Le vrai “choc de civilisation”

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 2006

Le vrai “choc de civilisation”

C’est Bob Dylan qui rendit célèbre les paroles With God on Our Side, titre de sa de 1964, d’ailleurs contestée au titre d’une accusation de plagiat. On croirait d’abord évoquer une chanson de marche, nordiste de préférence, de la Guerre de Sécession (mais The Battle Hymn of the Republic nous donne des paroles approchantes...). Cela, pour dire que l’Amérique a souvent posé comme une évidence de la vérité du monde que “Dieu est à ses côtés”, – ou bien faut-il dire  : “était” ? Grave question, venue sous la plume de Patrick J. Buchanan, le 5 avril 2014, sur UNZ.com : «Whose Side Is God on Now?» Buchanan s’est déjà signalé récemment par un article dont nous avons parlé le 18 décembre 2013, s’interrogeant pour savoir si “Poutine est l’un des nôtres” (entendant : nous autres, conservateurs classiques, ou “paléoconservateurs” américanistes/américains). Aujourd’hui, Buchanan se demande, d’une façon plus tranchée encore, plus décisive, si Dieu, que les Américains avaient l’habitude d’avoir à leur côté, n’est pas passé du côté des Russes ... «In the new war of beliefs, Putin is saying, it is Russia that is on God’s side. The West is Gomorrah.»

Le texte de Buchanan a un fort accent religieux, comme on le trouve souvent dans nombre de textes aux USA, sur cette sorte de problèmes pourtant plus largement culturels que strictement religieux. Effectivement, il faut se détacher de cet aspect religieux et lire ce texte selon un thème culturel fondamental. Ce n’est pas une nouvelle guerre de religion avec une curieuse inversion des positions (par rapport à l’ère du communisme), mais bien un texte sur l’affrontement culturel fondamental, d’essence civilisationnel. En fait, le mot est tentant : il s’agit bien d’un texte sur ce qui serait un “choc de civilisation”, pour paraphraser la formule de Samuel Huntington qui, elle aussi, et plus encore que Buchanan, s’enfermait complaisamment dans les références religieuses ; par conséquent, non pas “le choc des civilisations” (entre deux civilisations, comme voulait l’entendre Huntington), mais un “choc dans une (notre) civilisation” (c’est-à-dire sur le sens de la civilisation). Alors, c’est le plus grand “choc de civilisation” qui se puisse concevoir, à l’intérieur de ce qui est devenu la “civilisation” globale, ou civilisation de la globalisation, loin des analyses complaisantes conduisant à opposer, par exemple, le christianisme à l’islam. Ce “choc de civilisation” se fait entre ceux qui continue à avancer que notre civilisation est l’ultime “civilisation”, la “civilisation achevée” du triomphe du sapiens ayant pris son destin en mains ; et, d’autre part, ceux qui dénoncent cette “civilisation” comme perverse, faussaire, etc. (Dans ce camp des antis, effectivement, on trouve divers courants parfois très différents sinon étrangers, des courants purement religieux à d’autres beaucoup plus larges et sans référence religieuse, de même que celui que nous définissons par la vision que notre “civilisation” est devenue une “contre-civilisation” en constante radicalisation en développant des traits objectivement hostiles au concept de civilisation.)

Il est caractéristique que Buchanan, ancien speechwriter de Nixon, évidemment anticommuniste comme l’est naturellement un républicain de cette trempe, se soit retrouvé, lors des événements d’Ukraine et de Crimée, au début clairement neutre et implicitement hostile à la politique d’engagement de l’administration Obama et, finalement, comme le montre son texte, clairement du côté de Poutine. Il n’est aucunement question d’argument géopolitique, ni même politique, ni même idéologique à la limite... Ce qui intéresse Buchanan chez Poutine, qu’il avait déjà relevé en décembre dernier, c’est la forme de l’argumentation dans cette crise d’Ukraine/Crimée ...

«In his Kremlin defense of Russia’s annexation of Crimea, Vladimir Putin, even before he began listing the battles where Russian blood had been shed on Crimean soil, spoke of an older deeper bond. Crimea, said Putin, “is the location of ancient Khersones, where Prince Vladimir was baptized. His spiritual feat of adopting Orthodoxy predetermined the overall basis of the culture, civilization and human values that unite the peoples of Russia, Ukraine and Belarus.”

»Russia is a Christian country, Putin was saying.

»This speech recalls last December’s address where the former KGB chief spoke of Russia as standing against a decadent West: “Many Euro-Atlantic countries have moved away from their roots, including Christian values. Policies are being pursued that place on the same level a multi-child family and a same-sex partnership, a faith in God and a belief in Satan. This is the path to degradation.” Heard any Western leader, say, Barack Obama, talk like that lately?

»Indicting the “Bolsheviks” who gave away Crimea to Ukraine, Putin declared, “May God judge them.”»

