Les audaces mesurées mais révélatrices du Spiegel

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Les audaces mesurées mais révélatrices du Spiegel

Les Allemands, gens de cette grande puissance européenne et alliée fidèlement alignée sur leurs “libérateurs” US, sont aujourd’hui confrontés à de bien pénibles obligations qui les mettent dans des postures contradictoires à laquelle leur rigueur de comportement ne les a pas habitués. Un signe convaincant de cette situation délicate se trouve dans le long article, signé de son équipe éditoriale, où le Spiegel passe en revue, souvent sans complaisance, les divers avatars et péripéties des multiples alarmes américano-ukrainiennes sur les très, très nombreuses invasions russes de l’Ukraine, qui continuent plus que jamais depuis Minsk2. A lire la chose, on est pris d’un vertige : l’invasion de l’Ukraine est-elle devenue le sport national, avec championnat intensif à un rythme échevelé, de la Russie évidemment poutinienne ? Les Allemands se demandent donc, pour se fixer plus précisément sur le courant de l’actualité qui les préoccupe beaucoup, s’il n’y aurait pas une certaine attitude, disons d’intentionnalité, de la part des USA, pour saboter Minsk2, – non ? Qu’en pensez-vous ?

Ne nous attardons pas aux réponses, qui n’ont guère d’intérêt dans les circonstances présente, – du moins pour nous, chez qui la fonction d’enfonceur de portes ouvertes n’a qu’un charme limité. Ce qui est intéressant, voire charmant, c’est de lire dans les colonnes du Spiegel, la reprise de toutes les alarmes, alertes, incohérences, contradictions, etc., qui émaillent les avertissements toujours plus dramatiques et apocalyptiques venus des USA, particulièrement de leurs militaires, particulièrement de leurs militaires OTAN, particulièrement, – enfin, du SACEUR soi-même, le général Breedlove.

Surtout, répétons-le pour donner la dimension politique pressante de la chose, les Allemands ne peuvent pas ne pas remarquer que l’intensité des alarmes et des évaluations accusatrices contre les “invasions” russes s’est poursuivie à un très bon rythme malgré Minsk2, – ou peut-être à cause de Minsk2. (D’autres généraux US que le seul Breedlove cité plus haut sont dans la même dynamique extrêmement accusatrice des Russes, comme on le voit avec le général Hodges, plus loin dans ce texte ; ils sont même dans une dynamique accusatrice des Allemands, comme le même Hodges, qui fustige les équipements allemands [hélicoptères, avions de combat] pour n’être pas assez préparés aux combats futurs contre les futurs envahisseurs, menaçant l’Alliance atlantique elle-même, dito notre précieuse civilisation.) Il est assuré qu’un tel réquisitoire portant sur les faits, – ou les non-faits, si l’on veut, – avec abondantes citations du BND allemand (services de renseignement) pour pondérer ou démentir les affirmations des militaires américanistes, signifie que l’article du Spiegel a une intention politique évidente, et qui plus est avec une certaine caution officielle car l’on ne cite pas aussi abondamment le BND sans avoir pris ses précautions, ou en avoir reçu l’incitation. Selon la manière allemande, l’article ne va pas jusqu’au bout de son acte d’accusation en tirant les conclusions politiques évidentes d’une démarche US déterminée pour saboter la politique ukrainienne de l’Allemagne (et de la France) ; il ménage également le président Obama en lui prêtant une position moyenne sinon de restriction des éléments les plus hardies de son équipe, voire même d’isolement («Indeed, US President Barack Obama seems almost isolated») – supputation audacieuse mais toujours la marque de cette même prudence classique pour le cas allemand (et européen en général, certes), – même si elle reflète peut-être, d’ailleurs, une part de vérité... Compte tenu de cette inévitable pondération, ou prudence disciplinée si l’on veut, l’article ne peut être vu autrement que comme un sévère quoique discret avertissement de la direction politique allemande à ses grands alliés et protecteurs US. Cela ne changera rien à la politique US, évidemment, mais cela fixe bien pour notre compte l’état d’esprit allemand dans une partie dont l’Allemagne ne peut se défausser en aucune façon, au contraire de ses habitudes arrangeantes, parce que la proximité de la crise et de ses implications extrêmement grave possibles le lui interdit absolument...

