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14663 septembre 2005 — L’américaniste, surtout s’il est militaire et membre de la bureaucratie de la sécurité nationale, ne peut vivre sans planifier. Il prépare les événements du futur, avec tant d’entrain qu’il lui arrive le plus souvent d’ignorer, voire de sacrifier ceux du présent. Du moins nous semble-t-il que réagit ainsi le processus psychologique. On découvre vite qu’il s’agit non d’une réaction mais d’une conception : par essence, le présent n’existe pas et le passé n’a d’intérêt qu’en ce qu’il est la preuve irréfutable que le futur sera meilleur. Par conséquent, seul le futur compte : il ne tient aucun compte du présent et il sera la preuve irréfutable que le passé n’a aucun intérêt. Cette mécanique psychologique ne se fixant jamais et l’intérêt se portant par conséquent toujours sur le futur qui ne cesse de toujours rester aussi distant à mesure qu’on avance, on pourrait aussi bien argumenter que le futur n’existera jamais et qu’on se trouve devant une branche particulière du virtualisme.
Ainsi en est-il avec l’Irak. La guerre continue (le présent) et le planificateur bureaucratique s’affaire à en tirer les leçons qui lui conviennent pour préparer la prochaine (le futur) comme si cette guerre d’Irak n’avait pas eu vraiment lieu et ne se poursuivait pas entre-temps. Il s’avère finalement que cette guerre (le présent) est vite considérée dans le travail du planificateur comme dépassée et ne présentant guère d’intérêt (le passé), sinon comme repoussoir pour confirmer a contrario la justesse de la planification du futur. C’est dire si les leçons qui sont tirées par la bureaucratie de la guerre en Irak ne concernent pas le monde réel.
Néanmoins, nous sommes dans un moment particulier. L’effet catastrophique de la guerre d’Irak est à son sommet. On ne peut pas ne pas en tenir compte, — temporairement, c’est-à-dire sembler en tenir compte, pour simples raisons de relations publiques.
L’attitude bureaucratique et américaniste décrite plus haut n’est pas le cas des hommes (les soldats américains) qui, sur le terrain, subissent les horreurs de la guerre même s’ils en sont initialement la cause, conformément à la politique des dirigeants du système. « Officers Return With Changed View of Future Needs », écrit le 29 mai Defense News. Cette phrase est le sous-titre d’un article consacré aux leçons de la guerre en Irak. L’article décrit à la fois l’état d’esprit de ceux qui ont été en Irak et celui de ceux qui n’y ont pas été, ou pas assez. Plus encore : l’article permet de bien pénétrer la mentalité américaniste, et celle de la bureaucratie de sécurité nationale.
• D’abord ce constat, qui est aussi un aveu extraordinairement significatif de la façon dont fonctionne le système, — cette façon dont, au départ, la guerre qui va être conduite devra être conforme à la planification prévue, et qui sera même l’application dans le “réel” de cette planification. Au départ, la guerre à entreprendre (le présent) n’est considérée que dans la mesure où elle doit confirmer la planification (le futur, ou virtualisme) ; d’où les avatars dus aux heurts avec le présent: « Operation Iraqi Freedom was supposed to be the proving ground for the Army’s new network-centric doctrine: Find the enemy with state-of-the-art sensors, prepare the battlefield with precision standoff fire, and maneuver networked forces to destroy survivors.