Sur la fin de son propos, Buchanan s’affirme plus précisément selon le jugement que la Russie devient la puissance destinée à diriger la bataille contre l’Occident perçue d’un point de vue culturel et sociétal comme le foyer de toutes les tensions déstructurantes et dissolvantes. Le point de vue reste fortement teintée de religiosité mais n’en prétend pas moins à un certain “universalisme”, une “globalisation de l’anti-globalisation” dans le sens de s’opposer globalement à des tendances globalisantes perverses et qui suscitent des tensions très fortes sinon irrésistibles de reclassement, comme nous observions le 31 décembre 2013. Buchanan encore :

«Author Masha Gessen, who has written a book on Putin, says of his last two years, “Russia is remaking itself as the leader of the anti-Western world.” But the war to be waged with the West is not with rockets. It is a cultural, social, moral war where Russia’s role, in Putin’s words, is to “prevent movement backward and downward, into chaotic darkness and a return to a primitive state.” Would that be the “chaotic darkness” and “primitive state” of mankind, before the Light came into the world?

»This writer was startled to read in the Jan-Feb. newsletter from the social conservative World Council of Families in Rockford, Ill., that, of the “ten best trends” in the world in 2013, number one was “Russia Emerges as Pro-Family Leader.” [...] “While the other super-powers march to a pagan world-view,” writes WCF’s Allan Carlson, “Russia is defending Judeo-Christian values. During the Soviet era, Western communists flocked to Moscow. This year, World Congress of Families VII will be held in Moscow, Sept. 10-12.”

»Will Vladimir Putin give the keynote? In the new ideological Cold War, whose side is God on now?

Dans le texte précédent en référence de Buchanan, la question était de savoir si “Poutine était l’un des nôtres” ; aujourd’hui, la question est traitée de façon à envisager que le déplacement se fait non plus de la Russie vers les principes conservateurs affirmés en Occident mais avec la Russie comme centre vers lequel convergent ces principes. Dans le texte référencé ci-dessus, Buchanan cite le World Congress of Familly (WCF), organisation fondée et basée aux USA, qui va organiser son congrès mondial à Moscou les 12-14 septembre prochain. Nous signalions cette prise de position du WCF le 7 septembre 2013 dans ces termes :

»...Ainsi, lorsque des groupes conservateurs US prônant les valeurs familiales et dénonçant la politique-Système officielle (US et du bloc BAO) vis-à-vis de la question des homosexuels considérée d’un point de vue “communautariste” déstructurant cherchent des soutiens, ils en viennent à se référer à la Russie comme “base de référence traditionnaliste” pour leurs conceptions ; pourtant et pour faire mesurer le changement des positions, on doit avoir à l'esprit que “la tradition” politique de ces groupes est l'anticommunisme viscéral, et donc une position antirusse qui ne l'était pas moins. (Ainsi la Russie se sort-elle du piège de la référence à la Guerre froide.) On peut voir une analyse de ce phénomène dans RIA Novosti le 2 août 2013 :

»“‘Russia could be a great ally for conservatives, on issues like defending the family, abortions, even strengthening marriage and promoting more children,’ said Larry Jacobs, managing director the World Congress of Families, an Illinois-based organization that promotes traditional family values in the US and abroad, in an interview with RIA Novosti. Next year the group plans to hold its eighth annual International Congress in Moscow, a move Jacobs said was “absolutely” an indication of support for Russia’s growing conservative stance on a number of social issues...”

»La Russie a hérité par la force des choses et par les arrangements que les soubresauts du Système imposent, d’une place centrale de type antiSystème. C’est ce qui fait d’elle, inévitablement, l’ennemi principal des USA en tant que représentation opérationnelle du Système. La Russie ne peut échapper à ce destin, qui est inextricablement imbriqué dans le déroulement général des événements. Elle ne peut continuer à penser sa politique en termes de référence nationale puisqu’elle est partie prenante d’un affrontement collectif dont la puissance la dépasse et auquel elle ne peut échapper. Réalisme pour réalisme, elle doit s’adapter à cette situation.»

Cela était écrit quelques jours avant le dénouement soudain de la crise syrienne, qui semblait alors rassembler les USA et la Russie dans une bataille commune, avec l’intervention de Poutine le 11 septembre (voir le 12 septembre 2013) avec l’idée de l’élimination de l’armement chimique syrien sauvant Obama, lancé dans le projet absurde d’une attaque contre la Syrie, d’une défaite certaine devant le Congrès, d’une humiliation et d’une perte de crédit sans retour à Washington, voire d’une mise en cause de son régime à Washington. A ce moment, l’“alliance” USA-Russie semblait à nouveau aller vers un zénith, pour permettre une coopération politique active, notamment pour le dénouement équilibré de la crise syrienne et d’autres perspectives de coopération. Personne ne songeait alors à l’Ukraine, qui ne présentait pas le moindre intérêt pour les perspectives politiques établies, – personne sauf, bien entendu, les divers groupes, centres d’influence, personnalités, etc. (CIA, USAID, NED, lobbies divers et PR de K Street à Washington, groupes neocon, groupe Soros, etc.), poursuivant à leur rythme leurs habituelles activités de déstabilisation “en pilote automatique” – en Ukraine et ailleurs... Autour de six mois plus tard, le même sentiment du WCF décrit ci-dessus se retrouve avancé, propulsé, transmuté par des comparaisons et des analogies symboliques inimaginables, qui constituaient encore il y a trois ou quatre ans, dans ces milieux ultra-conservateurs, de véritables anathèmes symboliquement représentée par la citation de Buchanan d'un texte du WCF : “La Russie défend les valeurs judéo-chrétiennes. Durant l’époque soviétique, les communistes occidentaux se précipitaient à Moscou. Cette année, le World Congress of Falmilies se tiendra à Moscou, les 10-12 septembre.” Et Buchanan de lancer, plaisantant à peine : “Vladimir Poutine donnera-t-il le discours inaugural du Congrès ?”, – effectivement, à peine une plaisanterie, car il est effectivement très possible que l’on voit Poutine, président de Russie et ex-officier du KGB, inaugurer de la sorte un congrès ultra-conservateur et anticommuniste d’une organisation US de cette importance.