Quoi qu’il en soit de la partie politique, la description des agitations des chefs militaires US est en soi un document intéressant, – souligné par des remarques très précises et peu amènes («The German government, meanwhile, is doing what it can to influence Breedlove. Sources in Berlin say that conversations to this end have taken place in recent weeks. But there are many at NATO headquarters in Brussels who are likewise concerned about Breedlove's statements.») Ainsi suivons-nous pendant une bonne partie de l’article le général Breedlove jongler avec les mêmes “invasions”, où le nombre des chars varie d’heure en heure, et selon le lieu où Breedlove les annonce triomphalement, où ils apparaissent brusquement pour disparaître bientôt comme s’ils n’avaient jamais existé (est-ce possible ?) puisque l’on parle d’autre chose, que c’est le congé du week-end et que finalement tout continue comme avant.

(On remarquera que la saga des chars et des invasions russes de l’Ukraine [36 en 9 mois, répertoriées le 15 novembre 2014] est originellement une sorte de méthodologie américaniste. Le sénateur McCarthy utilisa en 1952 la même méthode pour lancer sa belle carrière de “lanceur d’alerte”-contre-les-rouges-infiltrés-au-département-d’État, – autre sorte d’invasions à répétition. C’est ainsi qu’il fit varier poétiquement le nombre d’agents identifiés par lui, comme Breedlove pour les chars, de cette façon que rapporte le Wikipédia consacré au fameux sénateur  : «Les paroles prononcées par McCarthy ne furent pas enregistrées de façon fiable, la présence des médias étant minimale, et sont donc sujettes à débat. Il est généralement admis qu'il exhiba une feuille de papier qu'il prétendit être une liste de communistes notoires travaillant au Département d'État. McCarthy aurait notamment déclaré : “Je tiens là une liste de 205 personnes dont le Secrétaire d'État sait qu'ils sont affiliés au Parti Communiste et qui sont néanmoins en poste et façonnent la politique du Département d'État.” McCarthy déclara par ailleurs qu'il faisait allusion à 57 “communistes notoires”, le nombre de 205 faisait référence au nombre de personnes travaillant au Département d'État et qui pour une raison ou une autre n'auraient pas dû être en poste. [...] La réaction des médias étonna McCarthy lui-même, l'amenant à réviser ses accusations et ses chiffres dans les jours qui suivirent, un mouvement qui allait devenir sa marque de fabrique. À Salt Lake City, quelques jours plus tard, il mentionna un chiffre de 57, puis au Sénat, le 20 février, le chiffre de 81; il donna un discours marathon détaillant chacun des cas, les preuves étant pour la plupart ténues ou inexistantes, mais l'effet du discours fut néanmoins considérable...»)

Ramassées de la sorte, les aventures de Tintin-Breedlove ont quelque chose de très surréaliste, une sorte de numéro de jonglerie, mi-cirque, mi-test psychiatrique, mi-divertissement de récréation, mi-comptine pour enfants bien sages (les fameux “quatre-tiers” du César de Pagnol). D’une façon assez intéressante, au terme de ces considérations diverses, le Spiegel s’est adressé à Breedlove et lui a demandé pourquoi ses versions variaient en tous sens de cette façon si attachante. Breedlove a répondu et cette réponse est aussi intéressante et distrayante que les variations de ses évaluations. (Publié dans le Spiegel du 8 mars et repris en anglais par Russia Insider le même 8 mars 2015.)

«But it is the tone of Breedlove's announcements that makes Berlin uneasy. False claims and exaggerated accounts, warned a top German official during a recent meeting on Ukraine, have put NATO -- and by extension, the entire West -- in danger of losing its credibility.

»There are plenty of examples. Just over three weeks ago, during the cease-fire talks in Minsk, the Ukrainian military warned that the Russians -- even as the diplomatic marathon was ongoing -- had moved 50 tanks and dozens of rockets across the border into Luhansk. Just one day earlier, US Lieutenant General Ben Hodges had announced "direct Russian military intervention." Senior officials in Berlin immediately asked the BND for an assessment, but the intelligence agency's satellite images showed just a few armored vehicles. Even those American intelligence officials who supply the BND with daily situation reports were much more reserved about the incident than Hodges was in his public statements. One intelligence agent says it “remains a riddle until today” how the general reached his conclusions. “The German intelligence services generally appraise the threat level much more cautiously than the Americans do,” an international military expert in Kiev confirmed.

»At the beginning of the crisis, General Breedlove announced that the Russians had assembled 40,000 troops on the Ukrainian border and warned that an invasion could take place at any moment. The situation, he said, was "incredibly concerning." But intelligence officials from NATO member states had already excluded the possibility of a Russian invasion. They believed that neither the composition nor the equipment of the troops was consistent with an imminent invasion. The experts contradicted Breedlove's view in almost every respect. There weren't 40,000 soldiers on the border, they believed, rather there were much less than 30,000 and perhaps even fewer than 20,000. Furthermore, most of the military equipment had not been brought to the border for a possible invasion, but had already been there prior to the beginning of the conflict. Furthermore, there was no evidence of logistical preparation for an invasion, such as a field headquarters.

