Le timon du monde est rompu

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Le timon du monde est rompu

4 février 2013 – Nous allons poursuivre la chronique de la dissolution d’un axe fondamental, que nous définissons également, d’une façon plus solennelle, comme “le timon du monde”, – qu’on nous pardonne ce goût de la formule. La chose a existé depuis 1945 (précisément la fin des années 1940), elle a survécu tant bien que mal dans le chaos et le déséquilibre à partir de 1985-1991, sous une forme de plus en plus anémiée, elle se brise sous nos yeux aujourd’hui. Le timon est, selon des définitions on ne peut plus classiques, une «longue pièce de bois ou de métal, fixée au train avant d'une voiture, d'un instrument agricole, de chaque côté de laquelle on attelle un animal de trait», ou bien une «barre de gouvernail [et, par extension] le gouvernail lui-même».

Il s’agit des relations entre les USA et la Russie, résidu de l’axe USA-URSS, ou “timon du monde” durant la guerre froide er, nécessairement, dupliqué dans un pseudo-timon du monde Russie-USA en pleine dégénérescence avec des phases successives. Du côté russe, ces phases ont été très marquées, très actives, très spécifiques, – de l’ère de déstructuration catastrophique d’Eltsine avec l’aide du Système (Wall Street, les prédateurs US et le reste), qui aboutit paradoxalement à l’émergence de Poutine en 1999 ; Poutine évita que cette déstructuration de la Russie après la dissolution de l’URSS, ne se transformât en dissolution de la Russie elle-même, et entreprit un travail de re-structuration de la Russie. Il ne pouvait accomplir cette tâche qu’en débouchant sur une troisième phase, au prix de ce que nous désignons comme la rupture du “timon du monde“, c’est-à-dire de ce lien spécial entre les USA et l’URSS depuis la fin des années 1940, scellé par la disposition plus ou moins également répartie d’une puissance de destruction colossale de ce qui est “notre monde” (la puissance stratégique nucléaire), partagée en une sorte d’accord, à la fois tacite (la doctrine MAD de “destruction mutuelle assurée”) et légiféré (les accords SALT et START). C’est ce qui passe aujourd’hui, avec la deuxième présidence Poutine après l’entr’acte Medvedev ; encore faut-il bien comprendre que ce Poutine-II n’est plus le seul Poutine, qu’il est aidé, poussé, entraîné même par un élan du monde politique (caractérisé par l’émergence de la Douma) qui va souvent bien plus vite que lui… Ainsi Poutine n’est-il nullement l’autocrate qu’on décrit, ; il l’est un peu, mais il est surtout l’exécutant d’un dessein qui tendrait même à le dépasser, et qui est le dessein russe lorsqu’il s’accorde au destin russe (immanquable jeu sur les mots puisqu’il a, cette fois, une signification ontologique remarquable).

Nous sommes arrivés à la rupture complète, déjà annoncée et manifestée par diverses interventions sur ce site : récemment, le 14 décembre 2012, le 20 décembre 2012 et le 22 janvier 2013. Nous avons choisi trois nouvelles, toutes trois répercutées par Russia Today, toutes trois venues de la partie russe, tandis que la partie américaniste, elle, reste étrangement passive et indifférente, – ou bien non, peut-être pas si “étrangement” que cela, parce que simplement complètement acquise à son rôle central dans le Système.

• Une remarque de Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, nous a beaucoup amusé, en même temps qu’elle nous paraît descriptive d’une réalité et symbolique d’un regard russe sur cette réalité. RT, donc, la rapporte le 28 janvier 2013, où l’on voit que le professeur Lavrov admoneste, un peu agacé il faut bien le dire, les “gamins”, essentiellement les représentants du bloc BAO, plongés dans des chamailleries diverses pour trouver un lieu pour des entretiens sur et avec l’Iran…

«Russia’s Foreign Minister accused international mediators in the Iran crisis of “behaving like little children,” imploring them to set a date for negotiations over Tehran’s nuclear program. “Some of our partners in the six powers and the Iranian side cannot come to an agreement about where to meet,” Sergey Lavrov told reporters after talks with Belgian Foreign Minister Didier Reynders on Monday.»