Certes, il est extrêmement difficile de s’extraire des connotations religieuses qui sont nécessairement de type cléricalisme-anticléricalisme, des étiquettes idéologiques les plus sommaires et les plus radicales possibles, des slogans toujours très courts et servant à offrir une pensée toute faite confortablement installée dans les stéréotypes de deux à trois siècles de conformismes idéologiques (de droite et de gauche, extrême ou pas, etc.). Il faut pourtant savoir qu’en cédant à tout cela, on contribue à la perpétuation d’une dynamique de puissance, ou de déstructuration-dissolution (voir notre formule dd&e) dont les effets et les conséquences se décomptent dans la description du monde dans le processus de destruction accélérée où il se trouve, toutes religions et étiquettes idéologiques confondues, sous l’empire totalitaire du Système.

Le déclassement des anciens rangements, avec les emprisonnements historiques qui les accompagnent et qui sont ainsi réduits à néant, permet de passer à une logique “Système versus antiSystème” qui établit une pensée animée d’une structure intellectuelle d’une force considérable, ainsi capable de nourrir toutes les audaces conceptuelles sans jamais perdre son axe fondateur. La formule surannée et accrocheuse du “Choc des civilisations”, dont le caractère carcéral pour la pensée est évident en vous enrôlant nécessairement sous une bannière ou l’autre, est réduite à néant par la formule du “choc de civilisation”, impliquant que c’est toute notre civilisation, c’est-à-dire tout le Système dans son hermétisme, c’est-à-dire toute notre histoire présente puisque tous ces concepts renvoient à la même globalisation niveleuse, sont parcourues d’un choc interne d’une puissance inouïe, d’une déchirure catastrophique et pourtant nécessaire qui s’effectue en lançant des effets dans tous les sens et de toutes les façons. Les étiquettes valsent, les idéologies sont réduites en lambeaux, les religions elles-mêmes sont confrontées à leurs contradictions internes et les forces antireligieuses à leur absence complète de substitut spirituel à ce qu’elles acharnent à détruire. Toutes les dynamiques et les forces en présence sont soumises à des remises en cause d’elles-mêmes par elles-mêmes, y compris et surtout les forces de déstructuration-dissolution-entropisation semblant jusqu’alors intouchables comme credo postmoderne mais qui ne peuvent échapper à cette fièvre de remises en cause qu’elles imposaient au reste comme un courant irrésistible et irréversible, et à laquelle elles seront, à laquelle elles sont désormais obligées de se soumettre à elles-mêmes à cause du caractère universel de ces dynamiques et de ces forces tourbillonnantes dont l’origine dépasse évidemment les manigances et les calculs des sapiens inspirés par le Système. La crise ukrainienne, en éclatant au cœur du monde chrétien, a permis cela, se haussant ainsi en valeur qualitative au-dessus des crises précédentes du monde arabe et du Moyen-Orient.

Face à cet imbroglio effectivement tourbillonnaire, les explications parcellaires sont d’un intérêt restreint, même lorsqu'elles sont justes. L’influence dominante est celle de forces supérieures, d’origine et de facture extrahumaines, qui forcent les uns et les autres à des positions et à des politiques inattendues et qu’ils n’ont pas voulues. Même si l’on peut écrire justement que “depuis deux ans, la Russie est en train de se transmuter en une force anti-occidentale”, – ce qu’il faut d’ailleurs aussitôt transmuter en “force antiSystème”, signifiant que des fractions non négligeables des opinions qui comptent dans le bloc BAO viendront s’adjoindre à la Russie, – on comprend bien que ce n’est certainement pas Poutine qui l’a voulu ainsi. Cet homme a travaillé pour une position centriste où la Russie aurait pu trouver un champ qu’il estimait fructueux de coopération avec les USA. Il obtient exactement l’inverse, et nullement en fonction de sa propre politique, de ses propres manœuvres mais parce que les forces supérieures dont nous parlons l’ont irrésistiblement entraîné dans cette voie. La bonne chose est qu’il y excelle, même si ce n’est pas la voie idéale qu’il avait rêvée. La chose essentielle est que cette orientation introduit irrésistiblement, comme le montre à sa façon le texte de Buchanan, le facteur spirituel, qui est le facteur dont tout le reste dépend, au cœur de cet événement du “choc de civilisation”.


Mis en ligne le 7 avril 2014 à 04H29