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110117 juillet 2009 — Une “lettre ouverte” de vingt-deux personnalités est-européennes au président Obama fait un certain bruit. Il s’agit d’anciens dirigeants dans leurs pays, – ce qui permet de ne pas trop mouiller les actuelles directions, – avec, parmi eux, quelques vieilles et fameuses pointures, du Lech Walesa recyclé dans la réflexion high-tech au Vaclav Havel des «bombardements humanitaires» sur la Serbie, circa-1999. Le ton est aimable mais ferme, parfois un peu condescendant (après tout, BHO est encore un jeune homme).
La lettre a été publié le 16 juillet 2009 sur le site du journal polonais Gazeta Wyborcza. Elle est longue, détaillée, extrêmement inquiète. Les signataires rappellent qu’ils ont été d’excellents et zélés collaborateurs pour la réorganisation de l’Europe de l’Est en une terre d’influence américaniste; ils craignent qu’avec le temps, les générations qui passent, les difficultés qui s’amoncèlent, Washington perde de son alacrité anti-russe; ils estiment que l’OTAN perd de son vaste crédit, que la crise géorgienne a montré bien des faiblesses dans le soutien qu’ils attendaient de l’OTAN et des USA; ils se demandent avec pessimisme si l’UE est toujours à 125% pro-américaniste, si elle ne serait pas tentée parfois d’envisager un rôle qui lui soit propre…
L’affaire est diversement présentée et commentée, comme un signal d’une certain importance, d’une crainte extrême que les USA sont en train d’abandonner leurs vertueux et zélés alliés de l’Europe de l’Est. (La description de l’allégeance de l’Europe de l’Est aux USA, telle qu’elle est faite dans la lettre, est particulièrement révélatrice et savoureuse. De ce point de vue, tous ces dirigeants se sont jugés, – de la meilleure foi du monde sans le moindre doute, en plus des avantages normaux et également savoureux que cette position leur procura, – comme devant servir à 125% les intérêts des USA puisqu’il s’agissait de la cause de la liberté, et donc des intérêts et de la cause de leurs propres pays. A cette lumière légèrement surréaliste quant à la définition de la vertu en politique, leur inquiétude s’explique et se comprend.)
La lettre a amené diverses présentations. On peut consulter celle de Reuters, du 16 juillet 2009, ou celle du New York Times, de ce 17 juillet 2009. Le NYT, par exemple, nous informe comme ceci: «In the letter, the leaders urged President Obama and his top policy makers to remember their interests as they negotiate with Russia and review plans for missile defense bases in Poland and the Czech Republic. Abandoning the missile defense plan or giving Russia too big a role in it could “undermine the credibility of the United States across the whole region,” the letter said. […] “Our region is one part of the world that Americans have largely stopped worrying about,” the letter said, even though “all is not well either in our region or in the trans-Atlantic relationship.”»
L’article est ponctué par les habituelles analyses et avertissements, venus des “experts” et spécialistes divers, proclamant les habituels lieux communs, sur le ton habituel de retenue et de condescendance. Il n’y a rien de plus convaincant que le conformisme exercé comme on pratique une religion.
«“There is the fear among Central and Eastern Europeans that our interest in keeping the trans-Atlantic bond could be somehow sold out to the relationship with Russia,” Alexandr Vondra, a former minister of foreign affairs for the Czech Republic, said in a telephone interview from Washington. Expressing concerns about the growing weakness of NATO, the leaders said that Mr. Obama’s call at the recent NATO summit for “credible defense plans for all Alliance members was welcome, but not sufficient to allay fears about the Alliance’s defense readiness.” […]
«“The Georgia war exposed that there is a limit to what the United States will or can do to respond to military conflict in the neighborhood,” said Angela E. Stent, who served as the top Russia officer at the United States government’s National Intelligence Council until 2006 and now directs Russian studies at Georgetown University. She added that the intentions of the administration toward its allies were not yet completely clear. “Until now, we’ve heard a Russian policy but not a policy for Russia’s neighborhood,” Ms. Stent said.