• Le 31 janvier 2013, RT publie un texte notamment basé sur des déclarations et commentaires d’Alexei Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma. (Désormais et comme signalé plus haut, il est important d’enregistrer les déclarations des parlementaires russes. On l’a déjà noté à différentes reprises, la Douma joue désormais un rôle actif dans la politique russe, pas loin d’être à l’égal de celui du Congrès US, irresponsabilité en moins, – démocratie oblige, si l’on veut ! Ces déclarations comptent non seulement pour leur poids, du à l’autorité nouvelle des organes parlementaires, mais aussi pour le fond d’analyse qu’elles présentent.) L’essentiel de cette déclaration est résumé par cette phrase à la fois sibylline et, lorsqu’elle est éclairé par un commentaire prenant en compte la perspective historique, extraordinairement significative : “La Russie est en train de mettre un terme à sa dépendance de la superpuissance mondiale”.

On ajoute d’autres extraits de ce texte, qui explicitent bien de quoi il s’agit, en fait de “dépendance”, notamment à l’occasion de la sortie unilatérale de la Russie d’un accord Russie-USA concernant la coopération dans la lutte contre la drogue et le crime, essentiellement caractérisée par des subventions US pour la Russie. On comprend que la Russie réalise combien cette sorte de relations permet (permettait) une ingérence constante des USA dans les affaires intérieures russes et la décision est ainsi exactement du même caractère que le terme mis à l’activité du USAID en Russie et d’autres mesures du même tonneau (voir le 10 décembre 2012). Le commentaire de Clinton sur ce type de décisions russes, également cité, mesure l’amertume US à ce propos…

«Moscow announced that it has terminated an agreement with Washington to cooperate in law and drug enforcement, continuing the trend of deteriorating diplomatic relations. “Russia is reforming its relationship with the US. We have terminated the third agreement with the U.S. in the last six months,” Aleksey Pushkov, the head of the Foreign Affairs Committee of the Russian Lower House, commented on Twitter. […]

»As part of the now-defunct bilateral deal, the US agreed to provide financial assistance to relevant Russian entities for anti-crime measures, among other activities. Such philanthropy, however, has raised eyebrows in Russia and prompted questions over the real motive behind Washington’s efforts. It was largely due to these suspicions that Moscow informed the US Agency for International Development (USAID) in September that its services in Russia were no longer wanted or needed.

»In a recent interview with NPR, outgoing US Secretary of State Hillary Clinton commented on Russia’s decision to shut down the USAID office: “We can take our aid money and go elsewhere and help people who welcome us.” Clinton’s comment goes far towards explaining the rift in Russia-US relations: Russia has largely escaped from the clutches of its post-Soviet depression, and now has a dynamic economy with a growing middle class and huge natural resources. The message from Moscow is that Russia no longer needs handouts from Washington. The Foreign Ministry said that Russian civil society has become fully mature, and did not need any "external direction" from USAID, which was also blamed for attempting to manipulate Russia’s internal political processes.»

• La troisième nouvelle, toujours sur RT, le 1er février 2013, toujours avec des déclarations de Pouchkov, annonce que les hypothèses d’une visite rapprochée d’Obama en Russie sont quasiment enterrées, et qu’on n’attend plus Obama avant le sommet du G20 à Moscou, en septembre prochain, ce qui banalise considérablement le déplacement du président US. Cela est agrémenté de nouvelles concernant des offres US sur le désarmement nucléaire stratégique, accompagnée d’une rigidité US totale sur le réseau antimissiles, ce dernier point impliquant d’ores et déjà un rejet net et brutal de la Russie de la première proposition. On conclura à ce point que l’on se rapproche de plus en plus clairement de la probabilité d’un retrait unilatéral de la Russie de l’actuel accord START, pour renforcer son arsenal stratégique nucléaire (voir le 22 janvier 2013)

