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137731 mai 2010 — En quelques jours, tout semble s’être rassemblé pour former ce qu’ils nomment “a perfect storm”. L’expression désigne le rassemblement, autour d’un événement, des conditions qui font de cet événement quelque chose d’extraordinairement explosif, presque une crise parfaite… Nous avons déjà souvent employé l’expression de “perfect storm” parce que notre temps n’est pas avare de cette sorte d’occurrence. Il semble qu’elle doive servir, à nouveau, pour caractériser la catastrophe de Deepwater Horizon.
Enumérons quelques faits…
• Voilà une catastrophe qui dure depuis bientôt six semaines, qui est une catastrophe dès l’origine et qui, pourtant, s’est déroulée pendant un bon mois sans outre mesure alerter, ni les pouvoirs publics, ni les chroniqueurs attentifs à la marche du monde. Ainsi s’est constituée une charge explosive considérable de cet événement, outre que s’est constituée dans l'océan une masse de pétrole suffisante pour représenter à nos esprits à quoi ressemble la mort de l’univers.
• Finalement, il faut bien en venir aux faits. BP (après d’autres tentatives infructueuses) annonce qu’il va boucher la fuite, Obama annonce que c’est une catastrophe nationale et qu’il prend les choses en mains. Certains voient un rapport entre ceci et cela. Il reste que BP est finalement contraint d’annoncer qu’il a échoué. La Maison-Blanche envisage désormais que la fuite continue jusqu’au mois d’août et certains vont jusqu’à dire qu’il ne reste plus que l’“option nucléaire” (l’emploi d’une petite bombe nucléaire pour enterrer le dispositif d’où vient la fuite). Ne reste plus, pour nous tous, que le passage effectivement à une catastrophe perçue certes comme nationale mais qui tend à devenir internationale parce qu’il s’agit des USA et que le système de la communication s’en est emparée, et à une crise politique nationale pour le président Obama, que certains jugent déjà fatale pour sa présidence.
• Or, cette perception d’une brutale aggravation de cette catastrophe, perception suscitée effectivement par l’entrée dans le jeu du système de la communication avec son écho médiatique, survient au moment où deux choses ont été démontrées. D’une part, il apparaît que le corporate power (BP), qui fut “in charge” pendant cinq semaines est irresponsable, incompétent et impuissant (sans compter tous les montages et manœuvres de désinformation). D’autre part, il apparaît que le pouvoir politique, qui fut absent pendant cinq semaines en laissant l’affaire au corporate power et en la minimisant à mesure, a démontré son irresponsabilité, son incompétence et son impuissance. La crise devient une vraie crise nationale au moment où les composants du système ont confirmé ce qu’on sait qu’ils sont : irresponsables, incompétents et impuissants, – en plus d’être faussaires dans la manipulation de l’information.
• La crise a une forme particulière. Il y eut un éclat important au départ (explosion sur la station Deepwater Horizon, pertes humaines, etc.), mais pas assez pour en faire une crise. Ensuite, les choses ont régulièrement empiré, avec la fuite de pétrole, dans une relative indifférence. (On parlait alors plutôt, soit de la défaite en Afghanistan, soit de l’effondrement de l’euro et de quelques pays européens, soit de la crise iranienne avec l’affaire Brésil-Turquie et toujours de cette perspective enivrante pour certains de pouvoir “taper” un jour contre l’Iran.) Soudain, c’est la prise de conscience, les échecs de BP, le réveil furieux mais bien tardif de BHO, etc. La machine médiatique du système de la communication se réoriente avec une extraordinaire rapidité vers le Golfe du Mexique, et l’on découvre que la catastrophe est aussi une “crise nationale” pour les USA.
• La crise n’a rien de politique et c’est ce qui fait sa puissance. Elle concerne le corporate power, l’exploitation et la destruction de l’environnement, la forme de développement que nous avons choisie, etc. Mais cette conformation de départ non politique se politise brusquement, avec le tournant de l’intervention forcée de la direction politique des USA. Pour certains chroniqueurs, la “colère populaire” US, qui prenait pour thème le chômage, ou bien le sauvetage de Wall Street, ou bien la question des soins de santé, est en train de se réorienter vers l’incompétence et la corruption du pouvoir politique (la popularité de BHO a chuté à 41%), et la corruption et la rapacité du corporate power, dans cette affaire de la catastrophe Deepwater Horizon. Tout cela est alimenté chaque jour davantage par les images devenues effrayantes qui montrent le pétrole s’échappant en jets continus des conduites posées sur le fond du Golfe du Mexique, par 1.500 mètres de profondeur.