»The economic crisis masked these tensions for a while, but the problems never really went away in these countries, where Russia is seen as “a revisionist power pursuing a 19th-century agenda with 21st-century tactics and methods,” according to the letter, and where any warming of relations between Washington and Moscow raises hackles. Mr. Obama’s trip to Moscow last week did nothing to reassure nervous allies in Eastern Europe. “We all understand that a deal must come with Russia, but we do not believe that a deal can be made at the expense of the security interests of the countries of our region or of Georgia and Ukraine,” said Eugeniusz Smolar, senior fellow at the Center for International Relations, a nonprofit, nonpartisan research group in Warsaw.»
Cette lettre rappelle d’autres pratiques, du temps où Bruce P. Jackson était le grand ordonnateur, au nom des néo-conservateurs (et de Lockheed Martin) des mouvements et lettres spontanés de soutien de la New Europe de Rumsfeld à la politique de GW Bush. Mais le temps de BPJ est passé, – ou bien, ne survit-il pas, après tout increvable? Quoi qu’il en soit, la lettre apporte un élément de plus pour ajouter à la confusion qu’a suscitée le sommet de Moscou entre Medvedev (et Poutine) et BHO, la semaine dernière.
A ce propos de l’information des choses, et comme on le lit dans cette lettre, les dirigeants est-européens se plaignent d’être abandonnés par les Américains, ce qui implique notamment et principalement d’être fort mal informés de leurs contacts, – certains diraient: de leurs manigances? – avec les Russes. Cela nous a valu une remarque qui ne manque ni d’intérêt, ni de sel, venue d’une de nos sources proches des milieux institutionnels européens: «C’est vrai que nous-mêmes, dans les institutions européennes, sommes fort mal informés de la situation des relations russo-américaines. Nous supposons avec pas mal de raisons que l’une des causes en est que les Américains ne veulent pas d’interférences des pays de l’Est, très anti-russes, dans leurs rapports avec les Russes. En effet, comme ces pays font partie de l’UE et que les Américains supposent que les informations qu’ils transmettent à l’UE risquent de parvenir à ces pays, eh bien ils ne nous donnent plus grand’chose.» Le sel de la chose, après tout, est bien que, lorsque ces pays d’Europe de l’Est entrèrent dans l’UE, tout le monde se dit que les Américains disposaient désormais de leur cheval de Troie au sein des institutions européennes, et qu’il fallait éventuellement éviter de leur donner certaines informations de crainte qu’on ne les retrouve chez les Américains… Comme le temps passe.
Cette remarque à propos des pays est-européens vaut effectivement, comme on le comprend, pour les institutions européennes. D’une façon générale, les Européens ne savent guère ce qui s’est dit entre Medvedev et Obama. Les hypothèses portent principalement sur l’appréciation rassurante que les Russes et les Américains s’en seraient tenus aux sujets techniques dont il fut question publiquement (principalement, les négociations stratégiques, – les négociations START pour un accord START-2, – et la question du réseau anti-missiles BMDE).
Un autre point de vue, moins rassurant pour les Européens, est, parmi les hypothèses envisagées, celle que Russes et Américains auraient parlé d’autres problèmes, plus vastes, plus “architecturaux”, où les Européens, eux, sont directement impliqués. Il s’agit principalement de la proposition Medvedev pour une nouvelle architecture européenne de sécurité, – dont, nous n'en doutons pas, les deux présidents ont évidemment parlé. C’est justement, – ceci explique cela, – une des préoccupations exprimées par les signataires de la lettre:
«…But there is also nervousness in our capitals. We want to ensure that too narrow an understanding of Western interests does not lead to the wrong concessions to Russia. Today the concern is, for example, that the United States and the major European powers might embrace the Medvedev plan for a “Concert of Powers” to replace the continent's existing, value-based security structure. The danger is that Russia's creeping intimidation and influence-peddling in the region could over time lead to a de facto neutralization of the region. There are differing views within the region when it comes to Moscow's new policies. But there is a shared view that the full engagement of the United States is needed.»
Le fait est que la proposition Medvedev fait son chemin, qu’elle est toujours “sur la table” et qu’elle devrait amener des prises de position de la part de l’Occident. Nous restons très vagues sur ce terme (“l’Occident”) parce que, effectivement, aucune coordination sérieuse n’existe sur cette question, dans tous les cas entre les institutions européennes et les USA. Les sources que nous citons plus haut observent effectivement que Bruxelles ignore absolument tout des positions US sur cette question et réclame à grands cris une «meilleure coordination transatlantique». La remarque en amène une autre, en observant que Bruxelles n’a même pas, aujourd’hui, une réelle “coordination” avec les Etats-membres, notamment ceux qui ont une diplomatie et qui la développent évidemment dans le champ des questions de sécurité européenne. La crainte des signataires de la lettre d’un retour à un “concert des puissances” n’est pas infondée.
