelle le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, tient son sommet annuel à Delhi, aujourd’hui 28 mars. Cette réunion est importante, parce que le BRICS est un phénomène important, parce que la situation actuelle est très tendue et parcourue de crises diverses qui forment la crise haute en plein développement, – et nous pouvons dire cela de chacun des sommets du BRICS depuis qu’ils se tiennent régulièrement, en 2009, parce que le BRICS ne cesse de prendre de l’importance et la situation de s’aggraver.

Pour le cadre de ce texte, nous choisissons un point particulier qui est celui de l’avion français Rafale, qui vient d’être choisi par l’Inde. Nous avons déjà signalé l’intérêt du Brésil pour cette commande de l’Inde en plus de l’intérêt indépendant du Brésil lui-même pour le Rafale (qui est en compétition pour le renouvellement de sa flotte d’avions de combat). Des précisions viennent montrer que cet intérêt s’appuie sur une conception d’une coopération structurelle extrêmement intéressante entre le Brésil et l’Inde, à l’initiative du Brésil. La présidente brésilienne Dilma Rousseff doit prolonger sa présence à Delhi pour le sommet d’une visite officielle en Inde, et il y sera prioritairement question de cette affaire. Un texte d’AFP (via SpaceWar.com, le 26 mars 2012), donne quelques indications là-dessus.

«President Dilma Rousseff plans to use her New Delhi visit later this week to sound out Indian leaders on the French Rafale fighter jet, which she is considering buying to beef up Brazil's air force. On Wednesday Rousseff is to attend the New Delhi summit of the BRICS… […] The next day Rousseff will begin a state visit in India, and officials say the Rafale, which India has selected for its air force, will be a top agenda item. “The exchange of ideas, impressions” on the Rafale “is certainly beneficial for us,” Maria Edileuza Fonteneles Reis, a senior foreign ministry official, said last week.

» “India's decision, which has not yet been formalized, could have an impact on Brazil's choice because it would show that the Rafale, which so far has never been exported to another country, has one customer,” said Nelson During, a respected Brazilian defense experts who runs the Defesanet website. “It could resurrect an old project debated by the two countries in 2002 to join hands to produce the same plane,” he added.

»Brazilian Defense Minister Celso Amorim traveled to India in February to discuss prospects for a “technical military accord.” “It's extremely interesting that the two countries are discussing a military accord” since each country could complement each other in the industrial sector, said During, recalling that India and Brazil plan to modernize their fighter jet fleet and develop a nuclear submarine.

»A senior Brazilian government source said Rousseff will decide on which fighter jet to choose after her trip to India, her visit to Washington in April, and the French presidential election in May…»

Les précisions intéressantes, sinon révolutionnaires qu’apporte ce texte concernent deux points : 1) que la question du Rafale (choix par l’Inde, présence de l’avion dans la compétition brésilienne) figure en tête des sujets de conversation entre Brésiliens et Indiens (“a top agenda item”) ; 2) que cette question va être étudiée sur l’arrière-plan d’une idée de coopération entre les deux pays pour l’acquisition et la production éventuellement commune de systèmes d’arme (outre le Rafale, est cité le projet d’un sous-marin à propulsion nucléaire). Il s’agit donc d’un sujet jugé essentiel par les deux pays.

Pour le Rafale, le cadre de réflexion est la possibilité d’une production commune, comme le rappelle un expert cité dans ce texte («It could resurrect an old project debated by the two countries in 2002 to join hands to produce the same plane»). Cette hypothèse implique une dimension industrielle, technologique et surtout stratégique d’une extrême importance. Elle implique le resserrement des liens entre ces deux pays d’un même groupement, le BRICS, dont l’importance n’est pas à rappeler ; elle implique le cas d’école où une décision d’ordre industriel et technologique engendrerait nécessairement la projection dans une dimension stratégique et politique, également dans le cadre du BRICS qui est de plus en plus perçu comme une force économique acquérant un poids politique qui se place, tout aussi nécessairement, en position de concurrence, sinon d’affrontement, avec le bloc BAO des nations dites développées sous l’égide des orientations du Système, avec son centre moteur dans l’américanisme et les politiques qui vont avec. Ainsi, le Rafale, avec des commandes possibles, avec les arrangements envisagés entre le Brésil et l’Inde, devient lui-même un enjeu politique dans le même sens qu’on a rapidement évoqué avec le BRICS. C’est une orientation absolument naturelle pour le Rafale, comme on l’a très largement détaillé dans notre dernier dde.crisis du 10 mars 2012 (voir notre texte du 19 mars 2012). Il est absolument évident que si un projet commun naissait entre le Brésil et l’Inde (le Brésil choisissant le Rafale et faisant une sorte de “commande commune” de l’avions français avec l’Inde), il s’agirait d’un événement considérable, là aussi avec une dimension stratégique et politique affirmée. (Cela, même si les acteurs brésiliens et indiens ne le conçoivent pas prioritairement et spécifiquement ainsi, à l'origine. Il s'agit de réalités qui se forment sans consultation nécessaire des sapiens, et auxquelles les sapiens sont conviés ensuite à se rallier, – ce qu'ils font sans hésitation.)

