Le Système se découvre et hurle de fureur

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Le Système se découvre et hurle de fureur

4 décembre 2010 — D’abord quelques essais de définition, qu’on ne peut lire sans avoir comme référence directe notre Ouverture libre de ce 4 décembre 2010, à propos d’un débat entre deux activistes, Steven Aftergood et Glenn Greenwald, sur Democracy Now!, ce débat à propos de l’affaire Wikileaks.

Réagissant en conclusion du débat à divers détails révélateurs apportés par Amy Goodman concernant des réactions qu’on pourrait dire “du Système” à l’attaque de Wikileaks, les deux intervenants donnent deux réponses très intéressantes parce que parfaitement complémentaires (et peu nous importe, à ce point, que l’un soit défavorable à l’action de Wikileaks, et l’autre favorable).

Aftergood définit parfaitement l’attaque de Wikileaks : «You know, this whole “cablegate” was intended as a provocation. Bradley Manning said it would give thousands of diplomats heart attacks. The system has been provoked.» Greenwald définit parfaitement la situation, Wikileaks ou pas Wikileaks : «I think that that response is not one caused by WikiLeaks. I think that response is reflective of what our government is and the egos that prevails. And it’s every bit as severe as it was before WikiLeaks existed. And it’s WikiLeaks that is devoted to subverting it.»

On observera, d’une façon générale, que les remous, et les réactions, provoqués par cette attaque de Wikileaks sont notablement plus importants que dans les deux cas précédents d’attaques du même genre (sur l’Afghanistan et sur l’Irak). Nous pensons qu’il y a une différence de nature dans cette réaction, qui implique bien plus que le seul effet de l’accumulation des attaques. D’une certaine façon, en attaquant le département d’Etat, la “diplomatie”, etc., Wikileaks attaque le cœur de la substance du système, disons son fonctionnement courant, qui a lieu d’une façon continue et qui est exemplaire du système. Les cas précédents concernaient des guerres, qui sont perçues par définition comme des événements exceptionnels et temporaires, donc perçues par réflexe intellectuel comme non exemplaires. (Peu importe ici la réalité des situations, que cette “diplomatie” soit guerrière, brutale et caricaturale, que les “guerres” soient la norme du système, etc. Nous parlons ici de perception presque automatique, telles que la psychologie nous l’impose, celle qui forge le fondement du jugement.) Pour résumer cette partie du propos, les deux premières attaques concernaient des situations exceptionnelles du Système, la troisième concerne la situation normative du Système.

Les réactions sont logiquement à mesure. Cette fois, il s’agit d’un déchaînement qui ne prend même plus la peine de se dissimuler. On ne discute plus pour savoir si telle ou telle fuite est dangereuse ou pas, si Assange aurait dû parler avec les autorités du Système avant ses fuites, etc. On frappe, sans autre délibération. Certains diront : c’est la fin d’Assange, il a été trop loin, il a été maladroit, il a été naïf, il a employé la mauvaise tactique, il a été manipulé, il a été ceci, il a été cela. Ces constats ne nous paraissent nullement essentiels, et plutôt tenir de “l’écume des jours”, des circonstances de rencontre, autour de l’événement. A côté de la considération, ou de la désapprobation, qu’on peut avoir pour Wikileaks et Assange, il ne nous semble pas que leur sort commun ou pas constitue un point essentiel pour l’évaluation de la situation générale. Tant mieux s’ils survivent et continuent ; sinon, il y en aura d’autres pour prendre la succession parce que, réellement, ils (Wikileaks et Assange) ont prouvé que le jeu en vaut la chandelle.

Car ceci est le point essentiel : ils ont touché durement le système, et ils l’ont touché au cœur. Le bilan ne se mesure pas à l’affaiblissement du Système mais à la force de ses réactions. Un tel Système, omniprésent, d’une puissance absolue et d’une hégémonie totalitaire, n’a par définition pas besoin de montrer sa force à visage découvert, sur ses propres territoires, dans sa substance même, puisqu’il est par définition incontesté, puisque sa raison d’être est d’être incontestable. S’il le fait, s’il réagit avec fureur, s’il montre sa force brutale, c’est qu’il se sent touché au cœur. L’on sait alors ce qui s’ensuivra, et les documents produits par Amy Goodman sont révélateurs, et bien plus importants dans leur signification que les réactions extérieures anti-Wikileaks : le renforcement paranoïaque de la surveillance interne, des procédures de sécurité kafkaïennes à l’intérieur des bureaucraties du Système, des décisions arbitraires, des cloisonnements internes renforcés, des soupçons entre organisations, entre services, entre personnes, – une “chasse aux sorcières” permanente contre on ne sait quelle sorcière exactement – soit, en finale, une paralysie et une inefficacité multipliées par dix, par cent...