@PAYANT Nous écrivions le 28 mai 2010 : «A ce propos, – ce propos justement d’Obama: “Je laisserais aux autres le soin de juger si cette catastrophe est ‘mon Katrina’.” On verra, BHO, mais le rythme est déjà là.» Effectivement, Deepwater Horizon a beaucoup pour lui, pour devenir un nouveau Katrina, qui serait celui d’Obama évidemment mais cela importe moins dans le cas de notre propos ; un nouveau Katrina, en infiniment plus grave… Du temps a passé depuis Katrina, et les conditions générales se sont incroyablement tendues et détériorées. On retrouve dans Deepwater Horizon tous les facteurs de Katrina, avec, en plus, trois éléments fondamentaux qui affectent directement le système.
• La présence, sur le devant de la scène, comme acteur catastrophique principal, du corporate power (BP), avec en plus la caractéristique d’être britannique, – donc anglo-saxon mais non-américain, avec toutes les tensions et implications de cette situation.
• L’acteur principal de la catastrophe, le pétrole, qui est en même temps le symbole, l’outil, la puissance même d’un système fondé sur la thermodynamique, sur l’exploitation prédatrice des ressources naturelles et sur la dévastation de l’environnement.
• Le fait de l’exploitation en mer, qui “internationalise” physiquement la catastrophe, en l’étendant potentiellement au milieu océanique en général. Tout le monde, d’une certaine façon, est concerné.
Qui plus est, la catastrophe, avant de devenir crise depuis quelques jours, a épuisé largement tous les moyens et toutes les manœuvres de communication pour nous faire croire qu’elle peut être résolue en un tournemain et sans grands dommages. Le tour de main a déjà été essayé, sans succès, et les dommages sont déjà colossaux. La crise monte à bord de la catastrophe alors que celle-ci est remarquablement avancée. La crise, qui entre dans le cadre général de ce que nous nommons notre “structure crisique” (tout événement se transformant instantanément en crise), est elle-même, déjà, une “structure crisique“, par sa durée, par sa complication, par les divers services et personnes impliqués.
Les réactions et réflexions sont elles-mêmes très avancées (éventuellement comme un plat faisandé). La remarque du patron de BP selon laquelle, après tout, la mer peut absorber tout ce pétrole, a fait florès, notamment chez les commentateurs de la droite dure, interventionniste, type-neocon et hyper-libérale, aux USA. En effet, pourquoi pas, – le pétrole est naturel, n’est-ce pas ? La remarque montre bien que l’esprit néo-conservateur et celui du “capitalisme catastrophique” sont bien plus que des idées, qu’ils reflètent l’état de l’esprit même de la postmodernité. Cette remarque sur l’océan qui peut absorber tout ce pétrole vaut bien, dans l’esprit de la chose, les arguments des théoriciens du “désordre créateur” étendu à tous les recoins et circonstances de notre existence, notamment ce “désordre créateur” qui a présidé à l’invasion de l’Irak (détruisons tout et du désordre renaîtra un monde nouveau) et qui piaffe d’impatience à l’idée de “taper” contre l’Iran.
Il est indubitablement vrai que le pétrole est un produit de la nature, alors pourquoi pas du pétrole dans la mer ? Il est vrai que la Lune est aussi une chose de la nature de l’univers, alors pourquoi pas la Terre transformée en Terre lunaire ? Il est vrai également que Konrad Lorenz n’avait pas tort lorsqu’il remarquait que l’espèce humaine reste une espèce naturelle comme une autre, et que toute espèce naturelle est appelée à disparaître un jour ou l’autre… Nous dirions même, dans ce cas, qu’elle serait non seulement appelée (à disparaître), mais qu’elle le mériterait, – expérience complètement ratée.
Par conséquent nous sommes dans une catastrophe où l’on s’est déjà compté, et la crise en quoi se transforme cette catastrophe apparaît alors que la catastrophe se trouve déjà en phase optimale. L’autre gâterie de la chose est que, si BP ou quelque autre clown-acteur (le U.S. Coast Guard, par exemple) n’arrive par à arrêter les fuites, et si quelque bombardier de la puissante USAF n’est pas envoyé pour nucléariser la chose, nous en avons encore pour un certain nombre de mois à suivre le remplissage systématique de l’océan. Cela signifie une exacerbation constante de la crise, à mesure de la vidange “naturelle” de l’énorme nappe de pétrole dans l'océan et sur les côtes des USA.