»Breedlove, though, repeatedly made inexact, contradictory or even flat-out inaccurate statements. On Nov. 18, 2014, he told the German newspaper Frankfurter Allgemeine Zeitung that there were “regular Russian army units in eastern Ukraine.” One day later, he told the website of the German newsmagazine Stern that they weren't fighting units, but “mostly trainers and advisors.” He initially said there were “between 250 and 300” of them, and then “between 300 and 500.” For a time, NATO was even saying there were 1,000 of them.

»The fact that NATO has no intelligence agency of its own plays into Breedlove's hands. The alliance relies on intelligence gathered by agents from the US, Britain, Germany and other member states. As such, SACEUR has a wide range of information to choose from. On Nov. 12, during a visit to Sofia, Bulgaria, Breedlove reported that “we have seen columns of Russian equipment -- primarily Russian tanks, Russian artillery, Russian air defense systems and Russian combat troops -- entering into Ukraine.” It was, he noted, “the same thing that OSCE is reporting.” But the OSCE had only observed military convoys within eastern Ukraine. OSCE observers had said nothing about troops marching in from Russia.

»Breedlove sees no reason to revise his approach. “I stand by all the public statements I have made during the Ukraine crisis,” he wrote to Spiegel in response to a request for a statement accompanied by a list of his controversial claims. He wrote that it was to be expected that assessments of NATO's intelligence center, which receives information from all 33 alliance members in addition to partner states, doesn't always match assessments made by individual nations. “It is normal that not everyone agrees with the assessments that I provide,” he wrote. He says that NATO's strategy is to “release clear, accurate and timely information regarding ongoing events.” He also wrote that: “As an alliance based on the fundamental values of freedom and democracy, our response to propaganda cannot be more propaganda. It can only be the truth.”»

...On s’arrête à ce point pour observer que ces dernières remarques sont totalement faussaires, pour qui connaît le fonctionnement de l’OTAN. La farce de l’OTAN faisant ses évaluations en fonction des renseignements venus des SR de ses 33 membres (on assimile maintenant les membres effectifs et les membres associés !), et donc avec des variations considérables, cette farce est un non-sens qui devrait ridiculiser ses auteurs et aussi bien toute la caste militaire telle qu’elle est devenue, telle un rassemblement de perroquets donnant chacun sa version de la narrative pour mieux complaire au déterminisme-narrativiste. Durant la Guerre froide, alors que les choses étaient sérieuses, les chefs militaires et les dirigeants politiques, malgré tous les défauts courants des employés-Système, avec au moins la stature d’être autre chose que des irresponsables complètement encalminés dans leurs tendance irrépressible du désordre faussaire, l’OTAN n’avait qu’une seule évaluation des forces ennemis, qu’elles soient déployées au repos ou actives dans des invasions (Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968), et elle venait évidemment du Pentagone, avec la confirmation des opérationnels, – la flotte d’AWACS de l'OTAN à partir de la fin des années 1970, ou les satellites et avions de reconnaissance, tout cela sous contrôle intégré des USA. On ne dit pas que l’évaluation n’était pas outrancière ou alarmiste, mais cette évaluation portait sur les intentions, sur la stratégie, sur la politique militaire du Pacte de Varsovie, alors que la force brute (les effectifs) et les déploiements étaient précisément répertoriés et ne prêtaient pas le flanc à cette ridicule course aux affirmations pseudo-factuelles complètement fantaisistes.

Par conséquent et dans ce climat, Breedlove a un comportement d’un général qui aurait comme doctrine celle de l’évaluation type-Marx Brothers, avec une dialectique étoilée absolument clownesque ... Bien sûr, il n’est pas le seul, la chose est complètement généralisée, et tout cela de sources du renseignement et du tombereau d’experts-Système qui vont bien. Les arguments sont ceux de la foi passée à la moulinette du Système.

