Le sens du devoir et notre champ de ruines déstructurées

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On sait que les chiffres US catastrophiques pour l’emploi du mois de mai, tels qu’ils ont été détaillés au début de ce mois, ne préoccupent pas vraiment Obama. Le président a notamment observé  : “I’m not concerned”. C’est un mot au dangereux double sens dans ce cas. (Il peut signifier aussi bien “je ne suis pas inquiet” et “je ne suis pas intéressé”.)

En l’occurrence, la position d’Obama est directement nourrie par les conseils, qu’on suppose excellents, de son conseil national de l’économie, qui est présidé par Austan Goolsbee ; lequel est intervenu hier devant des spécialistes et des journalistes économiques, à propos de la situation économique des USA, à la lumière des catastrophiques chiffres de mai. Goolsbee est manifestement irrité, lui, par les inquiétudes nourries par les chiffres de l’emploi en mai. En réalité, il est surtout préoccupé (“concerned”) par son départ de l’administration, en septembre prochain, pour l’université de Chicago, un superbe poste de professeur d’économie… C’est dans cet esprit général que Peter S. Goodman rapporte (sur Huffington.post) l’intervention de Goolsbee, le 8 juin 2011.

«Austan Goolsbee, […] is clearly tired of hearing talk about the supposedly desperate state of the American economy. […] Goolsbee pushed back with vehemence at the suggestion that the current state of play amounts to a crisis. He insisted that the economy is improving, even if there is still a slog to come. “We do not have a sense of panic from one month’s jobs numbers, nor should we be having a sense of panic in général”… […]

»Goolsbee looked and sounded much like a man eager to escape the torturous arguments of Washington for his old academic trappings at the University of Chicago –- a transition now set to happen in September. He betrayed impatience with the intersection of his profession and the policy arena, where fact and perception have a way of comingling. […]“People were too quick to in my view, jump to the negative”… […]

»In many houses, crisis remains a permanent state of affairs, each day bringing another impossible arithmetic test involving not enough dollars to pay the bills. But not at the White House, apparently, where the math focuses on how to trim the budget. For those who might have hoped the last jobs report would alter that mindset, Goolsbee had little but disdain…»

Voilà donc un cas typique, symbolique et démonstratif. Il n’y a guère qu’un petit pas à franchir pour concevoir l’hypothèse évidente que les “conseils” de Goolsbee à Obama pour évaluer la situation économique et sociale des USA, et décider des mesures à prendre en conséquence, sont fortement et vertueusement influencés par les perspectives de reclassement du même Goolsbee à l’université de Chicago. Il n’est pas question qu’il arrive à l’université avec une casserole bruyante, sur laquelle serait collée l’étiquette de l’annonce que la crise se poursuit, s’aggrave, que le chômage ne se résorbe pas et ainsi de suite. Il conseille donc le président en conséquence, conscient de ce que le système de la communication est bien capable d’étouffer les échos de la crise réelle, et d’ailleurs inconscient de quelque façon que ce soit qu’une telle démarche puisse être éventuellement une imposture cruelle et dangereuse. Ensuite, lorsque Goolsbee sera bien installé à sa chaire de Chicago, disons vers décembre 2011, songera-t-il à envisager d’admettre, par exemple pour se distinguer avec une opinion originale, que oui, après tout, Dean Baker, autre économiste célèbre, a peut-être bien raison lorsqu’il écrit que la répétition de quelque chose qui ressemblerait à la Grande Dépression est désormais tout à fait concevable, sinon en route aux USA.

…Non que Dean Baker ait nécessairement raison (quoique…) mais parce que, effectivement, les jugements, les appréciations, les décisions aujourd’hui, sur les plus grands événements, se conçoivent, se disent et se prennent en fonction de causes aussi dérisoires que la bonne réputation d’un homme s’installant à une chaire d’économie de l’université de Chicago. Goolsbee n’est plus mauvais qu’un autre (pas meilleur non plus, certes), mais il est dans le Système, qui implique une totale déresponsabilisation des êtres, l’effondrement des valeurs pérennes et régaliennes, la perte de tout sens du bien public et d’autres billevesées dans ce genre qui forment ce qu’on nommerait sur le terme de l’Histoire et bien au-delà, simplement la Tradition ; au profit, cet abandon, de la multitude d’intérêts particuliers et individuels, des sentiments personnels tels que vanité et goût de la notoriété, du brassage des destins solitaires pour des entreprises qui ne tiennent compte que d’une vision fermée sur elle-même et sur l’extrême proximité d’elle-même, du sacrifice permanent aux valeurs éphémères et trompeuses de la communication, etc. Il s’agit d’un univers, d’une société, de gouvernements, d’institutions morcelés à l’infini au gré d’intérêts et de visions absolument parcellaires.

Nous vivons dans un champ de ruines caractérisé par un désordre totalitaire dont le caractère essentiel est la déstructuration de toutes choses, des regards autant que des objets de ces regards, des pensées autant que des sujets de l’observation de ces pensées. La seule chose qui doit rassurer le jugement est qu’il s’agit là, non d’un monde dont nous dépendons pour notre destin et notre avenir, mais bien du monde qui a été conquis par le Système et conformé à lui. Notre désordre déstructuré, dont Austan Goolsbee vous assurerait qu’il est un signe de la “reprise”, n’est pas le signe de notre crise mais celui de la crise totale du Système, de son effondrement et de la Chute en cours de réalisation. Cela est une conclusion bien plus encourageante qu’il n’y paraît.


Mis en ligne le 9 juin 2011 à 12H14