«“Obama is unlikely to visit Russia before [the] G20 [summit] in September because there is a lot of dispute, but no issues for breakthrough,” Pushkov commented on Twitter. “There is no program for a new reset.” […] Dmitry Peskov, spokesman for the Russian President, told reporters on Friday that Obama has been formally invited to visit Russia, adding that “we mostly count on productive work at the G-20 summit in St Petersburg in September.” […]

»Indeed, a missile defense system on Russia’s doorstep would throw a monkey wrench into the fragile strategic balance. Yet, instead of Washington looking to resolve this thorny issue, it may try to sell Moscow on the idea of further reducing their nuclear stockpile. According to Foreign Policy journal, US Vice President Joseph Biden will introduce this proposal at a meeting with Russian Foreign Minister Sergey Lavrov at a session of the Munich Security Conference. US National Security Adviser Tom Donilon, who will visit Moscow in February and will meet with President Putin, may also advocate on behalf of Obama’s ambitious plan to rid the world of nuclear weapons, a plan dubbed “global zero” by supporters… […]

»Putin has stated that any further reduction of Russia’s nuclear stockpile is possible only if the missile defense problem is settled. The debate over missile defense, however, is just the tip of the iceberg concerning the deterioration of US-Russia relations. Moscow and Washington are presently engaged in a series of diplomatic tit-for-tat reprisals that make an Obama visit at the present time increasingly unlikely.»

Un commentaire de Viktor Kouvaldine, de la Fondation Gorbatchev qui continue à œuvrer méritoirement mais désespérément pour l’entente entre la Russie et les USA, décrit bien, par contraste, le climat général de la situation ; d’abord, son insistance pour que les dirigeants russes et américanistes mettent un terme à leur affrontement le plus rapidement possible, puis ce constat qui ne fait qu’ajouter l’appréciation la plus réaliste possible de la situation : «Malheureusement, quand une spirale s’enclenche sans contrôle, elle acquiert sa propre logique. Les gens tendent à oublier la cause initiale et le premier fautif et s’en remettent à la politique du “œil pour œil, dent pour dent”.»

Cela est juste mais ne suffit pas à rendre compte de la totalité de cette situation. Dans la situation d’affrontement, il y a un côté qui acquiert une dynamique contre-offensive créatrice et, comme on le constate, paradoxalement libératrice, une dynamique d’affirmation face à une offensive sans relâche, sans argument que sa propre répétition, car il s’agit bien pour ce dernier cas de la dynamique-Système antirusse développée par les USA et le bloc BAO. De ce point de vue, la Russie se découvre et s’affirme de plus en plus, d’une façon autonome, abandonnant de plus en plus résolument les restrictions qu’elle s’imposait elle-même à son attitude face aux pressions exercées contre elle, dans l’espoir qui s’avère illusoire de modifier les relations en cause. De l’autre côté, qui est le bloc BAO, il y a comme on l’a dit une dynamique-Système, la politique-Système, aveugle, automatisée sinon robotisée, dont l’attaque antirusse fait partie d’une sorte de programmation dans laquelle nulle place n’est laissée à la réflexion, à l’analyse intelligente, à la nuance et à l’adaptation. Dans l’affrontement dont parle Kouvaldine, le bloc BAO est au-delà de la responsabilité elle-même, il est per se agression antirusse permanente avec comme seul fondement une logique-Système échappant à tout contrôle.