La tournure politique, sinon philosophique de cette crise, malgré l’absence d’éléments directement politiques et philosophiques, est quasiment instantanée. On ne peut imaginer une réunion plus convaincante de tous les facteurs du système engendrant la crise de civilisation que nous connaissons : les USA et leur American Dream poisseux de pétrole, l’“anglo-saxonisme”, le corporate power, la paralysie du politique et l’incompétence de la bureaucratie, le choix de la thermodynamique et la destruction de l’environnement. C’en est à un point où l’on se demanderait si, plutôt que d’être “le Katrina d’Obama” (ou une “crise des otages” à-la-Carter), cette catastrophe ne pourrait prétendre à devenir, si les circonstances s’y prêtaient, “le Tchernobyl du système de l’idéal de puissance”. (L’un n’empêchant pas l’autre, d’ailleurs, “le Katrina d’Obama” se trouvant à l’intérieur du “Tchernobyl du système de l’idéal de puissance”.)
Nous qui nous inquiétions de penser la crise dans sa globalité, nous voilà servis et l’occasion est bonne et belle. Cette crise du Golfe du Mexique présente un potentiel pour conduire à une “pensée globale” de la crise générale du système, avec tous les éléments qui y concourent. Cela ne signifie pas une seconde que cette évolution se fera automatiquement mais la possibilité en existe. La cause de cette possibilité en est moins la dimension de la catastrophe, son importance réelle, etc., que la perception que nous en avons. Il n’est pas faux, bien entendu, de dire que d’autres catastrophes de cette sorte ont lieu et ont eu lieu, qui passent ou sont passées inaperçues (par exemple, au large du Nigeria, nous rappelle The Guardian) ; ce n’est pas faux mais c’est inutile. Nous vivons dans le système où nous vivons, ce qui est justement le problème central de la crise, et ce système fait peu de cas du Nigéria (sauf pour le pétrole qu’on peut y pomper) tandis qu’il s’emballe jusqu’à la crise de nerfs dès lors qu’il s’agit des USA. Il est moins temps de s’en lamenter que d’en profiter.
…“En profiter”, c’est-à-dire tout faire pour que cette catastrophe devenue crise aux USA soit suffisamment perçue dans sa dimension dramatique pour qu’elle soit perçue, justement, comme une crise systémique. Tous les facteurs pour instruire un procès du système sont réunis. La dimension politique et philosophique de l’événement devient ainsi évidente, et le système de la communication, qui ne fonctionne qu’à la mesure de l’écho et de la sensation qu’il peut obtenir même lorsque cela se retourne contre le système général dont il est l’enfant, est prêt à répercuter cet aspect de la chose, – il s’y emploie déjà avec zèle. Déjà, on observe l’enchaînement des choses dans le sens de cette crise, avec le corporate power qui se déchire (BP accusant Halliburton et Transocean, ses sous-traitants, d’avoir mal fait leur travail) ; le pouvoir politique qui vacille, avec les attaques contre Obama qui se multiplient ; les accusations de corruption à l’intérieur du système, avec les démissions qui vont avec ; les querelles avec le centre, déjà évidentes, qui iront en s’exacerbant…
L’essentiel est de diriger la perception de la crise vers le cœur du problème, de l’effleurer, de le frôler, de parvenir à y pénétrer, – ce cœur de la crise qui est le mode de développement, l’incrustation dans nos pratiques d’un instinct de mort s’exerçant contre l’équilibre de l’univers. L’essentiel est de faire en sorte que la catastrophe devenue crise s’inscrive dans la série déjà bien longue du système crisique, qui mine impitoyablement notre système. Le “trou noir du Golfe” doit être, aussi bien que la crise de l’euro, dans la filiation de la guerre en Irak et de l’effondrement de Wall Street du 15 septembre 2008. Tout cela est de la même eau, du même monde, de la même pourriture.
Il y a beau temps qu’il est devenu inutile de discuter avec des esprits dont la pensée est alimentée par une psychologie totalement infectée par la maladie de mort qui caractérise cette civilisation. Il importe de guetter l’instant où, dans les catastrophes en série qu’ils provoquent sans jamais en tirer la moindre leçon, y compris pour leurs propres avantages, l’une d’elles sortira des effets qui permettront de mieux armer la critique impitoyable qui doit être portée contre eux et qui influencera décisivement les psychologies. Il importe d’en profiter, sans vergogne ni la moindre hésitation. Ce système pue la mort, il évolue comme une charogne infâme sans autre souci que de survivre pour poursuivre sa besogne. Il mérite une résistance de tous les instants, sans espoir superflu ni illusion, mais en s’acharnant à la nôtre, de besogne.
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