» Yet American troops often discover their enemies only when they see the smoke trail of a rocket-propelled grenade or feel the concussion of an improvised roadside bomb. »
• L’accueil que fait la bureaucratie planificatrice aux récriminations et aux expériences des soldats qui ont connu le combat en Irak est à la fois révélateur et systématique. C’est tout juste si elle prend des gants dans la formulation de sa réaction parce que la guerre est toujours en cours et que les organes de communication s’émeuvent des pertes subies et des dégâts causés, et qu’il serait malvenu, du point de vue des relations publiques, d’écarter cela avec trop de désinvolture. Il n’empêche, on sent bien qu’il y a quelque chose de malsain, de très faible, dans le fait que tous ces hommes soient “very influenced” par ce qu’ils ont connu et subi en Irak : « “Officers are very influenced by the experiences they’ve had, but you have to be careful not to be driven solely by current events,” said [Brig. Gen.. David] Fastabend, whose center maps out and coordinates the evolution of Army capabilities for the service’s Training and Doctrine Command. “We work very hard to try to balance change you want for the future and the change for the present.” » En réalité, la pensée est plus nette encore. L’“école” bureaucratique et planificatrice, c’est-à-dire les tenants du système, estime que l’Irak « is not broadly representative of future warfare. Its proponents concede a growing need for special operations units, but say the Army must remain configured to fight the big battle. They push high-tech modernization as exemplified by FCS. »
On continuera donc à développer les gros systèmes ultra-sophistiqués, très chers, bardés de hautes technologies. Le FCS (Future Combat Systems), est présenté par Defense News comme « the Army’s highly networked, multibillion-dollar, next-generation armored vehicle program ».
• Les adversaires de cette attitude se recrutent parmi les francs-tireurs habituels, même s’il s’agit de gens liés à l’establishment. Plus que représentant une “école” de pensée, ils figurent comme des dissidents temporaires, égarés par l’influence de ce qu’on pourrait désigner par exemple comme du bon sens, et qui est l’expérience de la réalité en train de se faire. L’ancien officier de l’U.S. Army Andrew Krepinevich devenu expert, dit à propos de ces prévisions de la bureaucratie pour se préparer aux futures grandes batailles qui sont le contraire de l’Irak : « Krepinevich said that the weakness of [the bureaucratic] argument is that “you really have to search long and hard to find another military that’s building another Republican Guard or major tank army to take on the American Army.” [He] believes that large state-on-state conflicts are a thing of the past, and that irregular fighting in Iraq is the future of warfare. »
Krepinevich en vient même, dans la chaleur de l’argument, à verser dans l’idéalisme, voire dans l’utopie pure et simple. Il prévoit ceci, qui montre chez lui une grande méconnaissance de la puissance du système et de sa capacité de transformer même ceux qui se sont formés des idées fortes au contact du réel: « Krepinevich believes a transformation will hit the U.S. Army as a “generation of officers that is over in Iraq two tours, three tours, come back and look around and see a world in which the Army’s past has been Haiti, Somalia, Afghanistan and Iraq.” »
• Temporairement, les événements d’Irak, leurs échos d’une très grande puissance peuvent sembler favoriser les tenants d’une réforme radicale. (Il faut toujours garder, dans le jugement qu’on fait, ce terme à l’esprit : “temporairement”. Il est utile car il règle tout, sur la durée où le système triomphe.)
« Fastabend said the war has shifted the flow of lessons, which now come from the younger generation of officers, from the field, rather than from doctrinal manuals issued by the Army leaders. “When a new unit deploys, they’re much more interested in recent enemy tactics coming out in the previous few weeks than any doctrine,” the general said.
» Before Iraq, officers would visit the Army’s National Training Center, Fort Irwin, Calif., and watch maneuvers on the training ground to learn the latest approaches to war fighting. Now, officers go to Iraq to learn the latest tactics, what works and what doesn’t in a real-world combat environment, the general said.
» But at Fastabend’s Futures Center, at Fort Monroe, Va., the one-star admits he’s fighting what often seems an uphill battle to keep at least one element of the Army focused on the future and what types of forces it might need 10, 20 or 30 years down the road. The general argues that the future Army must be able to fight and win in any type of conflict, from irregular wars up to large-scale conventional tank battles. »
• Alors, tout espoir est perdu que le Pentagone puisse tirer des leçons de bon sens de l’Irak? Non, il y en a un, selon un argument développé dans l’article par un ancien militaire devenu consultant et auteur, le colonel de l’U.S. Army Ken Allard — et l’on reconnaîtra l’univers du paradoxe surréaliste où nous nous déplaçons : si les Américains perdent, tout est possible … « Allard argues that the Army’s embrace of all things technological resulted from the intellectual malaise that followed the 1991 Gulf War.