Voilà pour les positions des deux “partenaires” de plus en plus adversaires : l’un vit, bouge, s’adapte, décide de riposter  ; l’autre poursuit depuis plus de vingt ans (depuis la fin de l’URSS), d’une façon robotisée, une politique d’attaque systématique sans aucun argument, sans fondement, sans rien d’autre que le développement automatisée de la superpuissance du Système qu’il sert, sans même que son président qui avait fait des promesses dans ce sens aux Russes se soit montré capable jusqu’ici de faire bouger l’appareil-Système de l’américanisme, si même il l’a tenté, ce qui est rien moins que sûr. La Russie a décidé de changer un rapport politique qui était caractérisé, pour la période du premier mandat Obama, de cette façon par le professeur Stephen F. Cohen, – transcription en termes humains d’apparence de la situation-Système d’alors :

«When Obama and then President Medvedev entered into the reset, Moscow wanted certain things from Washington and Washington wanted certain things from Moscow. Without going into the detail Washington got everything from Moscow it wanted and Moscow got nothing.» Cette situation-Système n’existe plus.

Cela bien admis, et confirmé par les nouvelles développées plus haut, il faut aller plus loin et constater un événement qui prend forme de façon sous-jacente mais d’une puissance considérable et avec des effets peut-être bouleversants ; un événement qui devient colossal à la lumière d’une interprétation plus large. Les nouvelles développées plus haut (ainsi que toutes celles que nous avons rappelées), prennent alors une tout autre allure, en acquérant une dimension symbolique significative… Il s’agit effectivement de ce que nous nommons “la rupture du timon du monde”.

Le noeud gordien est tranché

Il est vrai qu’on peut considérer que cette énorme puissance partagée, – la puissance stratégique nucléaire théoriquement capable de la destruction absolue du monde, de “notre monde”, – a dominé, a écrasé la psychologie générale à partir de 1948-49 jusqu’en 1988-1989. Encore, en 1983-1984, le monde vivait dans un état de tension d’une force inimaginable, car l’enjeu explicité, réalisé, absolument admis par tous était bien un affrontement que nul ne pouvait être assuré de contrôler, qui avait tout pour réaliser la destruction générale de “notre monde”. (Voir notamment les deux parties du document de la CIA 1983 Soviet War Scare, le 21 septembre 2003 et le 22 sdeptembre 2003.) On a oublié cette terrorisation-là de l’esprit, qui fut incomparablement plus écrasante si l’on se réfère à sa substance que les artifices, narrative, etc., qu’on invente aujourd’hui pour justifier la “surpuissance” du rythme de nos temps chaotiques, et qui, aujourd’hui encore, ne font qu’accentuer le chaos par la tromperie qu’ils nous imposent.

La terrorisation nucléaire était quelque chose qui nous rapprochait d’un événement absolument métaphysique, vécu à la fois comme un affrontement classique entre deux camps mais potentiellement catastrophique, à la fois comme une menace commune pesant sur les deux camps et sur “notre monde” dans son entièreté, presque comme une menace eschatologique, – inventée par le sapiens moderniste et scientifique, qui n’en est pas à une performance près. On a peine, aujourd’hui, à côté des crises nerveuses, des hystéries diverses, des élucubrations de communication, des guerres innombrables et jamais vraiment faites de nos activités, à côté de l’esprit leste passant du débat fondamental sur une Guerre contre la Terreur fabriquée de toutes pièces au débat fondamental sur le mariage gay comme pièce essentielle de la civilisation, à côté de la folie de la politique-Système qu’on identifie aisément comme vivant de sa propre autonomie et hors du domaine du sapiens complètement subjugué, on a peine à concevoir, sinon même à se rappeler, ce que fut cette terrorisation nucléaire, quasi-métaphysique du monde… Il semble souvent que même ceux qui l’ont vécue l’ont oubliée, psychologie subjuguée évidemment par le spectacle-Système des temps postmodernes

C’était aussi un événement qui voyait se nouer des alliances incertaines, diaboliques et terrifiantes. Celle, qui ne fut jamais exprimées, ni codifiée, ni rien du tout de cette sorte, qui unissait les deux complexes militaro-industriel soviétique et américaniste est la plus importante. Depuis 1989-1991, il a été montré par des documents déclassifiés des archives soviétiques, combien le CMI soviétique ressemblait et agissait d’une façon similaire à son homologue américaniste. Cette alliance, qui s’était nouée évidemment de facto et nullement par complot, ni même par contacts directs, ponctuée de courses aux armements ou d’accords de limitation ou de pseudo-réduction (SALT et START) maintenant les armements stratégiques nucléaires à un très haut niveau, cette alliance est le paradigme symbolique de cette époque, l’outil, la courroie de transmission sans responsabilité propre d’un processus qui liait inextricablement les “deux camps”, et précisément l’URSS et les USA.