…Sauf qu’en fait de “concert”, on parlerait plutôt de “cacophonie”. En effet, ce qui frappe par-dessus tout, et qui est certes mis en évidence par cette lettre exprimant une inquiétude qui paraît grotesque à ceux qui estiment avec bien des raisons que l’Europe est totalement dans l’orbite US, avec les institutions bruxelloises à 150% pro-américanistes et “coordonnées” avec les USA, c’est l’extraordinaire disparité des opinions et des analyses. Le sommet de Moscou a été vu par certains experts russes comme une quasi totale capitulation de Moscou devant le diktat US (voir par exemple cette analyse de Dimitry Souslov, ce 15 juillet 2009, sur Russian Profile) tandis qu’il est vu par les signataires de la lettre comme une quasi totale capitulation de Washington devant le diktat russe. Evidemment, chacun avance aussitôt sa certitude de l’organisation d’un complot chez l’autre, pour nous dissimuler la vérité et nous faire avaler la pilule; le problème est qu’il ne peut y avoir deux complots en sens inverse (pour en rester à la situation la plus simple), ou plusieurs dans tous les sens antagonistes, sur la même question, qui réussissent également. Nous sommes sûrs que chacun est pourtant sûr du complot de l’autre, réussi au mépris de sa propre innocence et contre ses propres intérêts.
D’où notre conclusion, favorite évidemment, du désordre complet, notamment et particulièrement dans la communication et dans l’information, où l’abondance de la matière et la diversité originale des spéculations permettent d’avancer tout et le contraire de tout. Personne n’est maître chez soi, y compris chez les Russes et les Américains, qui ont chacun leurs “durs” qui dénoncent les capitulations diverses. Le “désordre” est ici, également et prioritairement, celui de l’impuissance des dirigeants (plus du côté occidental que du côté russe, sans nul doute) à exprimer des politiques claires, et, encore plus, à les conduire; avec, en complément, l’autre thème qui nous est cher de la puissance des événements forçant effectivement à des politiques que les dirigeants sont impuissants à imposer par eux-mêmes.
Quoi qu’ait fait Obama à Moscou, le doute et le soupçon se sont maintenant imposés à l’esprit de tous les amis pro-américanistes de l’Europe de l’Est. Pour les dissiper, il faudrait bien des choses de la part des USA, à commencer par le déploiement séance-tenante des anti-missiles dont ils ne disposent pas encore et le rejet inconditionnel et abrupt de la proposition Medvedev pour une nouvelle architecture de sécurité en Europe. Encore jugerait-on qu’il y a anguille sous roche et que ces actes un peu “trop beaux pour être vrais” dissimulent des manœuvres tordues.
Restent donc les choses telles qu’elles se sont produites. Les amis de l’Est, qui se plaignent de l’inconstance américaniste, sont prompts à rappeler l’absolue immobilité opérationnelle de l’OTAN lors de la crise géorgienne. Ils en font le signe d’une politique de faiblesse et d’apeasment alors que c’est le signe d’une faiblesse structurelle avérée, militaire dans ce cas, traduisant une faiblesse générale manifestée par diverses crises; la politique n’est que l’effet de la chose, et nullement sa source. C’est là la situation de la puissance occidentaliste, US compris et US surtout, et la crise 9/15 a constitué évidemment la cerise sur le gâteau. Quelles que soient les intentions et les manigances des uns et des autres, les USA n’ont plus les moyens d’une “politique de l’idéologie et de l’instinct” contre les Russes, et les principaux pays européens (France et Allemagne) ne veulent pas en entendre parler. Ces constats fort peu originaux, qui ne figurent pas dans les complots, nous signifient pourtant que la messe est dite pour la situation européenne. Nous avons donc le choix entre l’immobilisme et la paralysie, avec dégradation continue de la situation et perte de contrôle sans rien régler du fond, et la recherche d’une entente bon gré mal gré avec les Russes.
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