» “After Desert Storm, we had a disabling, paralytic problem that we had won, and victory can paralyze critical thought for a generation,” Allard said.
» He said Iraq’s influence on the current generation of officers would mirror the Vietnam War’s effect on current Army leaders. “How the Army adapts and changes itself after the war largely depends on whether we win or lose.” »
D’accord : mais est-ce possible? Les Américains peuvent-ils “perdre”? Nous comprenons bien Allard, libéré des contraintes bureaucratiques et conduit à penser de manière indépendante. Il a l’air de considérer que le Viêt-nam fut une défaite militaire, ce qui est le cas si on accorde au qualificatif “militaire” la sophistication et la complexité qui conviennent ; mais est-ce le cas au sein du système, dans la bureaucratie, chez les “allumés” des batailles sans fin qui forment désormais le corpus de la “pensée” stratégique et conceptuelle américaniste, saupoudrée d’un zeste considérable de manichéisme religieux? Leur argument est au contraire que l’on obligea les militaires américains à se battre avec des moyens insuffisants (!) et des restrictions d’action significatives (re-!). Ils ne perdirent pas, tout au plus peut-on dire qu’ils furent empêchés de gagner à Washington.
(Au contraire, ce que Allard qualifie de “victoire” et qui a si complètement déprimé les planificateurs américanistes, la première guerre du Golfe, n’en est pas une selon le sens commun qui lit l’histoire comme elle se passe puisqu’on fut obligé de s’y remettre treize ans plus tard, “to finish the job”. D’autre part, ce que Allard considère comme un enseignement fructueux du Viêt-nam puisque, selon lui, les Américains perdirent au Viêt-nam, n’en est pas un puisqu’il mena à la guerre du Golfe-1990 qui ne peut être considérée comme une “victoire” puisqu’elle dut être complétée par la guerre du Golfe-2003… Toutes ces notions sont tributaires d’une relativité virtualiste particulièrement remarquable.)
Certes, la question revient bel et bien à savoir si la notion de “défaite” existe pour une psychologie américaniste. Voici l’intéressante réponse de James William Gibson dans son livre Warrior Dreams, qui date de 1994. Gibson analyse la question du point de vue de la mythologie américaniste, notamment exprimée par les standards hollywoodiens.
« At first, then, the trauma of the prolonged war in Vietnam, followed as i twas by ignominious defeat, seemed to spell the end of the traditional war mythology. Both the Western and war-movies genres faded away in the 1960s et 1970s. John Wayne’s death in 1979 seemed to bring a symnolic closure to this cultural history. But paradoxically, the old mythology of American prowess and moral virtue instead assumed an even greater hold on the popular imagination. Why it did has much to say about the American way of looking at the world: defeat was incompregensible, bith morally and ‘scientifically.’
» Ever since World War II, it had been an article of faith of U.S. military policy that a country’s technological sophistication and the sheer quantity of its war supplies were the decisive factors that would lead to victory. In this new model of warfare (which I call “techno-war”, war wa s conceptualized as a kid of high-technology production process in which the officer corps were managers, the elisted men were workers, and the final product was death: whoever had the biggest, most sophisticated apparatus was sure to produce the highest ennemy body counts and thus win. The “soft” varianles of war, such as the history, the culture, and motivations of a people, were not seen as important because they had none of the “hard” reality of the weapons. »
En d’autres termes: la défaite est impossible, unthinkable, quelque chose qui n’a aucune réalité pour l’esprit américaniste. Allard n’aura pas sa réforme. La seule chose que nous devions attendre est que le système (le Pentagone) s’écroule de lui-même, par l’intérieur, sous le poids de ses propres travers. Cela est moins, beaucoup moins impossible qu’on croit, à moins de considérer ce système d’un œil américaniste qui ne croit qu’à la quantité et à la technologie. (Qui s’en étonnera? Ce n’est pas notre cas.)