Cette situation de “complicité objective”, même par le vil canal des CMI, était une sorte de nécessité vitale mais n’était nullement considérée comme heureuse ni rassurante. Il y eut des tentatives pour briser ce lien diabolique liant les hommes à ce triste sort (peut-on employer le mot “Mal” ?) de la menace de destruction par entropisation nucléaire, directement, sans intermédiaire nécessaire (du type d’une phase de déstructuration). Deux couples d’hommes d’État le tentèrent, et trois de ces quatre hommes furent liquidés, le dernier se perdant dans la gâtisme de la corruption gérontocratique de l’URSS finissante.

• Kennedy et Krouchtchev, s'engagèrent après la crise des missiles de Cuba de 1962 sur la voie de la recherche d’un accord radical de désarmement. La tentative était véridique et sans faux-semblant. JFK fut liquidé, on sait comment ou on ne sait comment, – et peu nous importe ici pourquoi et par qui, sinon de constater, que de l’hypothèse-Oswald à l’hypothèse-complot, sa liquidation tombait à pic. (Elle satisfaisait de toutes les façons les parties les plus inquiètes devant les accords USA-URSS qui semblaient s’annoncer, particulièrement des chefs militaires US comme le général LeMay, qui dirigeait l’USAF.) Krouchtchev fut liquidé, plus en douceur, onze mois plus tard, car il y avait également, du côté soviétique, le même parti favorable au gel de la situation d’affrontement “froid”.

• En plein Watergate (1973-1974), suite directe d’un “coup d’État” bureaucratique des chefs militaires camouflé, dans son issue, en monument à la gloire libérale et médiatique de la Grande Amérique, Nixon se tourna vers Brejnev, qui le soutenait de toutes ses forces de l’extérieur. (Cette interprétation de l’affaire du Watergate lumineuse par son enchaînement, et par conséquent systématiquement ignorée, est signalée dans un texte du 3 février 2010 et analysée dans dde.crisis du 25 janvier 2010.) L’ambassadeur de l’URSS à Washington Dobrynine a témoigné dans ses mémoires que les deux hommes ont travaillé conjointement pour tenter de trouver une solution commune décisive à l’affrontement de la guerre froide ; il fait lui-même allusion à l’action du président du Joint Chiefs of Staff (l’amiral Moorer) contre Nixon, que le KGB avait suivi de près. Dobrynine signale justement qu’une entente entre les deux hommes aurait pu déboucher sur une opération type-glasnost liquidant la puissance de leurs CMI respectifs.

• …En effet et finalement avec sa glasnost, Gorbatchev fut le seul à réussir la liquidation du complexe militaro-industriel russe en tant que force autonome et indépendante, mais bien entendu pour l’URSS seule. (Nous avons encore récemment rappelé, le 22 janvier 2013, la sagacité et la finesse d’analyse de James Carroll à ce propos, – voir aussi le 20 juillet 2007.)