L’attaque a même provoqué un chambardement dans l’emploi du temps de “l’homme le plus puissant du monde”, le désormais inconsistant président Obama. Tout le monde a aussitôt interprété son voyage surprise de trois heures en Afghanistan, pour dire quelques platitudes à quelques soldats qui passaient par là (sur la base de Bagram) et ne même pas pouvoir aller passer le savon habituel à Karzaï à cause du mauvais temps, comme «une diversion de communication, pour détourner l’attention de l’affaire Wikileaks», – selon le mot de la correspondante de la deuxième chaîne française (A2) à Washington, qui nous donne ainsi la version la plus conforme à l’opinion générale des milieux de presse et des commentateurs dans la capitale du Système. Globalement considéré, le résultat n’est pas mince ; “globalement considéré”, si l’on accepte l’appréciation d’Aftergood, ce qui est sans aucun doute notre cas : «You know, this whole “cablegate” was intended as a provocation. […] The system has been provoked…», – et il est tombé dans le panneau de la provocation.

Bien entendu, nous n’en sommes qu’au début de ces réactions internes, car l’on connaît les processus bureaucratiques et de communication. Le Système a été provoqué et il a réagi en montrant que cette provocation avait été une réussite. En un sens, le conseil que donnait le neocon et parfait serviteur du Système William Kristol (le 28 novembre 2010 dans le Weekly Standard) était le bon dans son principe :

«From now on, a policy of no comment about anything in any of these documents should be the absolute rule. No apologies, no complaints, no explanations, no excuses. No present or former government official should deign to discuss anything in these documents. No one in the executive branch should confirm or deny the accuracy of any document. No one should hasten to reassure any foreign leader of anything, or seek to put any cable in context. No one in Congress should cite anything in these documents to make a point about any issue. The entire American government and political class should simply go about its important foreign policy business, and treat these leaks as beneath contempt, and beneath comment.»

Cette règle du silence, de l’ignorance de l’attaque et du mépris de l’adversaire, aurait dû être suivie, bien au-delà de ce que conseillait Kristol, – pas un mot sur Assange non plus, ni sur Wikileaks, etc. (ce qui n’eût pas empêché des attaques anonymes diverses, peut-être même une liquidation en douceur de-ci de-là) ; on ne s’abaisse pas à ces vétilles quand on est le Système au faîte de sa puissance. Le Système n’a pas suivi cette prescription. Il s’est déchaîné, il a hurlé et continue de hurler, de fureur et, sans doute aussi, de douleur, car il a été gravement touché dans ce qu’il a de plus cher, – sa vanité, son hubris, l’affirmation schizophrénique et hystérique de sa vertu universelle. En réagissant de la sorte, il s’est mis au niveau de Wikileaks et d’Assange, ces vermisseaux insignifiants comparés à sa formidable puissance. Si ce n’est être touché, et durement…

Assange est-il le nouveau ben Laden ?

Le champ de la bataille se déplace. Même si les fuites de Wikileaks nous en disent beaucoup plus que nous le pensions d’abord dans leur contenu, l’essentiel reste bien, et même plus que jamais dirions-nous désormais, dans la forme et la “géographie” psychologiques de l’affrontement lui-même. Il faut alors observer combien cet affrontement s’est déplacé vers l’essentiel. Il ne s’agit plus de l’Afghanistan, il ne s’agit plus de l’Irak, ces vétilles périphériques (et objets des deux premières attaques de Wikileaks), il s’agit du “Système”, – tout le monde le dit, tout le monde emploie ce mot, et tout le monde comprend de quoi il s’agit. Il est de moins en moins question d’une attaque contre l’Amérique, contre Washington, etc., et de plus en plus “contre le Système”, – même si, bien entendu, le Système c’est l’Amérique. Le champ de la bataille se déplace et s'étend démesurément... Nous approchons du coeur de la question, qui est l'existence d'un Système né du “déchaînement de la matière”, dont les USA assurent la continuité depuis un peu moins d'un siècle.