…Ce qui nous amène au cas français. Rousseff va aux USA après sa visite en Inde. Inutile de dire qu’elle y sera soumise à un énorme “lavage de cerveau”, pour un choix de l’avion US F/A-18 au lieu du Rafale. Les USA commencent vaguement à se douter, encore inconsciemment, qu'il se passe quelque chose ; nous traduirons pour eux, pour préciser qu'il s'agit de cette évidence qu’ils sont aujourd’hui au bord d’une catastrophe pour l’avenir de leurs exportations d’avions de combat. C’est un domaine fondamental de leur influence hégémonique de type technologique et stratégique avec les armements, et la “catastrophe” évoquée se trouve toute entière dans la catastrophe en cours de manufacture du JSF, seul outil de la poursuite de leur domination dans le XXIème siècle, – et outil en train de se dissoudre littéralement dans un effondrement sans précédent. Les USA mènent un combat acharné, de toutes les façons systématiques, pour conserver ou renforcer des positions à l’exportation, et ils savent parfaitement que leur principal concurrent, en passe de devenir leur seul concurrent contre lequel ils n’auront bientôt plus d’outil à mesure, est le Rafale français. Ils feront tout ce qu’il est possible de faire, – et le registre est large dans ce domaine, avec le système de l’américanisme, – pour empêcher Rousseff de choisir le Rafale. A cette lumière générale, la décision de Rousseff d’attendre l’élection présidentielle française pour prendre une décision concernant le futur avion de combat français va un peu plus loin que la simple explication avancée dans un premier temps (“ne pas interférer dans cette élection”). Il apparaît tout à fait probable que Rousseff ne serait pas mécontente que Hollande l’emportât sur Sarko, parce que Hollande est de gauche (comme Rousseff) et parce que la politique étrangère de Hollande serait susceptibles de se modifier, par rapport à la ligne Sarko. (La chose est d’ailleurs au moins possible, sinon probable.)

En effet, il nous paraît impensable que la France ne soit pas conduite à un certain rapprochement de la ligne politique implicite du BRICS dans cette occurrence, – ce qui pourrait d’ailleurs correspondre à une évolution de la pensée stratégique en France après l’expérience ultra-atlantiste de Sarko. (Et cette remarque vaut finalement aussi bien pour un Sarko-II que pour Hollande ; on connaît la souplesse d’échine de l’actuel président s’il s’agit de soigner sa fortune politique.) La perspective est énorme : commande commune Brésil-Inde du Rafale, avec possibilité d’un accroissement du niveau actuel des commandes, avec possibilité de nouvelles commandes pour la version embarquée Rafale-M, le Brésil et l’Inde ayant un problème d’équipement pour leurs porte-avions ; mais aussi, possibilité d’intervention française pour d’éventuels projets concernant un sous-marin nucléaire, la France ayant déjà vendu des sous-marins au Brésil. On pourrait même ajouter la potentialité d’autres pays du BRICS, ou de nouveaux adhérents possibles au BRICS, etc. On comprend alors combien il est impossible de ne pas envisager la dimension politique et stratégique de la perspective. (Cette dimension stratégique et politique existait déjà, bien entendu, dans les péripéties de ces trois dernières années entre la France et le Brésil, déjà à propos du Rafale, du temps de Lula, dont Rousseff est l’héritière. Voir, le 24 mai 2011, comment la France a perdu une première décision brésilienne en faveur du Rafale alors que le choix brésilien était fait : à cause de l’absurde politique iranienne de la France, partagée entre les deux cerveaux brillants d’atlantisme zélé de Sarko et de Kouchner.)

Certaines âmes excellentes seraient choquées de voir tant de discours à propos d’une “quincaillerie de mort”. C’est que ces âmes excellentes ne font que succomber, dans leur contre-argument, à la logique du Système qui impose ses propre visions d’“idéal de puissance ” et du système du technologisme ; et accepter cette logique, c’est être emprisonné par le Système dont l’hermétisme ne permet aucune échappée, donc le soutenir de facto, même si involontairement, selon une illusoire idéologie parcellaire et souvent animée par le sentimentalisme. Comme nous l’avons montré, le Rafale n’est, pour nous, ni un avion de combat, ni de la quincaillerie du système du technologisme, ni même un symbole d’une hypothétique gloire française réduite à l’“excellence” technologique, mais un artefact qui s’est évadé de la logique du Système depuis l’évolution française à partir de la fin des années 1950 ; un artefact fait de matière animée par le technologisme qui s’est retourné contre le Système issu du “déchaînement de la Matière” et contre le système du technologisme. Que cela plaise ou non, qu’on le comprenne ou pas, il fait partie de la bataille engagée contre le Système, cela bien au-dessus des observations de la rationalité humaine de ceux dont la raison est évidemment subvertie par le Système. Dans ce cas général, les instruments que sont le Rafale et le BRICS, s’ils sont réunis, forment un axe antiSystème très puissant.


Mis en ligne le 28 mars 2012 à 06H46