Au milieu de tous ces aléas et pressions diverses, il apparaît donc qu’il existait un sentiment commun des directions politiques d’une certaine solidarité, voire d’une solidarité effective face à ce qui était perçu comme un danger commun. Ce sentiment-là constituait ce que nous avons désigné comme “le timon du monde”, dans cet entrelacs de liens subtils et d’une conscience commune d’une responsabilité partagée, qui tenait le monde dans un certain ordre, selon un certain attelage à peu près cohérent. (Selon cette interprétation, des affaires telles que l’interventionnisme du bloc BAO en Libye, en Syrie, etc., cette propension à l’usage de la force militaire de ceux qu’on appelait “les Grands” dans des régions aussi “sensibles” et déstabilisatrices était, par accord tacite, complètement impensable. La crise et la guerre d’octobre 1973 en sont un bon exemple, avec le paroxysme des 24-25 octobre, lorsque les Soviétiques menacèrent d’envoyer une division parachutiste à l’aide de la IIIème Armée égyptienne encerclée par les Israéliens qui avaient dépassé les limites d’un accord général de cessez-le-feu, cela déclenchant une alerte globale des USA. L’URSS abandonna ce projet en même temps que les USA exerçaient avec succès une pression formidable sur Israël pour que ce projet d’anéantissement de la IIIème Armée soit abandonné. L’accord tacite de non-intervention armée avait été respecté. Il faut bien comprendre que cet accord tacite de non-intervention n’empêchait nullement la concurrence, l’affrontement par influences et par “alliés” interposés et manipulés, ou bien impliquait des garanties solides de non-intervention directe de l’autre quand l’un des deux partenaires s’engageait tout de même, – comme au Vietnam, pour les USA, ou en Afghanistan, pour l’URSS. Il importait d’éviter toute situation pouvait susciter un mécanisme aboutissant à l’affrontement nucléaire stratégique.)

Selon ce point de vue, les accords stratégiques considérés plus haut comme des arrangements qui satisfaisaient les CMI pour maintenir les armements à un très haut niveau, constituaient peu ou prou également, à l’inverse, une garantie juridique de cette entente passive des deux puissances stratégiques nucléaires globales. Tant bien que mal, et de plus en plus mal il faut bien le dire, la chose perdura jusqu’à 2009-2010, avec la signature du nouvel accord START. Il semblait y avoir donc toujours cet accord pour prolonger cet état d’esprit commun de contenir cette menace d’eschatologie nucléaire. On comprend aujourd’hui que ce n’était rien d’autre que le chant du cygne, que le timon déjà si endommagé ne pouvait plus être empêché de se rompre.

C’est tout un état d’esprit commun, toute une psychologie accordée par les nécessités qui achèvent de se déliter. On parle ici des accords nucléaires, moins comme mesure technique et juridique, que comme symbole de ce qui exista de cette entente qui fit le timon du monde. Le comportement US, puis du bloc BAO avec les pays européens s’enfonçant avec une stupidité et une passivité sans précédent dans l’Histoire, couronnée par le comportement français représentant le paradoxe d’un sommet de bassesse pour cette nation, ont finalement décillé la vision russe, après avoir échoué à l’aveugler complètement par ses agressions infâmes de l’après-communisme (hyper-capitalisme de pillage imposé par les USA avec l’aide d’Eltsine). Les diverses stratégies vicieuses et bien à l’image du Système dans toute sa bassesse des “révolutions de couleur” puis/ou d'“agression douce”, mesurées par les Russes pour ce qu’elles sont, ont très largement contribué à ce travail de déconstruction d’un ensemble-Système mis en place pour pulvériser la Russie, sa souveraineté, sa puissance principielle, et l’“âme russe” en général. C’est ce qu’il faut entendre lorsque Pouchkov dit que “la Russie est en train de mettre un terme à sa dépendance de la superpuissance mondiale”, – et si Pouchkov parle des USA et de leur fric absolument corrupteur de tout ce qui reste de haut et de principiel (“dépendance de la superpuissance mondiale”), c’est en vérité “la dépendance du Système” qu’il faut entendre dans sa phrase (dans tous les cas dépendance directe, corruptrice, de l’argent subversif employé dans un but de déstructuration-dissolution, la Russie n’étant tout de même pas assez puissante pour, à elle seule, éliminer tous les aspects d’un Système auquel sont soumises toutes les activités transnationales). Il y a donc un aspect libérateur pour elle-même dans le comportement actuel de la Russie, son durcissement accéléré, la rupture de tous les liens corrupteurs avec le bloc BAO, etc. La Russie est en train de saccager “le timon du monde” parce qu’elle a compris même sans expliciter cette compréhension que ce timon, s’il pouvait avoir eu une certaine vertu paradoxale en liant les “deux Grands” dans une coopération active contre la menace disons “eschatolohumanoïde” (pour employer un pléonasme énigmatique) de l’anéantissement du monde durant la guerre froide, n’est plus qu’un avatar perpétué pour permettre au Système de tenter de l’anéantir (elle, la Russie) psychologiquement et spirituellement. Alors, la Russie rompt, brise le timon, comme on tranche le nœud gordien ; et ce n’est pas l’œuvre de l’autocrate-Poutine comme le psalmodient les moutons-BAO, c’est l’œuvre pure et simple de la Russie. (Les Russes y ajoutent un mépris grandissant, comme le montrent de plus en plus les remarques de Lavrov sur le comportement des diplomaties occidentales tant vantées pour leurs traditions, ramenées au niveau d’une cour de récréation pour cancres un peu dissipés.)