La psychologie change, ou, plutôt, elle enregistre ces changements. Le jugement va suivre et, avec lui, la perception de la vérité de notre situation. C’est un point absolument fondamental parce qu’il constitue une poussée également fondamentale pour débarrasser nos esprits des diverses narratives qui l’encombrent, de la Guerre contre la Terreur à la menace iranienne, des réseaux antimissiles à la puissance montante de la Chine. (D’où l’intérêt, effectivement, de la forme du contenu des fuites de cette attaque, qui ne portent sur aucun sujet particulier mais sur tous en même temps, donc qui porte bien sur l’esprit, la méthode, la substance même du Système, informe, brutale et elle-même fondamentalement déstructurante.)

Ceux qui attendent une révolution, un coup d’Etat, un nouveau président, comme événement déclencheur d’une séquence complètement nouvelle, ceux-là n’ont pas raison. Ces événements surviendront peut-être, sans doute même, mais ils ne seront que les conséquences d’un changement beaucoup plus fondamental, qui prend sa source, qui s'abreuve à notre perception générale (psychologie) de la réelle situation de cette crise terminale, notamment, pour notre cas, par l’influence de nos psychologies percevant cette sorte d’événements que l’on décrit selon ses caractères véritables. L’essentiel est de bien percevoir la vérité du monde, et la séquence-Wikileaks nous y aide, – encore une fois, quels que soient les buts, les intentions, les desseins cachés ou non, la qualité et les vertus et vices des acteurs impliqués. La séquence-Wikileaks nous montre que la mise en cause du Système ne dépend en rien, en aucune façon, des avatars divers de la situation terrestre et des plans divers des acteurs humains, – les intentions ou pas d’Assange, Wikileaks et compagnie, – mais bien d’une dynamique formidable qui est en train de s’ébranler et qui risque bien de secouer le monde, et qui nous dépasse évidemment.

La séquence-Wikileaks nous montre également , et d’ailleurs dans la logique de ce qui précède pour ce qui concerne la “dynamique formidable”, que les attaques contre le Système, tout comme les avatars du système, conduisent spontanément à la formation de “systèmes antisystèmes”. L’attaque de Wikileaks n’aurait pas eu cette efficacité si le Système, au lieu de suivre le conseil de Kristol, n’avait involontairement renforcé cette attaque en dramatisant l’événement, justement en participant à la formation de cette sorte de système “anthropo-informationnel” (ou “anthropo-communicationnel”) dont la finalité s’avère antisystémique. Expérience intéressante, à mettre en parallèle avec la formation d’autres systèmes antisystèmes qu’on pourrait qualifier, pour la sophistication de la chose, de paradoxaux (puisque formés par le Système lui-même et exclusivement, cette fois). Pour poursuivre dans cette logique folle qui s’empare de notre situation de crise, ne peut-on même envisager, en raison de la rage extraordinaire qui s’est emparée du Système et de ses plus pompeux représentants (le sénateur Lieberman, l’homme de l’AIPAC, en premier), qu’est en train de se créer, – n’ayons pas peur des néologismes révolutionnaires, – un système “anthroposymbolique” où Assange prendrait purement et simplement la place de ben Laden, – disons, circa années 2010, et version post-postmoderniste ? (Les propositions de faire officiellement de Wikileaks une organisation terroriste ne manquent pas actuellement aux USA, et une remarque d’un ministre italien faisant de cette attaque Wikileaks un “9/11 dipomatique” renforce l’hypothèse.) Qu’on nous pardonne si nous avons beaucoup de peine à distinguer, dans toute cette agitation, un signe de l’équilibre et de la sûreté de soi qui sied aux puissances de ce monde terrestre.

L’attaque de Wikileaks n’est pas un événement décisif ou un événement qu’on peut décrire comme une victoire (ou une défaite). C’est une étape de plus dans un processus colossal, et dont le rythme est bien plus rapide qu’on ne pouvait le prévoir. Il faut tout de même admettre que, dans ce processus, la piqure du moustique Wikileaks, ou le battement gracieux de son aile de papillon, a provoqué une réaction du Système si considérable, et qui n’est certes pas finie, qu’il faut commencer à envisager comme très possible des événements également considérables, qui viendront évidemment du Système lui-même... Car, aujourd’hui, ce Système absolument omniprésent et omnipuissant peut absolument tout, et, d’abord, et par-dessus tout, se détruire lui-même, – et nul autre que lui-même n’en est capable. Nous comptons sur lui, lui qui ne nous a jamais déçus...