• Voici, comme annoncé plus haut, le général Hodges, commandant les forces terrestres US (US Army) en Europe, le 3 mars 2015 à Berlin (voir le Daily Telegraph le 4 mars 2015, avec pour corser le menu une tête d’un Poutine furieux et menaçant écrasant l’article de l’incitation impérative à en comprendre le sens, – vraiment des procédés grossièrement enfantins, situant le niveau du journalisme concerné). Hodges affirme la présence de troupes russes en Ukraine (mazette, 12.000) simplement sur la foi superbe et pesante de sa parole, sans l’aide inélégante et grossière d’une preuve ou l’autre, photos, vidéo, etc., – d’autant qu’en général lorsqu’il s’agit de photos, ce sont celles des chars russes en Géorgie en 2008 qu’on vous balance : «Gen Hodges accused Russia of having 12,000 troops inside eastern Ukraine», traduit le Telegraph, qui ajoute cette formule de Hodges pour nous convaincre, qui ressemble à une sorte de “veni, vidi, vici” en forme de mouvement perpétuel de la communication : «“If you don’t believe Russia is directly involved in Ukraine now, you’ll never believe it. You don’t want to believe it,” he said.» (“C’est le moment ou jamais les gars : si vous ne croyez pas qu’il y a des Russes en Ukraine alors que je vous le dis, vous n’y croirez jamais, et c’est bien parce que vous ne voulez pas y croire que vous n’y croirez jamais...” Ouf et dont acte.)

... Technique qui renvoie à Jennifer Psaki, alors encore au département d’État, dont nous disions, le 14 février 2015, après avoir donné la transcription d’un briefing pour la presse accréditée où elle affirmait qu’il y avait des troupes russes en Ukraine : «... Et l’on admirera la chute, – “Jen, ... dire ‘nous disons tous la même chose’ n’est pas une preuve. Vous dites tous la même chose, vous êtes tous dans ... le même camp” / “Eh bien, je vous renverrais à ce que disait le premier ministre ukrainien quand il a offert ... ses lunettes à des collègues russes pour qu’ils puissent voir ce qui se passait vraiment en Ukraine.” Il y a un extraordinaire automatisme de la porte-parole Psaki, une sorte de vertu de l’automatisme, à répéter l’argument-massue de la narrative, qui est “ce que je dis est une preuve suffisante parce que ce que je dis est vrai, et puisque ce que je dis est vrai c’est bien que c’est une preuve suffisante...”, jusqu’à conseiller de porter les lunettes magiques de Iatseniouk qui permettraient même à un Russe de distinguer enfin la réalité de l’Ukraine.»

Ces diverses scènes du type “Bouvard & Pécuchet à Washington” que documente largement l’article du Spiegel tendent à montrer que l’aspect fondamental de l’évaluation de la situation, comme celle des intentions militaires et donc politiques des Russes, est aujourd’hui laissé à la plus complète absence de rigueur, d’intérêt pour les faits et les vérités de situation, pour ne plus répondre qu’aux injonctions de la dynamique du système de la communication utilisé sans la moindre retenue pour construire et renforcer continuellement la même narrative, et suivre sa logique terrifiante d’une façon aveugle (déterminisme-narrativiste). La phrase que le commentateur US Walter Boardman faisait à propos de l’attitude du Congrès US juste après l’accord Minsk2 du 12 février vaut pour les chefs militaires US gracieusement affectés à l’OTAN («Je ne pense pas que ce cessez-le-feu aura beaucoup d’effet sur ce que vont faire les gens au Congrès. Nous avons un Congrès républicain maintenant et il est déterminé à faire ce qui lui plaît, et la réalité n’est pas un facteur important»).

De ce point de vue, l’article du Spiegel, outre de faire sentir l’extrême préoccupation et le raidissement allemands, a le mérite de montrer que la dynamique de la communication tirée par le déterminisme-narrativiste est en train d’atteindre les limites de sa surpuissance dans le domaine vital de la description de l’art compulsif et absolument répétitif de l’invasion russe de l’Ukraine. Le ridicule des perroquets galonnés fait penser que la surpuissance de cette dynamique de la communication commence à flirter avec sa pente autodestructrice. Bref, ils commencent à nous fatiguer très sérieusement, et eux-mêmes, d’ailleurs, ne vont pas tarder à devoir être évacués sur l’arrière, dans tel ou tel asile charitable, pour soigner leur PTSD, ou PostTraumatic StressDisorder, dont tant de soldats du bloc BAO engagés dans nos vaillantes croisades sont les victimes ... Ainsi auront-ils créé une nouvelle catégorie d’affection due aux combats guerriers : le PTSD de la guerre de la communication, la fameuse “guerre asymétrique” emmenée dans la marche pompeuse et frénétique des folies du déterminisme-narrativiste.

 

Mis en ligne le 9 mars 2015 à 08H41