Il se déduit bien entendu de tout cela que ce qui va se mettre en place, c’est un monde encore plus dangereux qu’il n’est si c’est possible, — et ça l’est, certes  ! – avec la probable désintégration des accords de régulation des armements, et, surtout, la désintégration de la responsabilité commune URSS (Russie)-USA à cet égard depuis la fin des années 1940. En effet, le président BHO paraissant bien être ce qu’on a de plus en plus été amené à juger qu’il était durant son premier mandat, – le président Africain Américain, ayant ainsi choisi une nouvelle sorte d’esclavage, du Système cette fois, ce qui est sans aucune comparaison de gravité et d’indignité avec ce que connurent ses ancêtres, – la désintégration des liens USA-Russie ne peut que se poursuivre en ne cessant d’accélérer. L’on peut compter sur l’évolution du pouvoir aux USA, dans son processus d’“effondrement par dissolution”, pour pousser à la roue dans ce sens, dans la plus remarquable agitation privée de sens d’une espèce d’irresponsabilité autodestructrice jubilatoire qu’ait jamais donné à voir une telle puissance établie. L’on peut compter également sur les Russes pour montrer leurs forces et en user quand cela sera nécessaire, c’est-à-dire quand la chose sera sérieuse et nécessaire. (Ils l’ont fait en Géorgie en août 2008 et le bloc BAO a tremblé sur ses bases, de l’OTAN au Pentagone.) Il n’y aura plus rien qui ressemblera à un timon pour tenir en laisse la menace générale du désordre aggravée de la menace de l’eschatologie nucléaire. Cela signifie un désordre encore plus grand, au contraire de ce qu’en jugent les penseurs géopoliticiens qui croient que telle puissance remplacera telle autre,ou que telle puissance structurée et instituée, voire telle puissance régénérée (la Russie éventuellement), est encore capable de réguler le désordre. (Cette conception répond à la logique d’une raison pervertie et soumise à l'empire du Système, et à ses artifices renvoyant à l'“idéal de puissance”.)

Ce passage-là à une dangerosité multipliée est inévitable pour passer au désordre général qui est la seule voie pour achever la transmutation de la dynamique de surpuissance du Système en dynamique d’autodestruction. Tout ce qui tient au pseudo-ordre du Système ne peut être que détruit, et par conséquent également l’équilibre nucléaire stratégique anti-eschatologique hérité tant bien que mal de la guerre froide. Sapiens le moderniste, le scientifique, devra boire le calice jusqu’à la lie, puisque c’est bien lui qui a inventé la chose, toute science triomphante, cette étrange force “eschatolohumanoïde” qu’est le nucléaire… Le timon du monde est rompu, bien sûr ; mais avec lui, sans nul doute, le nœud gordien est tranché.